Le programme de philosophie en première année comporte 5 domaines :
La métaphysique La politique, le droit La morale La science L’art, la technique Les sciences humaines : homme, langage, société.
Bibliographie commune. Lisez une œuvre de votre choix.
Platon, Ion Platon, Ménon Aristote, Ethique à Nicomaque (livre I, ou II, ou VI) Descartes, Méditations métaphysiques Descartes, Lettre à Elisabeth du 21 juillet au 6 octobre 1645 Hobbes, Léviathan, chapitres 13 à 21 Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes Rousseau, Du contrat social Kant, Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs Kant, Critique de la faculté de juger (« Analytique du beau ») Nietzsche, Généalogie de la morale Bergson, L’Energie spirituelle (« La conscience et la vie » / « L’âme et le corps »). Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique Arendt, Condition de l’homme moderne Chalmers, Qu’est-ce que la science ?
2ème année
Programme : La science (2026)
Laurent Cournarie Emmanuel Lacoue-Labarthe Pierre Landou
ENSEIGNEMENT DE SPECIALITE THEME ET LITTERATURE CIVILISATION ET PRESSE
1. EPREUVE ECRITE DE THEME Il s’agit de l’épreuve de spécialité (appelée aussi option). Elle suppose un travail approfondi qui a été entrepris en première année. Il faut poursuivre nos efforts et même les redoubler pour préparer au mieux cette épreuve en gagnant en efficacité. (Coefficient 2). La finalité consiste à permettre de faire le point sur les compétences linguistiques des candidats dans l’une et l’autre langue, « linguistique » étant entendu dans son sens le plus large : depuis la simple exactitude lexicale jusqu’à l’appréhension socio-linguistique et stylistique du texte-source, en passant naturellement par l’indispensable maîtrise de la morphosyntaxe de la langue castillane. L’épreuve de thème est le reflet d’une longue et complexe préparation, à laquelle concourt tout ce qui touche à la langue-cible des candidats : exercices académiques, explications de texte, écrites et orales, dissertations, exposés, etc…L’expression authentique est évidemment privilégiée par rapport à la « langue de bois »… Les lectures et contacts personnels avec une langue authentique ainsi que l’utilisation des nouvelles technologies mettent à la portée de tous les étudiants journaux, films, romans, émissions de télévision et de radio. « Tout est bon pour appréhender et faire sien ce monde protéiforme qu’est une langue vivante, la langue castillane dans notre cas ». (ENS Lyon, rapport de jury 2005). La première condition de notre travail passe par une connaissance solide de la grammaire de base et des conjugaisons en particulier. Par ailleurs il faut absolument « acquérir »du vocabulaire et ne pas cesser d’en apprendre. Pour cela il faut lire de tout ! Lire et noter les mots et expressions. Ce travail personnel et quotidien est indispensable. Le moment des vacances est idéal pour l’amorcer.
Dictionnaires : Clave,Diccionario de uso del español actual.Ediciones SM ,2006 ISBN : 84-675-0921-X Excellent dictionnaire. Le seul autorisé pour l’épreuve de commentaire et de version. Il est donc obligatoire. Larousse Grand dictionnaire français-espagnol, espagnol-français, 420.000 traductions, 2007. Ouvrage indispensable. María Moliner, Diccionario de uso del español , Gredos, 1966(4èmeédition réactualisée en 2012). Une référence. Dictionnaire disponible au CDI. Diccionario de la Real Academia de la Lengua Española (DRAE), Espasa Calpe, 1992 édition de poche en deux volumes. Utile dans la mesure où il ne se cantonne pas à l’usage actuel. Consultable gratuitement en ligne. Manuel Seco, Diccionario de dudas y dificultades de la lengua española,Espasa Calpe, 1994.
Grammaires au choix : Jean-Marc Bedel, Grammaire de l’espagnol moderne, PUF, 1997. Excellent ouvrage, très complet. Jean Coste et Augustin Redondo, Syntaxe de l’espagnol moderne, Sedes, 1965. Grammaire très intéressanteavec de nombreux exemples de phrases tirées d’œuvres littéraires. Pierre Gerboin et Christine Leroy, Grammaire d’usage de l’espagnol contemporain, Hachette Université, 2014. Michel Camprubi, Etudes fonctionnelles de grammaire espagnole, PUM, 2001.
La conjugaison Bescherelle, El arte de conjugar los verbos españoles, Hatier, 1984. Plusieurs rééditions. Indispensable pour tout hispanisant. González Hermoso, Los verbos españoles, Hachette, 2000. Disponible au CDI
Dictionnaires en français : Petit Robert, Dictionnaire de la langue française, editions Le Robert, réactualisé chaque année. Indispensable. Dictionnaire historique de la langue française, éditions Le Robert, deux volumes, 1992. Ouvrage passionnant consultable en bibliothèque. Emile Littré, Dictionnaire de la langue française, Le livre de poche, coll. »La pochothèque », 1863.
Grammaires françaises/manuel de conjugaison Grévisse/ Goosse, Nouvelle grammaire française, Duculot, 1990. Grévisse, Le Bon usage, Duculot, 1993. Bescherelle, L’art de conjuguer les verbes en français, Hatier, 1980 (Plusieurs rééditions). Fortement recommandé.
2. EPREUVE ORALE DE LITTERATURE SUR PROGRAMME (20 mn + 10 mn d’entretien)
Œuvres au programme de la session 2025 :
– Pablo Neruda, Canto general, éd. de Enrico Mario Santí, Madrid, Cátedra (coll. Letras Hispánicas), 2005 ; ISBN : 978-84-376-0930-0. Le programme porte sur les sections 1, 2 et 3. – – Ramón de la Cruz, Sainetes, éd. de Francisco Lafarga, Madrid, Cátedra (coll. Letras Hispánicas), 2006 ; ISBN 978-84-376-0936-2. Le programme porte sur les pièces : « La Crítica, la Señora, la Primorosa, la Linda », « Los picos de oro », « El casamiento desigual », « Introducción a la Tragedia ridícula de Manolo », « Manolo », « La república de las mujeres » et « Las provincias españolas unidas por el placer ». – Eduardo Mendoza, Riña de gatos. Madrid 1936 (2010), Barcelone, Booket (Planeta), 2015 ; EAN : 978-84-080-0437-0.
3. ANALYSE D’UN TEXTE HORS PROGRAMME / EPREUVE DE PRESSE (20 mn + 10 mn d’entretien) sans dictionnaire autorisé)
Le candidat dispose de 20 minutes maximum pour présenter son exposé, le temps restant étant consacré à l’entretien. « Les candidats sont invités à respecter ce découpage ; le jury sanctionne les candidats qui ne parviennent pas à développer leur exposé au-delà de dix minutes ; pareillement, l’entretien intervient à part entière dans l’évaluation en ce sens qu’il est censé constituer, pour le candidat, l’occasion d’approfondir et d’affirmer son analyse, de lever d’éventuels malentendus, et en tout état de cause de mettre en évidence sa maîtrisedans le maniement spontanéde la langue ». ENS rapport du jury 2006.
Objectifs
« L’épreuve a plusieurs finalités : elle vise à tester le niveau de langue des candidats, tant au niveau de la compréhension que de l’explication de texte ; elle vise à apprécier les capacités d’analyse et de synthèse tout comme la maîtrise d’un minimum de références solidesconcernant les grands problèmes du monde hispanique, lesquels peuvent parfois et de plusen plus se confondre avec ceux du monde tout court ». ENS rapport du jury 2006 Le rapport du jury 2012 insiste sur l’effort linguistiqueque doivent fournir les candidats dès la préparation de l’oral et la sévérité avec laquelle le jury entend sanctionner une mauvaise expression orale.
Méthodologie
L’exercice est différent des questions de cours de civilisation (texte-prétexte). Cependant il suppose une connaissance claire des grands faits et repères historiques et des aspects de civilisation dominants. Les candidats doivent en faire une analyse et un commentaire ordonnés. Il leur est demandé d’effectuer une synthèse fidèle et critique de l’article proposé, sans en négliger aucune partie. « Le candidat insistera sur les principales idées exprimées par l’auteur, en manifestantcependant un recul indispensable[…] Face au texte, le candidat doit montrer sa capacité à déterminer les intérêts en cause, les enjeux ou les conséquences du problème posé. Peu importe que son point de vue personnel apparaisse au fil du résumé ou après. L’essentiel estque l’article reste toujours le point de référence de la réflexion. Il doit fournir la matière première de celle-ci et susciter la mobilisation de connaissances appropriées ». Le texte « ne doit jamais être un prétexte à des développements généraux » ENS rapport du jury 2002. De même le rapport 2016 souligne qu’un commentaire d’article de presse « ne peut, en aucun cas, être assimilé à une récitation de cours « . Sur le plan méthodologique lejury accepte « tout type de commentaires, linéaires ou composés, pourvu que celui-ci reflète une bonne compréhension du texte et une démarche analytique ». Il appartient donc au candidat de définir la stratégie qui lui paraît le mieux adapté au document proposé. Il est aussi rappelé que l’épreuve est un « exercice de communication. Le candidat doit savoir gérer son temps pour que l’ensemble du texte soit étudié et présenter un commentaireconstruit, sans répétitions inutiles ». ENS, rapport du jury 2016.
Contenu des articles
Il s’agit principalement d’articles de presse issus des médias espagnols et hispano-américains (El País, El Mundo, La Vanguardia, Público, Clarín, La Nación, El Universal, Granma,La Jornada ) qui traitent de l’actualité au sens large : questions de société mais aussi événements plus précis. Les articles peuvent être davantage orientés vers l’information ou l’expression d’une opinion. C’est pourquoi il est indispensable de prendre du recul par rapport à ce qu’affirme l’auteur, de déceler le parti-prisqu’il manifeste.
Connaissances requises et consignes de lecture
Un étudiant d’espagnol se doit de connaître la géographie et les principaux faits historiques du monde hispanique et hispano-américain. De brefs moments de cours seront consacrés à une révision et une évaluation des connaissances des candidats dans ce domaine. Cette connaissance du passé va de pair avec une attention particulière et régulière aux faits et aux événements qui se déroulent dans le monde. Tel est l’esprit de cette épreuve. Le plus souvent ces derniers portent sur des sujets récurrents dans l’histoire des pays et réactivés par l’actualité. Pour cela il est indispensable de parcourir le plus souvent possible la presse espagnole et notamment le grand journal de référence « El País » (la version numérique www.elpais.com est partiellement accessible de manière gratuite) mais aussi www.eldiario.es , www.publico.es, www.elmundo.es . Vous pourrez ainsi alimenter votre connaissance de l’actualité et repérer des articles qui très régulièrement constituent des sujets d’interrogation. Lire c’est aussi s’intéresser à la langue : profitez-en pour relever mots et expressions et enrichir ainsi votre lexique.
Principales sources d’informations en Espagne et en Amérique Latine
1 Espagne EL PAIS (centre gauche) , EL MUNDO (Droite libérale) sont les deux grands journaux de référence en Espagne. ABC(Monarchiste), LA RAZON (Droite decomplexée !) CLAVE DE RAZON PRACTICA, revue d’information générale très bien documentée. PUBLICO (gauche), EL DIARIO.ES et EL CONFIDENCIAL sont trois sites web très consultés. LA VANGUARDIA (journal de la bourgeoisie catalane) existe en castillan et catalan.
2 Amérique – CLARIN (Droite), LA NACION (droite) et PAGINA 12 (Gauche péroniste) en Argentine. – EL MERCURIO DE CHILE, LA TERCERA (Droite) – EL COMERCIO, LA REPUBLICA au Pérou. – EL TIEMPO et EL ESPECTADOR en Colombie. – EL UNIVERSAL (opposé au « chavisme ») et EL NACIONAL au Venezuela. – EL UNIVERSAL, EXCELSIOR, LA JORNADA au Mexique. – GRANMA (Parti Communiste) , JUVENTUD REBELDE (Jeunesses communistes) et www.14ymedio.com de la blogueuse Y.Sánchez (Anticastriste) à Cuba.
Equipe pédagogique : Laurent Cournarie Emmanuel Lacoue-Labarthe Pierre Landou
Programme : LA SCIENCE
Les titres précédés d’un astérisque * sont à lire de préférence. La majorité des ouvrages est disponible au CDI [CDI]. Chaque professeur se réserve la liberté d’indiquer à sa classe des conseils (bibliographiques ou documentaires) spécifiques, par mail ou lors de la rencontre d’accueil prévue le …
À lire en priorité : ** Chalmers A. F., Qu’est-ce que la science ?, Livre de Poche. [CDI]
Ouvrages généraux Barberousse et al., Précis de philosophie des sciences, Vuibert, 2014. [CDI] Hoquet et al., Précis de philosophie de la biologie, Vuibert, 2014. [CDI] Le Bihan, Précis de philosophie de la physique, Vuibert, 2013. [CDI] *Lemoine, Introduction à la philosophie des sciences médicales, Hermann [CDI] L’explication dans les sciences, Flammarion, 1973. [CDI] *Les philosophes et la science [dir. P. Wagner], Folio, 2002. [CDI] *Serres M. [dir.], Éléments d’histoire des sciences, éditions Bordas, 1989. [CDI] Philosophie des sciences 1 et 2, Vrin. [CDI] Philosophie des sciences I et II [dir. D. Andler…], Folio. [CDI]
Histoire de la philosophie Aristote, Métaphysique, GF. [CDI] *— Premiers et seconds analytiques, Vrin [CDI] — Physique, GF, [CDI] Arnauld et Nicole, La logique ou l’Art de penser, Gallimard. [CDI] Bacon, Novum organum, PUF. Carnap, La construction logique du monde, Vrin [CDI] — Le problème de la logique de la science : science formelle et sciences du réel, Hermann. Comte, Cours de philosophie positive [CDI] — Discours sur l’esprit positif. [CDI] *Descartes, Discours de la méthode. [CDI] — Règles pour la direction de l’esprit. [CDI] Diderot, De l’interprétation de la nature. Foucault M., Les mots et les choses, Gallimard, 1968. [CDI] — Archéologie du savoir, Gallimard, 1969. [CDI] Frege G., Écrits logiques et philosophiques, Points. [CDI] — Les fondements de l’arithmétique, Seuil. Habermas J., La Technique et la Science comme Idéologie, Gallimard. *Heidegger M., « Science et méditation », Essais et conférences, Tel Gallimard. Hume, Enquête sur l’entendement humain, Aubier. [CDI] Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard. [CDI] *Kant, Critique de la raison pure, préface de la 2de édition [CDI] Leibniz, Méditations sur la connaissance, la vérité des idées, Vrin — Nouveaux Essais sur l’entendement humain (GF), 4ème partie [CDI] Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Vrin. [CDI] Lucrèce, De la nature. [CDI] Platon, La République [CDI] —* Théétète [CDI] — *Ménon. [CDI] Russell, Problèmes de philosophie, Payot. — Signification et vérité, Flammarion, 1990. [CDI] Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement humain. [CDI] Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 1961. — De la certitude, Tel, trad. J. Fauve.
Épistémologie, histoire des sciences *Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1938. [CDI] — Essai sur la connaissance approchée, Vrin, 1928. — L’activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF. — La philosophie du non, PUF, 1940. [CDI] — Le matérialisme rationnel, PUF, 1953. [CDI] — Le nouvel esprit scientifique, PUF. [CDI] — Le rationalisme appliqué, PUF. [CDI] Bernard Cl., Introduction à la médecine expérimentale, GF. [CDI] Blanché R., L’Épistémologie, PUF. — La science actuelle et le rationalisme, PUF. [CDI] — La science physique et la réalité, PUF. [CDI] Canguilhem G., Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin. — Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Vrin. — La connaissance de la vie, Vrin. [CDI] — La formation du concept de réflexe, Vrin. — Le normal et le pathologique, PUF. [CDI] Dagognet F., Le Vivant, Bordas, 1988. [CDI] *Duhem P., La théorie physique, son objet, sa structure, Vrin. Feyerabend, Contre la méthode, Point Sciences/Seuil. *Hempel, Éléments d’épistémologie, A. Colin. [CDI] Koyré A., Du monde clos à l’univers infini, Idées/Gallimard. [CDI] — Étude d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard. [CDI] — Études galiléennes, Hermann. [CDI] Kuhn, Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1972. Nietzsche, Le Gai Savoir, GF. [CDI] Poincaré H., La science et l’hypothèse, Flammarion, 1943. [CDI] *Popper K., La logique de la découverte scientifique, Payot, 1973. [CDI] — La connaissance objective, Complexes, 1978. [CDI] — Conjectures et réfutations, Seuil, 1982. [CDI] Virieux-Reymond, L’Épistémologie, PUF. [CDI]
Option (enseignement de spécialité, 6 h.)
Professeur : Laurent Cournarie
Programme
Écrit : – L’existence – L’histoire La bibliographie du programme de spécialité sera adressée directement à chaque élève de l’option.
Oral : – Platon, Phédon, trad. M. Dixsaut, Flammarion, coll. « GF », 1999. – Comte, A., Cours de philosophie positive, tome 1, Première et deuxième leçons, Classique Garnier, 2021, p. 49-206.
Acheter les deux ouvrages de Platon et de Comte, dans l’édition indiquée.
Les étudiants LSH LVA et KH SPÉ participent au voyage d’études en Andalousie orientale avec comme objectif un travail interdisciplinaire autour des thématiques suivantes: – Littérature espagnole et musique à Grenade dans les milieux intellectuels avant la Guerre Civile.( M. de Falla, F.García Lorca) – Les Generaciones del 27 y del 36: les poètes Antonio Machado et Miguel Hernández. – Les écrivains français et l’Espagne : récits au XIXème sur la ville de Grenade (Mérimée/ Gautier et Chateaubriand) – Histoire et littérature : le thème de « La frontera» à la fin du XVème ; la fin du royaume des Nasrides et l’avénement de la double monarchie/ le romance de la frontera hispano-mauresque. – Histoire de l’art : le style herreriano et le baroque andalou à travers la peinture et la sculpture à Grenade.
Célébration du 50ème anniversaire de la mort de P.Picasso à Malaga.
– Géographie : aménagement du territoire à Malaga (port)
Le pilotage des groupes de travail est assuré par les étudiants CPGE 2 (notamment les étudiants khûbes).
Le chromo choisi pour illustrer l’affiche de cette conférence réunit tous les poncifs associés à la Saint Valentin : un angelot, des fleurs porteuses d’un message secret (en l’occurrence des myosotis, Forget-Me-Nots en anglais, « ne m’oublie pas ») des guirlandes et bien sûr un coeur rouge. Il ne manque plus que les chocolats et un air sirupeux pour compléter le cliché. Cette Saint Valentin commerciale que vous croyez connaître et qu’il est de bon ton, dans les cercles intellectuels, de tenir à distance, savez-vous qu’en réalité elle est l’héritière de toute une histoire complexe, qui plonge ses racines dans le lointain passé de notre civilisation? Mais tout d’abord, qui était saint Valentin et quel rapport entretenait-il avec Amour? Je ne ferai pas durer le suspense : saint Valentin a bien existé : il a même existé plusieurs fois et à plusieurs endroits! Pour faire simple, plusieurs personnages du Bas Empire romain ont porté ce nom, sans que leurs mérites ou prétentions à la sainteté soient exceptionnels. Ce que l’on sait c’est qu’un Valentin fut décapité près de Rome, le 14 février entre 270 et 280 après Jésus-Christ. Pour en finir avec Valentin, il faut savoir qu’il fut très généreux en reliques, et que son culte s’est répandu un peu partout dans l’espace romain, mais il était imploré pour protéger les vignes, les vaches, les abeilles ou les oignons[1], ce qui ne laisse pas d’interroger sur sa transformation en saint patron des amoureux. Jean-Claude Kaufmann, dans son ouvrage très documenté Saint Valentin, Mon Amour! établit une corrélation entre la date avérée de son martyre, le 14 février, et les fêtes romaines des Lupercales, fêtes de la purification où il était de tradition que les hommes nus fouettent le ventre des jeunes femmes (elles-mêmes peu vêtues) avec des lanières confectionnées dans la peau des animaux sacrifiés au début des cérémonies afin d’encourager la fertilité. Ce rapprochement des corps entraînait-il un rapprochement des coeurs? Difficile de le savoir. Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’Eglise naissante ne voyait pas d’un bon oeil ces fêtes et fit tout ce qui était en son pouvoir pour les canaliser. Jean-Claude Kaufmann pense que la Saint-Valentin a été associée à l’amour par coïncidence de dates,[2] en pleine période de Carnaval, à un moment où tout était permis, et notamment une forme de libération sexuelle permettant de secouer quelques semaines la chape de plomb d’une société extrêmement rigide. Son argumentaire est très séduisant, mais il me semble plus s’appliquer à Carnaval. En revanche il évoque une pratique qui va nous permettre de faire un bond de la fin de l’Empire Romain au XIVème siècle : celle de la loterie amoureuse, permettant à des couples de hasard et éphémères de se former. Or pour indiquer à l’élu de son coeur qu’on le choisit, encore faut-il le lui dire, ou pour reprendre la formule attribuée aux troubadours, « aimer, c’est le dire »[3]. Ainsi, tandis que dans les communaux des villages Jeannette et Jeanneton sont appariés lors de rondes où l’on clame « J’aimerai qui m’aimera », à la cour du roi Richard II d’Angleterre, en pleine guerre de Cent Ans , et sans que l’on sache précisément pourquoi, on assiste à la floraison de toute une série de poèmes invoquant diversement Saint Valentin. Français et Britanniques se disputent un peu la paternité de cette nouvelle mode, mais il semble bien que ce soit le grand Geoffrey Chaucer, avec son Parlement des Oiseaux, qui a le premier établi le lien entre le 14 février, jour de la Saint Valentin, l’arrivée du printemps et le renouveau du sentiment amoureux. (En ce qui concerne le printemps, n’oublions pas qu’en raison du calendrier julien, le 14 février de la fin du XIVème siècle était plus tardif; cela dit, le soleil rayonnant aujourd’hui est bien dans la note).
Now welcome, somer, with thy sonne softe, That hast thes wintres wedres overshake And driven away the long nyghtes blakes ! Saynt Valentyn, that art ful hy on-lofte, Thus syngen smale foules for thy sake : Now welcome, somer, with thy sonne softe, That hast thes wintres wedres overshake. Wel han they cause for to gladen ofte, Sith ech of hem recovered hath hys make, Ful blissful mowe they synge when they wake : Now welcome, somer, with thy sonne softe, That hast thes wintres wedres oversake.
(Le parlement des oiseaux) Sois bienvenu, été, toi et ton doux soleil Vous dissipez la rigueur de l’hiver, Vous écartez des nuits l’obscurité ! Saint Valentin, toi qui résides au ciel, Les oiseaux chantent ce chant pour te fêter : Sois bienvenu, été, toi et ton doux soleil Vous dissipez la rigueur de l’hiver. Infatigables, bien sûr ils crient merveille, Puisque chacun sa chacune a trouvé, Dès le réveil, joyeux ils vont chanter : Sois bienvenu, été, toi et ton doux soleil Vous dissipez la rigueur de l’hiver.
Nathalie Koble souligne que d’emblée les poèmes sont écrits dans les deux langues de la cour (l’anglais et le français, voire l’anglo-normand), où une culture des jeux d’esprit favorise les assemblées courtoises : « comme les oiseaux rassemblés en parlement, les poètes exercent dans des communautés d’appartenance, qui associent étroitement activités poétique et politique. »[5] Les spécialistes d’anglais de khâgne seront intéressés de savoir que Jean de Gand, le puissant oncle de Richard II, était le mécène de ces rencontres. C’est en 1401 que la mode de poèmes inscrits dans un calendrier littéraire se transporte en France puisque cette année-là, une Cour amoureuse est lancée autour du roi Charles VI, dont Nathalie Koble nous dit qu’il s’agissait d' »une réunion poétique mensuelle initialement destinée à contrer les malheurs de l’Histoire par la pratique de la poésie. »[6] Christine de Pisan s’y illustre notamment avec un Virelai dont je vous cite les deux premiers quatrains : Très doux ami, qu’il t’en souvienne C’est aujourd’hui que je te prends Pour amant : que ton coeur m’appartienne, Je veux qu’il soit tout entier mien, Car c’est la coutume, entre amants, Et tu le sais, bien ordonnée, Que le premier jour du printemps On prenne un ami pour l’année.
A cette époque en effet, la culture des deux cours est très poreuse, au gré à la fois des revendications anglaises sur une bonne part du territoire français mais aussi des alliances princières (la deuxième épouse de Richard II, Isabelle de France, fille de Charles VI, n’avait pas sept ans lors de leur mariage célébré à Ardres près de Calais en 1399 pour conclure une trêve dans la Guerre de Cent Ans.
Les témoignages des contemporains s’accordent à dire que Richard, très critiqué par ailleurs pour sa gestion des affaires du royaume, s’est toujours montré très gentil avec la fillette.) Charles d’Orléans, neveu de Charles VI et futur époux d’Isabelle, fut retenu prisonnier à la Tour de Londres pendant vingt-cinq ans ans, au contact culturel de ces cercles poétiques, est s’est illustré lui aussi par plusieurs rondeaux thématiques autour de la Saint-Valentin, dont celui qui m’a inspiré le titre de cette conférence, composé dès le départ dans les deux langues, et dont voici le premier vers en anglais et français du XIVème siècle.
Dans le dur lit d’ennuyeuse pensée Whan fresshe Phebus, day of seynt Valentyne, Le beau souleil le jour saint Valentin
Le poème entier est une illustration très classique de la double thématique du renouveau et de la perte amoureuse, génératrice de rêverie mélancolique (pensée signifie rêverie en français médiéval, qui constituent l’un des topoi de la poésie amoureuse).
Le beau soleil de la Saint-Valentin a apporté sa chandelle allumée pour pénétrer hier de bon matin à pas feutrés dans ma chambre fermée. Cette lumière qu’il avait apportée m’a réveillé du sommeil de souci qui me tenait pour la nuit endormi dans le dur lit d’ennuyeuse pensée. Ce même jour partageant le butin des biens d’Amour les oiseaux rassemblés se sont tous mis à parler leur latin et à piailler réclamant la livrée que la nature leur avait réservée : un compagnon que chacun se choisit – moi je restai réveillé par leurs cris dans le dur lit d’ennuyeuse pensée. Alors en larmes j’ai mouillé mon coussin et j’ai pleuré sur ma dure destinée disant : « Oiseaux, vous prenez le chemin de vos plaisirs, de la joie désirée, chacun de vous est bien apparié, moi mon amie, la mort me l’a ravie et j’ai sombré dans la mélancolie dans le dur lit d’ennuyeuse pensée.
Nous voici donc à la Renaissance, et aussi bien en France qu’en Angleterre, avec des formes un peu différentes, la Saint-Valentin est devenue, selon la formule de N. Koble, « une pratique courtoise inscrite dans la langue » puisque le mot « valentine » désigne à la fois l’objet aimé et le poème composé en son honneur.[7] Fêtes romaines puis carnavalesques, raffinement poétique de cours, comment, de ce haut lignage sommes-nous parvenus aux explosions de cœurs et de chocolats actuels? A bas bruit tout d’abord, au rythme de la vie rurale, gouvernée par un cycle de célébrations rituelles dont la Saint-Valentin faisait partie. Plus nous nous rapprochons de notre époque, plus les objets témoins de cette présence dans la culture populaire française et anglaise s’offrent à nous, miraculeusement préservés.
Ainsi, le Metropolitan Museum de New York conserve, dans une boîte spéciale, toute une collection de cartes de la Saint-Valentin, dont les plus anciennes sont difficiles à distinguer des images pieuses.
Cette illustration française sur parchemin date du XVIIIème siècle; comme par magie, des coeurs poussent sur les arbres, et le message implicite est que la force de l’amour conjugal (suggéré par l’église) protègera le couple (le village) des vicissitudes de la vie (la tempête). On voit bien tous les éléments codés qui font l’ordinaire des représentations picturales de la Saint-Valentin. En Angleterre, la coutume d’échanger des billets pour la Saint-Valentin perdure de son côté, et le romancier Thomas Hardy, dont les romans ruraux publiés à la fin du XIXème siècle mettent en scène le crépuscule d’un monde sur le point d’être englouti par l’urbanisation née de la Révolution Industrielle, a immortalisé les pratiques de la Saint-Valentin dans son roman Loin de la foule déchaînée. L’ethnologue française Yvonne Verdier lui a consacré des pages magnifiques, qui nous permettent également de comprendre comment la coutume de la Saint-Valentin s’est maintenue : « En effet le valentinage se faisait aussi sous la forme d’un tirage au sort public: la veille de la fête, le 13 février, jeunes gens et jeunes filles d’un même village se rassemblaient entre eux, semble-t-il, sur une hauteur ou dans un pré à l’écart. Selon un voyageur français qui observe la coutume près de Londres, à la fin du XVIIIè siècle: «Chacun et chacune écrivent leurs vrais noms ou des noms empruntés sur des billets séparés, roulent ces billets et tirent au sort, les Filles prenant les billets des Garçons et les Garçons les billets des Filles. De sorte que chaque garçon rencontre une fille qu’il appelle sa Valentine et chaque fille rencontre un garçon qu’elle appelle son Valentin.» Ou encore, autre mode d’élection par le hasard, le jeune homme décide de prendre pour Valentine la première fille qu’il rencontre en sortant de chez lui le matin du 14 février, lui adressant ces mots : Be my Valentine. Ainsi les formes de la coutume oscillent-elles entre les deux pôles : celui d’un choix amoureux librement consenti, mais généralement tenu caché dans le billet doux, bénéficiant en quelque sorte du secret de la correspondance, et celui d’un appariement par le sort d’un vaste jeu de loterie, tenu cette fois au grand jour. »[8] Yvonne Verdier montre ensuite comment la Saint-Valentin est inscrite par Hardy dans la trame de son roman, la coutume devenant l’un des pivots de l’intrigue amoureuse, intrigue, soit-dit en passant, qui met en scène l’une des plus remarquables héroïnes de la fiction victorienne, Bathsheba Everdene. Mais je m’avance, car Bathsheba a acheté la carte qu’elle envoie dans le roman, alors qu’au moins jusqu’aux années 1840, la plupart des cartes étaient « faites maison », comme cet exemple conservé au Victoria & Albert Museum de Londres l’atteste.
Il se peut que cette carte ait été conçue comme une demande en mariage, car d’après la tradition, si un homme donnait un gant à une femme le jour de la Saint-Valentin et qu’elle le portait jusqu’à Pâques, cela signifiait que ses sentiments étaient partagés. Le superbe poème (!) inscrit en dessous du gant corrobore cette interprétation. Autre exemple conservé au Metropolitan Museum of Art, dont la complexité est assez époustouflante. (Le lien renvoie vers l’image animée de cette carte très particulière). Mais tout ceci prend du temps et en cette deuxième moitié de XIXème siècle, tout s’accélère : les trains et les bateaux à vapeur, les papeteries industrielles et les rotatives permettent d’imprimer à bas coût des milliers de cartes bon marché; la mise en place de la poste et du timbre à un penny en 1840 seront déterminantes et les années 1850-1900 sont l’âge d’or de la carte de la Saint-Valentin en Grande-Bretagne tout d’abord. Et comme l’illustration qui suit vous le montre, Chat GPT n’a rien inventé : la panne d’inspiration pouvait guetter quiconque et les Victoriens avaient trouvé la parade :
I never can, for one great cause, be by a Blacksmith won; I must make all the noise myself, my husband must make none. Jamais je ne pourrai d’un forgeron être la flamme Car de nous deux suis seule à pouvoir faire du ramdam (traduction libre par mes soins)
Simultanément, dans les jeunes États-Unis d’Amérique, la tradition des cartes de Saint-Valentin se répand, en provenance d’Angleterre, et il n’échappe pas aux papetiers locaux qu’il y a là un marché à prendre. En effet, contrairement à la mère patrie, l’Amérique fronce le sourcil sur les fêtes traditionnelles, qui ne rentrent pas dans le cadre de la théologie puritaine (on ne fêtait pas Noël) ou qui, en encourageant les débordements, risquent de mettre à mal l’éthique de travail et la profitabilité. Le développement de la société de consommation dans les dernières décennies du XIXème siècle va entraîner un brutal renversement de perspective, sous l’impulsion de publicistes et d’industriels qui avaient senti que toutes ces fêtes étaient autant d ‘occasion de consommer potentielles. Ainsi que l’écrit l’historien Leigh Eric Schmidt : « Les fêtes permettraient d’organiser la consommation de façon ordonnée, en accordant le cycle rituel au commerce. …Si du point de vue des industriels il y avait trop de fêtes, de celui des nouveaux commerçants, il n’y en avait jamais assez. »[9] La Saint-Valentin n’échappe pas à cette réinvention commerciale, car elle permet d’écouler les stocks d’images invendus de la nouvelle année. Les fleuristes n’ont pas tardé à emboîter le pas, suivis par les chocolatiers et autres confiseurs. Mais ce qui caractérise la Saint-Valentin, par rapport à d’autres fêtes commercialisées, c’est que son appropriation commerciale initiale dérive directement des pratiques ancrées dans le folklore culturel. Voici un exemple animé de la production industrielle haut de gamme des années 1860-1900. Et une illustration 2022, caractéristique de l’humour grinçant des féministes britanniques : le texte reprend sa place, l’illustration étant délibérement surjouée. (Capture d’écran Instagram, 5 janvier 2023).
De ses origines pluriséculaires, la Saint-Valentin a gardé en partage un dynamisme qui se manifeste au travers de réinventions constantes, en faisant l’incarnation moderne de la « mouvance » médiévale, cet art de la métamorphose vivante, pour reprendre la terminologie de Paul Zumthor. Si les sirènes du marketing ne cessent de trouver de nouvelles mélodies entêtantes pour nous inciter à consommer l’amour (littéralement si l’on songe aux gâteaux créés pour l’occasion), elles ne peuvent cependant gommer certaines caractéristiques fondamentales de cette journée associant retour du beau soleil et célébration du sentiment amoureux : aujourd’hui au lycée la distribution de roses confectionnées par les élèves en est la manifestation éclatante et sympathique.
[1] L’un de mes étudiants de khâgne m’a signalé le poème de Carol Ann Duffy, Valentine, où le Je poétique offre un oignon à l’être aimé en guise de cadeau de Saint Valentin, variation très ironique sur notre thème, mais je ne crois pas que Duffy avait connaissance de cette fonction protectrice de St Valentin. Un grand merci en tous les cas à P. Bondarenko pour la référence. [2] Jean-Claude Kaufmann, Saint Valentin, Mon Amour!, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2017, ch. 1 passim. [3] Nathalie Koble, « La Tradition Poétique de la Saint-Valentin (XIVe-XXIe siècles) », Po&sie, 2014/2, n°148, p. 68. [4] Tous les extraits de poèmes médiévaux sont extraits de l’article de N. Koble. [5] Koble, loc. cit., p. 69. [6] Koble, ibid. [7] Cette tradition poétique de la Saint-Valentin perdure jusqu’à nos jours, et dans les deux langues, je vous renvoie à l’anthologie élaborée par Nathalie Koble pour vous en faire une idée. [8] Yvonne Verdier, Coutume et Destin, Thomas Hardy et autres essais, Paris, 1995, p. 95. 9] Leigh Eric Schmidt, The Commercialization of the Calendar: American Holidays and the Culture of Consumption, 1870–1930, Journal of American History, Volume 78, Issue 3, December 1991, Pages 887–916, https://doi.org/10.2307/2078795, p. 889.
Avec tous les remerciements du comité éditorial pour les jeunes musiciens et le chanteur qui ont interprété quelques « moments » musicaux de Schubert pour illustrer la conférence de P. Borel.
Une ménagerie scientifique : au plus près de l’animal
« Le lion est mort. – Au galop. Le temps qu’il fait doit nous y activer. Je vous attends. »[1] Eugène Delacroix adresse ce célèbre billet à son compagnon de jeunesse, le sculpteur Antoine-Louis Barye, l’un et l’autre représentants de l’art animalier romantique, sans doute à la mi-octobre 1816, en réaction à la mort d’un lion d’Afrique, pensionnaire de la ménagerie du Museum d’Histoire naturelle au Jardin des Plantes à Paris. Pourquoi tant d’empressement et même de fébrilité chez ces deux jeunes artistes (18/21 ans) ? Ils partagent le désir ardent d’aller dessiner sur place, et dans l’urgence, la dépouille du lion, avant qu’elle ne soit emportée. Animés d’une passion commune pour les fauves et leur sauvagerie, ils saisissent l’occasion d’observer, sans doute d’assez près, le lion, et de le dessiner (le modèle mort tient la pose et montre mieux ses caractéristiques anatomiques…), accumulant de précieuses études en prévision d’œuvres ultérieures. Sans doute pourront-ils assister ensuite à une séance de dissection dans l’amphithéâtre d’anatomie, car la ménagerie est intégrée à un établissement scientifique, sous la direction de spécialistes renommées de l’anatomie comparée : Georges Cuvier, directeur du laboratoire d’anatomie comparée, et Etienne Geoffroy Saint Hilaire, zoologue, précurseur de la paléontologie, qui lui n’est pas forcément convaincu de l’utilité de l’observation du comportement de l’animal. En effet, si le Jardin des Plantes est une des plus éminentes institutions scientifiques, il développe aussi un programme d’enseignement artistique, ce qui est moins connu, et au plus près de l’animal : des leçons gratuites de dessin et de peinture, un cours public de dessin de zoologie, dont Barye lui-même sera chargé en 1854.
A gauche : Eugène Delacroix, Deux études d’un lion écorché, 1829, mine de plomb sur papier, 24,9 cm x 19,2 cm, (Paris, Musée du Louvre, arts graphiques). A droite : Louis-Antoine Barye, Lionne de l’amiral Rigny, 1828, mine de plomb sur papier,14,8 cm cx 19,6 cm (Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts)
Le Museum conserve aussi une collection d’œuvres présentant plantes et animaux naturalisés, que les naturalistes et les dessinateurs peuvent étudier ou copier à des fins scientifiques ou artistiques. C’est tout à la fois un lieu de diffusion des connaissances et un lieu de conservation. Mais sa collection fondamentale, celle qui contribue intensément à l’étude de la nature, reste celle des animaux vivants captifs de la ménagerie. Issue de la Révolution, projetée dès 1792, cette ménagerie est voulue par Bernardin Saint-Pierre[2], intendant du Jardin des Plantes dans la continuité de l’œuvre de Buffon, afin de permettre aux artistes de travailler sur l’original plutôt que sur la copie- c’est son propos polémique sur le lion baroque de la sculpture de Pierre Puget, Milon de Crotone, 1683, qui sert d’argument décisif- la ménagerie[3] est finalement ouverte en 1794 et elle ouvre aussi aux scientifiques la possibilité d’étudier le comportement des animaux, , et aux artistes de travailler d’après le vivant.
Pierre Puget, Milon de Crotone, 1683, marbre (Paris, Musée du Louvre)
Qu’il soit vif ou mort, le modèle animal est mis à disposition des artistes qui représentent la nature, dans un contexte où l’imitation de celle-ci reste au cœur de la théorie classique de l’art.
L’historien d’art peut se demander comment et dans quelle mesure la ménagerie favorise chez les artistes le développement d’une représentation naturaliste de l’animal vivant ou mort, pour mieux interroger leur propre rapport à la nature et en tirer des modes de figuration originaux de l’animal ? L’histoire de la représentation artistique de l’animal est une histoire de la vision rapprochée, qui relève selon Daniel Arasse situe d’une « histoire du détail » en peinture : « c’est souvent en définitive, moins la vérité de la représentation en elle-même qui retient alors l’artiste que sa vérité en peinture, en fonction de son intégration dans l’ensemble ou le détail s’insère »[4].
Rappel sur l’histoire des ménageries
Le mot ménagerie n’apparaît qu’au XVIIe siècle. On parlait auparavant de « sérails » par exemple. Les artistes, quand ils ont le privilège exceptionnel d’accéder à ces collections princières, dessinent d’après nature pour mieux imiter capter les formes et les volumes, traduire les attitudes des animaux en satisfaisant les attentes des cours aristocratiques. Sous leurs yeux, se déploient la sauvagerie et la beauté animales, mais aussi les rapports diplomatiques entre les animaux, qui les invitent à traduire aussi une émotion esthétique. Il faut rappeler – à l’heure de la disparition des ménageries et de la transformation des zoos sous la poussée de la conscience de la condition animale – certains animaux sont omniprésents dans la vie quotidienne, du Moyen Age à la fin du XVIIIe s (vie domestique et chasse). Il faut également rappeler l’existence de ménageries ambulantes qui donnent par exemple l’occasion à Léonard d’esquisser une tête d’ours, qu’il réutilisera dans La dame à l’hermine.
A gauche : Léonard de Vinci : Étude de tête d’ours, vers 1480, pointe d’argent sur papier (New-York, coll. Priv.). A droite, La dame à l’hermine, 1488, huile sur panneau de bois (Cracovie, Musée Czartorisky)
Mais il faut surtout insister, à partir du XVIe siècle sur le rôle des ménageries princières où se développent les collections d’animaux curieux, par goût de l’exotisme, du rare et du précieux (le mot apparaît à la même époque), sans aucun usage concret donc : les animaux en quelque sorte sont des objets de magnificence qui traduisent le prestige des grands et des puissants : la ménagerie est en effet un privilège princier (Jan Brueghel l’ancien (peintre flamand- XVe-XVIe s, qui a écrit dans sa correspondance qu’il travaillait d’après nature := se revendique comme peintre de naturalia) : les archiducs Albert et Isabelle dans le jardin de leur château à Coudenberg, 1620-1629, huile sur bois, Anvers Rubenhuis. Image harmonieuse d’espèces qui coexistent en liberté. Les animaux exotiques sont très rares en Europe.
Jan Brueghel l’Ancien, Les archiducs Albert et Isabelle en promenade dans le parc du palais de Coudenberg, début XVIIe s, huile sur toile (Anvers, Rubenshuis)
Le guépard, vedette des ménageries princières, d’une des premières représentations de ménageries avec son dispositif architectural, par Jacopo Bellini en 1440- guépard au centre à comparer avec les guépards inclus dans la procession des Mages de Gozzoli au milieu du tout le luxe de la cour des Medicis qui emprunte à son livre de modèles), herbivores (chameaux, lamas). On ajoute Deux études de guépard de Giovannino de Grassi pour leur beauté.
A gauche : Jacopo Bellini, Esquisse d’une ménagerie, 1440, dessin (Londres, British Museum). A droite : Giovannino de Grassi, Deux études de guépard, vers 1400-1410 (Londres, British Museum
La rareté de ces animaux est essentielle dans la constitution des ménageries princières : car de fait, ces animaux-là sont aussi précieux que des œuvres d’art et comme elles se rangent dans des collections — avec cette différence majeure que leur espérance de vie en captivité, avec des soins hasardeux, est brève. Cela n’empêche pas les souverains lorsqu’ils mènent une vie itinérante, de se déplacer avec leur ménagerie (Antoine Caron). Cortège royal ordonné Pour se faire une idée de cette rareté : Rhinocéros (2 specimens vivant au XVIe) crocodiles à Versailles en 1640, orangs-outans en Hollande au même moment éléphants (2 à Versailles dans les années 1660-1670, un autre en 1775) kangourous en Angleterre au XVIIIe girafe dont Laurent de Médicis possédait un spécimen à Florence en 1486 (Vasari, Les ambassadeurs présentant leurs hommages à Laurent le Magnifique, 1556-58, Florence Palazzo Vecchio- hommage qui aurait été rendu dans la 2è moitié XVe), pour la 1ère fois en France en 1826.
Antoine Caron, Départ de la cour du Château d’Anet, ou Le voyage, vers 1570 dessin préparatoire pour l’un des tapisseries des Valois, encre brune, lavis brun, pierre noire (Paris, Musée du Louvre)
Le faux et le vrai vif
Reprenons l’hypothèse de D. Arasse qui ramène l’art animalier au cœur de l’histoire de l’art du détail : l’animal de ménagerie, en tant qu’objet de représentation, est l’une des figures qui déclenche l’avènement d’une vision rapprochée naturaliste dans les arts figuratifs, et donc le dépassement du symbolisme schématisant qui prévaut au Moyen Âge, mais avec une ambiguïté entre ce qu’on peut nommer le vrai et le faux vif. Comme témoignage du vrai vif, les lions de Dürer, vrais par l’ennui qui les accable et le célèbre éléphant de Rembrandt plus vrai que nature. Et pour montrer que de l’observation directe à l’imagination qu’excite l’animal chez l’artiste, de la nature à la poésie, il n’y a parfois qu’un pas, ainsi la plus splendide représentation d’animal de ménagerie, exécutée par l’un des artistes maîtrisant le plus le réalisme figuratif (cf. le lièvre ou la touffe d’herbe), est le Rhinocéros d’Albrecht Dürer (1515, gravure sur bois sur papier, Paris BNF) manifeste un irréalisme fantaisiste : un rhinocéros unicornis (espèce aujourd’hui en voie de disparition), considéré comme un animal extrêmement dangereux capable de vaincre un éléphant (récit de Pline).
Albrecht Dürer, Rhinocéros, 1515, gravure sur bois (Londres, British Museum)
Un étrange animal, cadeau diplomatique offert par le Sultan de Cambay au roi du Portugal Manuel Ier, débarque le 20 mai 1515 au port de Lisbonne. Mais Dürer ne travaille pas de visu, car il ne dispose à Nuremberg que d’un croquis de l’animal accompagné d’une description écrite que lui envoie un marchand germanophone installé à Lisbonne. Il transpose l’animal en une sorte de gigantesque crustacé armé d’une carapace avec une peau plissée, des écailles de reptile sur les pattes, agrémenté d’une queue d’éléphant, arborant une corne torsadée qui l’apparente à la licorne ou au narval, animaux légendaires, et d’une deuxième petite corne torsadée au niveau du garrot. Le succès de la gravure de Dürer est tel, que ce « Rhinocérus » chimérique sert, jusqu’au XVIIIe s, d’illustration aux ouvrages de zoologie moderne.
Du modèle naturel au modèle artistique à la ménagerie de Versailles
C’est au XVIIe siècle, d’abord dans les Flandres, ensuite en France, lorsque sont appelés à la cour du roi à Versailles des artistes flamands, que se constitue un art animalier, dont la ménagerie de Louis XIV à Versailles fournit les sujets. Versailles est un domaine royal où les animaux sont omniprésents (chasse, ferme, animaux de compagnie, de ménagerie et de parc), auprès d’un roi « collectionneur de beautés animales »[5].Commandée par Louis XIV à Louis le Vau, 1er architecte de Versailles, qui la construit entre 1662 (donc avant même la construction du nouveau château royal) et 1668, au bout du grand canal : des animaux exotiques, rares, curieux habitent ce lieu de représentation. Ménagerie achevée en 1668-69, comme le pendant pacifique du « sérail de bêtes féroces », aménagé dans le parc du Château de Vincennes, et construit par Mazarin dès 1654. A Versailles, une scénographie originale de panoptique et mise en ordre de la nature, comme pour le jardin, procure une vue d’ensemble sur les enclos des animaux :
Vue et perspective du salon de la ménagerie de Versailles, Pierre Aveline (?), XVIIe s (Paris, BNF)
Une fois passé le château un édifice central octogonal, comportant un rez-de-chaussée aménagé en grotte avec jets d’eau, et au 1er étage un grand salon comportant 7 portes-fenêtres sur balcon continu qui permet de regarder les animaux sans danger, entouré de 7 enclos fermés de grilles de fer, au sol d’herbe ou de sable. (voir Pierre Aveline, Vue et perspective du salon de la ménagerie de Versailles, XVIIe s, Paris, BNF et voir restitution sur le site du château de Versailles). Lieu de divertissement, de splendeur et d’ostentation depuis lequel on peut s’émerveiller de la beauté animale. Ces cours portent le nom des espèces majoritaires dans l’enclos, animaux civilisés et ordonnés : par ex quartier des belles cigognes. Un lieu depuis lequel embrasser tous les animaux d’un seul regard : idée neuve en Europe. La récente exposition Les animaux du roi [6] a montré que la ménagerie de Versailles, conçue à la manière d’une cour, selon le modèle d’un univers pacifié et maîtrisé (« un processus de civilisation »), auquel s’opposent le monde de la Fable, peuplé de sculptures de plomb dans le bosquet du Labyrinthe (représentant des bêtes vicieuses et belliqueuses ex). Des comportements animaux opposés auxquels on prête désormais attention. Ainsi la ménagerie contribue à l’émergence d’une nouvelle sensibilité, en réaction à l’idée cartésienne de l’animal-machine que l’observation directe des animaux contredit.
A gauche Pieter Boel, Grue à aigrette, huile sur toile, 3e quart XVIIe (Paris Musée du Louvre). A droite : Manufacture des Gobelins, Tapisseries des mois et des Maisons royales (12 pièces), château de Mariemont, mois d’août
Importance du travail sur le vif à proximité des animaux pour capter les attitudes et les caractéristiques. Les beaux oiseaux occupent une place majeure (à l’imitation de la ménagerie de l’archiduc Albert à Bruxelles peinte par Brueghel), par exemple le casoar (arrivé à Versailles en 1664) – Pieter Boel, étude d’un casoar et d’une corneille blanche blanc, ou encore de grands oiseaux aquatiques, Pieter Boel, Grue à aigrette, ennoblie par sa couronne. Boel reconnaissable à ses aplats de couleur ocre-rouge pour montrer les spécificités anatomiques des animaux et les faire ressortir du fond ; possibilité de créer des effets de lumière à l’aide de la couleur. Ces peintres doivent constituer un répertoire de formes et de caractères destinées aux artistes de la manufacture royale des Gobelins. Des cartons pour les Tapisseries des mois et des Maisons royales (12 pièces), château de Mariemont, mois d’août : aigrette, faisan et porc-épic évoluent en liberté au premier plan, au service de la gloire du roi et du plaisir des spectateurs. Mais l’artiste profite toujours de la nature pour développer un programme artistique original. L’animal est à la fois l’objet et le prétexte de l’art. L’exemple le plus fameux est le premier peintre du roi, Charles Le Brun, qui fournit les modèles de composition de ces tapisseries et en dirige l’exécution aux Gobelins, poursuit une œuvre plus étonnante encore pour nous, en puisant dans ce corpus d’images animalières disponibles. XVIIe s : est le moment où la physiognomonie (en fait un faux-savoir, reposant sur la croyance en la relation analogique du psychisme et de la physionomie qui a débuté à la Renaissance) entre dans le domaine artistique.
À gauche :Pieter Boel, études d’ours. A droite : Charles le Brun, Huit yeux d’ours, trois têtes d’ours et deux têtes d’hommes leur ressemblant (Paris, Musée du Louvre)
Les études de Tête d’ours de Pieter Boel – des études tout à fait naturalistes — fournissent des modèles d’interprétation des passions humaines reposant sur l’analogie de l’homme et de l’animal, selon le présupposé d’une analogie entre les caractéristiques physiques et psychologiques des individus. L’ours est l’animal déchu auquel on fait une réputation de paresse. L’étrange homme à tête d’ours représente le naturel nonchalant. Et donc on bascule de la représentation naturaliste de l’animal au fantasme – pris très au sérieux — d’un être hybride, mi-homme mi-animal, type de la paresse.
Mais la ménagerie de Versailles n’intéresse plus après la mort de Louis XIV : elle a produit tous ses effets politiques et artistiques. Et la Révolution finit par chasser les derniers « animaux » occupant le palais : un satiriste traduit la chute de la monarchie en animalisant les corps royaux et signe sa désacralisation par l’analogie zoologique : Les animaux rares ou la translation de la ménagerie royale au Temple (vers 1792,gravure à l’eau-forte et aquatinte, Paris, Musée Carnavalet[7]) qui suffit à dire la bestialité de Louis XVI en dindon gras -un animal castré- la voracité de Marie-Antoinette en louve et les enfants en louveteaux.
Les animaux rares, La translation de la ménagerie royale au Temple, vers 1792, gravure à l’eau-forte et aquatinte (Paris, Musée Carnavalet )
Conclusion
Pour conclure en revenant à nos deux artistes rugissant Barye et Delacroix, ils partagent tous deux l’attrait pour la représentation de la cruauté et de la violence. En fait, l’animal identifié à cette férocité est le prétexte pour traduire l’animalité humaine et projeter sur l’animal la violence et les passions humaines. Barye qu’on surnomme le « Michel-Ange de la ménagerie » est accusé par les membres de l’Institut après son triomphe de 1833 avec un plâtre représentant la lutte entre un lion et un serpent d’avoir pris « le jardin des Tuileries pour une ménagerie ». Dans cette histoire de l’art au prisme des ménageries, deux dimensions pour nous frappent par leur absence. D’une part la dissimulation de l’encagement de l’animal qui constitue la réalité de la ménagerie. D’autre part l’absence d’inversion des points de vue où l’animal regarde l’homme et l’artiste qui l’observent, ou alors seulement, du moins au XVIII et au XIXe siècles, à travers les arts mineurs.
A gauche : Honoré Daumier, O qu’ils sont laids, Les orangs-outans, 1836, lithographie colorée à la main A droite : Jean-Jacques Grandville, vignette, pour Scènes de la vie privée et publique des animaux, étude de mœurs contemporaines, 1840-1842, avec la collaboration d’écrivains (dont Balzac).
En revanche, c’est la considération éthique qui prendra le pas dans l’art contemporain pour interroger la recentrer autrement l’art sur l’animal.
A gauche : Otto Dill, Tiger im Käfig, v. 1928, Munich. A droite : Gilles Aillaud, Lions en cage, 1972.
[1] Cité notamment par Thierry Laugée, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01075675/document E. Delacroix, Lettre à Antoine-Louis Barye, Correspondance générale, I, p. 225. Th. Laugée souligne qu’on ne connaît aucun dessin de l’un ou de l’autre artiste qui renvoie à ce lion en particulier. La lettre célèbre est conservée dans le fonds d’archives Barye, récemment acquises par l’INHA. Une autre datation de ce billet pourrait être 1829 ou 1837, moment ou d’autres lions, dessinés par Delacroix, sont morts à la ménagerie. [2] « Mais d’après quel plâtre Puget a-t-il sculpté le lion dévorant qui déchire les muscles de Milon de Crotone ? Artistes, poètes, écrivains, si vous copiez toujours, on ne vous copiera jamais. Voulez-vous être originaux, et fixer l’admiration de la postérité sur vos ouvrages ? N’en cherchez les modèles que dans la nature. » https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96690778/f22.item.texteImage Bernardin de Saint Pierre, Mémoire sur la nécessité de joindre une ménagerie au Jardin National des Plantes de Paris, p. 14 [3] Les animaux y sont assez immobiles pour être dessinés puisque ce sont des animaux tenus enfermés dans un espace exigu. On ouvre d’abord une ménagerie provisoire de 58 animaux (mammifères et oiseaux[3]), puis on la transforme en ménagerie pérenne en 1804. [4] Daniel Arasse, Le détail, pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Champs-Flammarion, p. 129. [5] Catal. Les animaux du roi, dir. N. Milovanovic et A.Maral , p. 13. [6] Château de Versailles, oct 2021- février 2022- commissariat N. Milovanovic et A.Maral. [7] Citée dans Hommeanimal, Laurent Baridon, Martial Guédron, « L’homme au miroir de l’animal », p. 26, catalogue d’exposition, Musées de Strasbourg, Adam Biro, 2004
Avant d’en venir au sujet de cette conférence, c’est-à-dire le rôles des objets dans la dramaturgie, je ferai un petit détour par la philosophie médiévale et la question du langage. Au début du XIVe s, le philosophe franciscain Guillaume d’Ockham soutient la thèse, que nous appelons « nominaliste », selon laquelle les concepts abstraits universaux, tels que « humanité », « beauté », « justice » ne sont que des termes conventionnels qui ne renvoient à aucune entité réelle. Si « mourir » est un événement bien attesté dans la vie humaine, « la mort », en soi, n’existe pas. Ce n’est qu’un mot. Autrement dit, le langage, en formant des noms pour désigner des idées abstraites, nous trompe en nous faisant imaginer des êtres purement illusoires. Parler de la mort nous conduit à nous représenter une chose terrifiante, qui prend par exemple la forme d’un squelette malveillant, armé d’une grande faux. Le langage donc nous trompe et nous fait croire en des chimères. Le langage est source d’illusion. D’une certaine manière les mots sont comme des billets de banques dont la valeur, théoriquement, devrait renvoyer à une somme équivalente en lingots d’or conservée dans les coffre de la banque centrale. Or, de même qu’il est très facile de faire tourner la planche à billets et de produire des bouts de papier qui ne renvoient à aucune espèce sonnante et trébuchante. Le langage produit également une inflation de mots, qui peuvent être détachés de toute référant réel. Certains mots donc, sont de la fausse monnaie. Pour élargir cette question de la validité du langage, on voit bien que le problème est qu’il permet de dire ce qui n’est pas comme si cela était, de faire exister dans notre esprit des choses qui n’existent pas dans la réalité. Pour le dire plus simplement, le langage peut-être la source de deux formes d’illusion: l’erreur, si l’illusion est involontaire ; ou le mensonge, si l’illusion est créée intentionnellement. Au XVIIIe s, un savant imaginaire, rencontré par Gulliver lors de sa visite de l’Académie de Lagado , propose une solution radicale pour remédier à ce problème : il suffit de supprimer le langage et de s’exprimer en montrant les choses elles-mêmes que l’on sortirait de sa proche ou d’un grand sac à dos : « L’autre allait plus loin, et proposait une manière d’abolir tous les mots, en sorte qu’on raisonnerait sans parler ; ce qui serait très-favorable à la poitrine, parce qu’il est clair qu’à force de parler les poumons s’usent et la santé s’altère. L’expédient qu’il trouvait était de porter sur soi toutes les choses dont on voudrait s’entretenir. Ce nouveau système, dit-on, aurait été suivi, si les femmes ne s’y fussent opposées. Plusieurs esprits supérieurs de cette académie ne laissaient pas néanmoins de se conformer à cette manière d’exprimer les choses par les choses mêmes, ce qui n’était embarrassant pour eux /, que lorsqu’ils avaient à parler de plusieurs sujets différents ; alors il fallait apporter sur leur dos des fardeaux énormes, à moins qu’ils n’eussent un ou deux valets bien forts pour s’épargner cette peine : ils prétendaient que, si ce système avait lieu, toutes les nations pourraient facilement s’entendre (ce qui serait d’une grande commodité), et qu’on ne perdrait plus le temps à apprendre des langues étrangères. » (Jonathan Swift, Les Voyages de Gulliver, « Voyage à Laputa, aux Balnibarbes etc. », chapitre V, visite de l’Académie de Lagado) Certes la méthode est un peu encombrante, car il est peu commode de sortir une baleine de sa poche pour parler de baleine mais elle a l’avantage de supprimer l’erreur et le mensonge. « Les choses ne mentent pas » pourrait-on dire, en pastichant Philippe Pétain. Il se trouve que cette question du rapport entre les mots et les choses est au cœur de la théâtralité, puisque le théâtre, comme chacun sait, met en scène des mots, mais aussi des acteurs en chair et en os qui évoluent sur la scène en manipulant des objets. Comment donc le théâtre pense-t-il le rapport des mots et des choses ?
I- L’illusion des mots, le poids des objets
Il semble d’abord que le théâtre a toujours donné raison, par avance, aux académiciens de Lagado. Le théâtre n’a eu de cesse de démontrer la facticité des mots : comme le dit Hamlet : « Words, words, words ». Dans La Nuit des Rois (acte III, sc 1) de Shakespeare, le bouffon Feste déclare qu’il n’est pas le fou de Lady Olivia, mais son « corrupteur de mots » car dit-il « une phrase n’est qu’un gant de chevreau pour un esprit agile », un gant que l’on peut retourner sens dessus dessous. Dans L’Illusion comique de Corneille (II, 3), Isabelle réplique à un amoureux éconduit qui la pourchasse de ses serments d’amours plaintifs et de s es reproches : « Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses, Des épines pour moi vous les nommez des roses, Ce que vous appelez service, affection Je l’appelle supplice et persécution. » Si au départ ces vers d’Isabelle ne semblent désigner que la diversité des points de vue, très vite, Adraste, s’entêtant à déclarer qu’Isabelle ne peut qu’être flattée de ses avances, corrompt sciemment le langage en lui faisant dire le contraire de la vérité : il nomme volontairement « roses » ce qu’il sait n’être qu’« épines ». Le théâtre souvent illustre cette tromperie des mots. L’erreur peut être involontaire, comme dans le cas du quiproquo où un même mot est compris de façon radicalement différente par les personnages qui croient pourtant parler de la même chose. Le procédé est connu, mais je ne résiste pas à l’envie vous montrer un passage célèbre de L’Ecole des femmes, où vous reconnaîtrez une célèbre actrice à ses débuts : Isabelle Adjani face à Bernard Blier dans L’Ecole des femmes, film de Raymond Rouleau, https://www.cyrano.education/content/lecole-des-femmes-42994, de 31.43 à 32.26. Les mots sont aussi le véhicule du mensonge le plus élémentaire : dans l’Electre de Sophocle, le Pédagogue trompe Clytemnestre et tout le palais de Mycènes en racontant la mort d’Oreste, avec beaucoup de détails réalistes qui donnent l’apparence de la vérité à son récit, alors que tout y est faux. Le cas du langage à double entente illustre de façon plus subtile la corruption des mots : toujours dans Electre, lors de la scène finale, le cadavre de Clytemnestre assassinée est exposé devant tous, mais voilé. Egisthe s’approche du corps qu’il croit être celui d’Oreste et il interroge brutalement Electre. Celle-si répond alors à l’amant de sa mère de façon apparemment soumise mais ironiquement tragique, puisqu’elle lui annonce à mots couverts qu’il va bientôt être assassiné à son tour. Projection d’Electre, mise en scène d’Antoine Vitez, réalisation Hugo Santiago, 1986, DVD Trois fois Electre, La Maison d’à côté, Imec, INA Editions, de 1.33.21 à 1.33.41 : Egisthe : Qui de vous sait où se trouvent ces étrangers de Phocide qui sont venus annoncer qu’Oreste est mort dans un accident de char ? Réponds-moi. Oui, toi qui faisais l’effrontée autrefois. J’imagine que la chose t’intéresse, que tu sais cela. Electre : Oui, je sais tout. Comment faire autrement ? C’est ce que j’ai de plus cher au monde. Egisthe : Eh bien où sont-ils ces étrangers, enseigne-moi ? Electre : Dans la maison, ils ont été reçus en amis. Egisthe : Ils ont vraiment annoncé la mort d’Oreste ? Electre : Non, ils l’ont prouvée, autrement que par des mots. Egisthe : Alors je peux en être sûr ? Electre : Tu peux même voir, mais c’est un pénible spectacle. (Sophocle, Electre, exodos, traduction d’Antoine Vitez) De façon plus perverse encore, Iago trompe Othello en ne lui disant que la plus stricte vérité : « Oh prenez garde monseigneur, à la jalousie ! C’est le monstre aux yeux verts qui produit l’aliment dont il se nourrit ! Ce cocu vit en joie qui, certain de son sort, n’aime pas celle qui le trompe ; mais, oh ! Quelles damnées minutes il compte, celui qui raffole, mais doute, celui qui soupçonne, mais aime éperdument ! » (traduction François-Victor Hugo) C’est en effet en lui peignant les effets néfastes et bien réels de la jalousie que Iago distille dans l’esprit d’Othello l’idée que Desdémone pourrait lui être infidèle. Il le rend jaloux en le mettant en garde contre la jalousie ! On voit donc bien que le langage est source d’illusion, qu’il s’agisse d’erreur involontaire ou de tromperie caractérisée. Le langage au théâtre se trouve donc souvent décrédibilisé. Ainsi, dans la comédie de Corneille, Le Menteur, le héros est un mythomane qui s’enferre tellement dans ses mensonges, qu’à la fin plus personne ne veut le croire, même quand il dit la vérité. La solution passera donc par les objets, dont la matérialité apporte une preuve concrète et un témoignage irréfutable de la vérité. Ainsi dans la scène de reconnaissance, théorisée par Aristote, il faut le plus souvent recourir à un objet pour mettre fin à l’illusion. Dans Electre, toujours, lorsqu’Oreste révèle sa vraie identité à sa sœur, il doit exhiber sous ses yeux le sceau d’Agamemnon pour qu’elle accepte enfin de le croire : « Regarde cette bague de notre père, et tu sauras si je dis vrai ». C’est la première d’une longue série d’interjections (« oh ! mais c’est la croix de ma mère ! ») qui permettront de mettre fin commodément aux intrigues les plus complexes, des comédies de Molière jusqu’aux meilleurs mélodrames du XIXe s. « Hélas ! À voir ce bracelet, c’est ma fille que je perdis à l’âge que vous dites », s’écrie Argante reconnaissant Zerbinette pour sa fille à la fin des Fourberies de Scapin.
II- Les objets nous trompent
Pourtant les objets eux-aussi peuvent être trompeurs. Tout comme les mots, les objets sont d’abord source d’erreur involontaire et de quiproquo : dans la tragique histoire de Pyrame et Thisbé, que Shakespeare met en scène de façon parodique dans Le Songe d’une nuit d’été, les deux amants séparés par l’hostilité de leurs familles s’enfuient de chez eux et se donnent rendez-vous dans une clairière. Thisbé arrive en premier, mais se retrouve nez à nez avec un lion. Dans sa fuite elle laisse tomber son écharpe que le lion déchiquette à belles dents avant de quitter la place. A son arrivée, Pyrame trouve l’écharpe déchirée. Il imagine aussitôt Thisbé morte et il se suicide. Lorsque Thisbé revient sur ses pas, il ne lui reste plus qu’à se se suicider à son tour. Dans Roméo et Juliette, l’écharpe est remplacée par un somnifère qui donne à Juliette l’apparence de la mort, et par une lettre qui devait prévenir Roméo et qui arrive trop tard. Les objets peuvent aussi mentir sciemment ou être manipulés : c’est ainsi que le Pédagogue et Oreste, dans Electre, appuient le récit mensonger de la mort d’Oreste en produisant une urne funéraire censée contenir les cendres du fils d’Agamemnon. De même Iago apporte à Othello la preuve ultime, mais trompeuse, de l’infidélité de Desdémone, en dérobant à cette dernière un mouchoir qui se retrouve comme par hasard entre les mains de Cassio. Bref, si Electre avait été baroque, elle se serait méfiée du sceau d’Agamemnon brandi par Oreste : si une urne pouvait lui mentir, pourquoi une bague serait-elle moins douteuse ? Les objets ne mentent pas, disions-nous ? C’est donc une illusion dont nous devons nous débarrasser. Leur matérialité est trompeuse, et leur prétendue objectivité dissimule mal le fait que les objets sont profondément subjectifs.
III Les objets sont subjectifs
Dans une conférence intitulée « Sémantique de l’objet » (1964), Roland Barthes explique qu’ « il y a toujours un sens qui déborde l’usage de l’objet ». En effet la signification d’une Rolex ne se limite pas à son usage qui est de donner l’heure. La Rolex est surtout un signe qui sert à transmettre un message : c’est un moyen pour son possesseur d’affirmer sa richesse et sa réussite sociale. De même au théâtre, il y a toujours de l’humain qui déborde de l’objet. Les objets au théâtre caractérisent leur possesseur, mieux qu’une longue description romanesque ne pourrait le faire. Ainsi dans Mademoiselle Julie de Strindberg, le fait que le valet Jean ne boive que du vin de Bourgogne, nous renseigne sur ses prétentions à l’élévation sociale, tandis que le fait que l’aristocrate Julie déclare préférer la bière, nous renseigne sur son désir de « faire peuple » et sa fascination trouble pour la déchéance sociale. Plus spectaculaire encore, au dénouement de la pièce, Jean prévoit de s’enfuir en enlevant Julie, avec qui il a couché ; mais il suffit d’un coup de sonnette et de la vue des bottes de Monsieur, le père de Julie, pour que le valet soit renvoyé à sa condition d’esclave et se retrouve soudain paralysé. L’objet métonymique (les bottes) s’est substitué au personnage absent: Monsieur. On pense ici au tableau de Van Gogh représentant une paire de chaussures. Ces chaussures ont fait couler beaucoup d’encre philosophique depuis Heidegger jusqu’à Derrida, mais toutes ces interprétations pointent le fait que le pathétique soulevé par la peinture vient de ce qu’elles nous font imaginer de la vie du possesseur de ces chaussures, à la fois absent du tableau et omniprésent. De la même façon dans Les Paravents de Jean Genet, le colon Sir Harold surveille ses ouvriers algériens dans un champ. Toutefois pour continuer à exercer la terreur sur ses ouvriers et s’épargner la peine de les surveiller, il lui suffit de la présence de son gant : « Habib : Vous partez déjà, Sir Harold ? Voix de Sir Harold, de la coulisse : Pas tout à fait. Mon gant vous gardera. Un merveilleux gant de pécari jaune arrive, jeté de la coulisse. Il reste comme suspendu dans l’air, au milieu de la scène. Quoi de mieux que les bottes du maître ou son gant, symboles de la sa puissance et de sa violence, pour dire l’aliénation de l’esclave. De même dans Les Bonnes de Jean Genet, Solange et Claire n’ont besoin que des robes de Madame, d’une sonnette et d’un gant de cuisine, pour se livrer avec délice et terreur aux jeux sadomasochistes de la domination et de la soumission, de l’orgueil et de l’humiliation. Il y a toujours de l’humain qui déborde de l’objet, particulièrement parce que les objets sont des surfaces sur lesquels nous projetons nos angoisses : « Claire : Tu sais ce que je veux dire. Tu sais bien que les objets nous abandonnent. Solange : Les objets ne s’occupent pas de nous. Claire : Ils ne font que cela. Ils nous trahissent. Et il faut que nous soyons de bien grands coupables pour qu’ils nous accusent avec un tel acharnement. »
Conclusion qui n’en finit pas
Il semble donc que nous ayons à conclure tragiquement que tout nous trompe, tout nous ment, tout nous angoisse… Les objets ne sont pas plus objectifs, ni plus certains, que les paroles et nous devons adopter la leçon du scepticisme selon laquelle l’homme ne peut probablement pas atteindre la vérité. Il ne nous reste plus qu’à accepter le doute universel, notre incapacité à démêler le vrai du faux, et dire avec Montaigne : « Que sais-je ? », avec Calderón que « la vie est un songe », ou avec Shakespeare que le monde entier n’est qu’une scène de théâtre. Toutefois, pour terminer sur une petite note d’espoir, ne pourrait-on penser que la vérité peut surgir, même du fond de la tromperie et de l’illusion ? Dans Les Fausses confidences (1637), Marivaux renouvelle brillamment cette dialectique de l’illusion et de la vérité. Dans cette pièce, le valet Dubois manipule la riche veuve Araminte pour qu’elle tombe amoureuse de Dorante. Dorante, qui était auparavant le maître de Dubois, est un jeune homme de bonne famille ruiné. Il entre au service d’Araminte, dont il est amoureux, en qualité d’intendant pour se rapprocher d’elle. En vérité, Dubois n’a pas grand chose à faire pour qu’Araminte tombe amoureuse de Dorante, car dès le premier coup d’œil, Araminte est charmée par son nouvel intendant. Pourtant les machinations de Dubois sont nécessaires, car Araminte ne peut se permettre d’être amoureuse de son employé. Les conventions sociales de l’époque empêchent une telle transgression des barrières de classe. Il faudra donc beaucoup de ruse à Dubois pour obliger Araminte à cesser de se mentir à elle-même et accepter qu’elle aime Dorante. En digne héritier de Iago, Dubois manipule Araminte en ne lui disant que la vérité. Dès le départ, il lui annonce que son nouvel intendant est amoureux d’elle et il lui rappelle qu’elle se doit de le renvoyer sur le champ. Les « confidences » de la pièce ne sont donc pas « fausses » et trompeuses dans leur contenu, mais dans leurs intentions. Araminte trouve toujours des prétextes pour garder son bel employé, et il faut donc que Dubois mette en place de subtiles machinations afin de rendre public l’amour de Dorante pour Araminte et forcer Araminte à voir clair en elle-même. C’est en effet le regard que les autres portent sur elle qui lui offre le miroir révélateur dont elle a besoin. Car c’est en se disant que les autres risquent de penser qu’elle est amoureuse, qu’elle prend conscience qu’en effet, elle est amoureuse : « Araminte à Dorante: Vous donner mon portrait ! Songez que ce serait avouer que je vous aime ! Dorante : Que vous m’aimez, Madame ! Quelle idée ! Qui pourrait se l’imaginer ? Araminte, d’un ton vif et naif : Et voilà pourtant ce qui m’arrive. » Pour manipuler Araminte, Dubois a recours à deux objets : un portrait et une lettre prétendument écrite par Dorante et en réalité forgée de toutes pièces. Ces deux objets tombent comme par hasard entre les mains de qui il ne faut pas (des gens indiscrets qui en font grand bruit). Donc apparemment ils sont manipulés maladroitement, mais en réalité ils ont été manipulés avec beaucoup d’adresse puisqu’ils arrivent précisément entre les mains de ceux que visaient Dubois, tout en ayant l’air d’y être arrivé par un malencontreux hasard. Ces objets révèlent donc à toute la maisonnée l’amour de l’intendant pour sa maîtresse et la complaisance de cette dernière, qui se décide enfin à l’épouser. J’avais commencé cet exposé par une digression philosophique, je conclurai par trois équations mathématiques : Nous avons vu que dans la tradition théâtrale :
un vrai objet + manipulé de façon maladroite = illusion (par ex. la lettre de Juliette qui arrive trop tard)
ou un vrai objet + manipulé avec des intentions trompeuses = illusion (par ex le mouchoir de Desdémone.
Chez Marivaux un faux objet + manipulé avec des intentions trompeuses = vérité (c’est la fausse lettre de Dorante)
Donc, du fond même du mensonge et de la subjectivité des objets, peut surgir la vérité la plus objective! Ce qui sépare Marivaux de Shakespeare, c’est bien sûr Descartes, c’est-à-dire la confiance retrouvée dans les pouvoirs de la raison pour nous permettre d’atteindre la vérité, mais aussi l’idée que la certitude doit surgir du fond même du doute systématique et de la prise de conscience de nos illusions.
Entre 1449 et 1459 (dates communément admises), le peintre Benozzo Gozzoli réalise pour le maître de Florence, Cosimo dei Medici, un programme iconographique peint à fresque sur les murs de la chapelle familiale du palais tout juste sorti de terre. Nous savons qu’en 1459, très fier du résultat, Cosimo fait les honneurs de sa chapelle toute neuve au jeune Galeazzo Maria Sforza, fils du seigneur de Milan, ainsi qu’au pape Pie II, un Siennois humaniste érudit ; la crème de l‘élite de cette Italie du second XVe siècle. Le thème de ce décor peint à même les murs : le cortège des Mages venus adorer l’Enfant Jésus, dont la nativité est représentée sur un retable de Filippo Lippi (ou plus certainement une copie). Cette œuvre de Lippi suffirait à faire de la chapelle un endroit exceptionnel, mais on en vient presque à l’oublier tant l’oeil est attiré par le chatoiement des étoffes précieuses, l’abondance des personnages, le pittoresque des animaux, des végétaux, des paysages, en une explosion de couleurs contenues dans des formes délicates. Le style de Gozzoli n’est pourtant pas spécialement novateur (on parle à son sujet de « gothique international », ce qui devrait le faire disparaître derrière la force d’innovation, la douce sensualité, la maîtrise de l’espace de Lippi). Et il n’en demeure pas moins que son Cortège des Mages happe le regard, fascine, ravit les millions de visiteurs qui passent par ce tout petit oratoire et qui mettent bien tout le reste du parcours dans le palais à encaisser cette overdose de couleurs, de beau seigneurs chamarrés, d’animaux rares et magnifiques, d’expressions énigmatiques. On perçoit confusément qu’il y a tant à comprendre dans ces quelques mètres carrés, qu’on a forcément « manqué » quelque chose. L’invitation à aller plus ultra, comme l’Ulysse de Dante, est évidente, encore faut-il savoir quel chemin emprunter. Essayons d’en éclairer quelques jalons. Gozzoli accomplit tout d’abord une narration picturale facilement accessible à tout Occidental du XVe siècle. L’épisode de l’adoration des Mages, au début des évangiles synoptiques, est très connu de tous les fidèles, les moins dégrossis compris. Et il n’y a rien d’extraordinaire dans l’iconographie retenue par le peintre : les mages sont de grands seigneurs, des « rois », leur cortège est surabondant, les présents sont somptueux, les animaux souvent exotiques. Entre les affres de la recherche d’un coin d’étable où accoucher et l’horreur de la fuite en Egypte et du massacre des Innocents, un moment de rêve. Gozzoli y ajoute, un peu cuistre, quelques grands classiques de cette peinture gothique de la fin du moyen-âge : trois Mages pour représenter les trois âges de la vie, une nature qui illustre les quatre saisons, une faune qui vient des trois parties du monde (Europe, Asie, Afrique). Cela, tout un chacun peut le percevoir avec la culture commune des Occidentaux de ce temps. C’est déjà un peu dense, mais tout le monde suit. Il faut être un Florentin du Quattrocento pour saisir un autre niveau de narration. En 1439, une récurrence de la peste oblige les évêques italiens, les légats du Pape et les membres de la délégation byzantine, parmi lesquels l’empereur lui-même et le patriarche de Constantinople, à quitter Ferrare, dans la plaine du Pô. Ce concile avait pour but de refaire l’union entre Grecs et Latins devant la menace d’une imminente conquête de la seconde Rome par les Turcs ottomans. Le pape parvient à négocier la promesse d’une croisade de secours contre la réunification des Eglises. Fuyant Ferrare, les pères conciliaires acceptent l’hospitalité que Cosimo, maître de la ville depuis 1434, s’est empressé de leur offrir. C’est pour lui une heure de gloire, la consécration de sa réussite personnelle comme la validation de ses talents de diplomate. Il rend un énorme service au pape (dont il est aussi le banquier…), à la chrétienté, à l’humanité. Ce concile est un moment important de notre histoire culturelle, mettant en contact rapproché et durable intellectuels grecs et humanistes italiens ; mais quant à son objet initial, c’est un échec. Les Constantinopolitains n’acceptent pas la tutelle romaine induite par les canons du concile ; Le sac de leur ville par les Vénitiens en 1204 ne passe toujours pas… Ce que Cosimo veut retenir de l’évènement, c’est le luxe du cortège, le déploiement de faste déployé par l’ambassade byzantine (inversement proportionnel aux réels moyens de ces Byzantins au bord de l’abîme). Et c’est bien cela que rend Gozzoli : le Basileus Jean (l’homme mûr sur un étalon noir), le patriarche Joseph (le vieillard sur une mûle) et leur suite. Un moment de l’histoire récente de Florence, qui se superpose à l’Histoire Sainte originelle. L’orgueil urbain des Florentins s’en trouve grandement flatté. Reste que le dernier Mage ne colle pas vraiment avec la composition de l’ambassade grecque. Les Florentins qui fréquentent quelque peu le cercle du pouvoir médicéen sont, eux, capables de dire qui est ce beau jeune homme. Cosimo a deux petits-fils, Laurent (futur maître de la ville, poète licencieux, mécène fastueux) et Julien, assassiné quelques années plus tard lors de la conjuration des Pazzi. Julien est aussi beau et blond que Laurent est brun et laid. Et s’il est à la place du dernier mage, c’est parce qu’il permet à Gozzoli de superposer un troisième récit aux deux premiers. Les choses se compliquent quelque peu. Derrière le dernier Mage, un peu jeune pour l’histoire, se trouve une foule de personnages, massés en une cavalcade compacte, sur au moins quatre rangs. Et les Florentins de l’élite (ou les membres de la famille, laquais et soubrettes compris) mettent facilement un nom sur tous ces visages. Cosimo lui-même, sur un âne roussin, et dont la position des mains constitue une manière de coming out. A cette époque, la profession de banquier n’a pas bonne réputation, et l’argent salit ceux qui le manipulent. Il est très délicat de montrer trop ostensiblement sa richesse, sauf à être de sang royal ou princier. Et cette mesure dans l’expression de la réussite se retrouve jusque dans l’austère majesté du palais que Cosimo fait édifier par Michelozzo di Bartolomeo. Majestueux mais sobre ; la puissance sans le luxe. C’est le code des parvenus de ce temps : pas de bling bling. Dans la chapelle en revanche on peut se lâcher ; c’est, avec le studiolo du maître, le lieu le plus intime du palais. Le cercle de famille y a sa place, on est entre soi. C’est ici que Cosimo peut se faire représenter comme un manieur d’argent : en train de compter… avec ses doigts. C’est obscène, mais c’est la réalité que connaissent tous les Medici. Et c’est aussi dans la foule des familiers qui se presse derrière lui qu’on aperçoit un visage juvénile, au regard pourtant acéré, et qui accroche l’oeil du visiteur. Gozzoli signe deux fois son œuvre ; par l’auto-portrait de trois-quart, tourné vers l’extérieur, auquel vont nous habituer nombre de peintres de l’âge moderne (mais ici c’est peut-être une première). Et par ce flamboyant bonnet écarlate, à la base duquel, pour que tous comprennent, il a écrit ; OPUS BENOTII (c’est Benozzo qui l’a fait). Le lien entre le commanditaire de l’oeuvre et l’artiste est très explicitement mis en scène. On connaît des peintures religieuses où celui qui paie le tableau se fait représenter en prière aux pieds de la Vierge ou de la Croix. L’inclusion de toute la famille Medici dans le cortège, ainsi que la représentation du lien entre l’artiste et son mécène, cela est en revanche très nouveau. Et dit beaucoup d’une relation qui devient classique et décisive dans la production artistique de la Renaissance européenne. Chiara Frugoni, qui par un hasard presque miraculeux avait accompagné le groupe de mes étudiants lors de ma première visite à la Chapelle des Mages nous avait dit avant de nous faire entrer : « il faut voir ces fresques avec l’oeil d’un enfant, et les comprendre avec la tête d’un Machiavel. »
Bibliographie :
– Richard Turner, La Renaissance à Florence, Flammarion, Paris, 1997. – Cristina Acidini Luchinat (dir.), Benozzo Gozzoli. La Capella dei Magi, Electa, Milano, 1993.
Qu’est-ce que la bêtise ? ou plutôt, comme se le demande Robert Musil : « Qu’est-ce au juste que la bêtise ? » (Robert Musil, conférence à Vienne en mars 1937, De la bêtise). Car on sait reconnaître la bêtise, à coup sûr, mais peut-on au juste la définir ?
Michel Audiard dans La Grande Sauterelle de Georges Lautner, 1967, n’y va pas par quatre chemins :
« C’que tu peux être con. T’es même pas con t’es bête. Tu sais rien, tu vas jamais au cinoche, tu te tiens au courant de rien. Si ça se trouve t’as même pas de cerveau, et si on regarde au-dessus de ta tête, on doit voir tes dents… »
Le Grand Robert, lui, parle de défaut d’intelligence et de jugement ; d’action ou de parole sotte ou maladroite ; d’absence de mobilité d’esprit. Les contraires sont, sans surprise, l’intelligence, l’esprit, la finesse, le bon sens ; mais aussi l’adaptation, la curiosité, la tolérance.
Le Littré nous dit que le mot « bêtise » est récent ; autrefois (XVe-XVIe s.), on disait besterie. Être bête, c’est donc faire la bête, comme en témoignent certaines expressions (« bête à manger du foin ») ; l’âne, l’oie, arrivant en tête du bestiaire de la bêtise. Dès le moyen-âge, le mot bête s’applique métaphoriquement à l’homme pour évoquer son caractère instinctif, irrationnel, dominé par la physiologie. Montaigne, Pascal par exemple, opposent deux attitudes, toutes deux dangereuses, « faire l’ange » ou « faire la bête ». La « bête humaine » qui désigne le personnage de Jacques Lantier, assassin compulsif, dans le roman éponyme de Zola, dit assez la dérivation sémantique du mot « bête » vers la cruauté, l’acharnement, la voracité. Ces acceptions affleurent donc dans le mot bêtise, qui ne peut être limité à un sens bon enfant, notamment quand il est employé au pluriel : faire ou dire des bêtises. Cette bêtise accidentelle et vénielle ne nous intéressera pas ici, ni même un emploi condescendant ou euphémistique du terme :
“… faisons cette bêtise, L’amour, et livrons-nous naïvement à Dieu.” HUGO, La Légende des siècles, t. 4, 1877, p. 846.
Non, bien plus fascinante est la bêtise crasse, consubstantielle à l’individu, et lorsqu’elle persévère dans son être. Cf. Le Guignolo de Georges Lautner, 1980, dialogue J. Audiard :
« – Vous savez quelle différence il y a entre un con et un voleur ? – Non. – Un voleur, de temps en temps, ça se repose. »
Entendons-nous bien, analyser les fondements et les manifestations éclatantes de la bêtise est faussement un projet réjouissant, comme si l’exposé avait une vertu prophylactique : analyser la bêtise, serait la considérer à bonne distance, et s’en immuniser, une sorte de « geste barrière » de l’intelligence satisfaite. Parler de la bêtise dans ce temple de l’intelligence, en connivence avec son auditoire, c’est prendre le risque de la regarder de haut, dans une pernicieuse stratégie du décalage, et manquer son but par orgueil. La bêtise est d’évidence, comme le bon sens chez Descartes, « la chose du monde la mieux partagée. » Il convient donc de ne se situer ni au-dessus ni à côté de son sujet.
Bêtes à pleurer
Dans les Fables de La Fontaine, certains animaux ou certains hommes, bêtes comme leurs pieds, commettent d’irréparables boulettes faute d’avoir la tête bien faite : tel ours pour chasser une mouche sur le nez d’un jardinier s’arme d’un pavé et lui fracasse la tête, tel paysan éventre la poule qui lui donne chaque jour un œuf en or, tel volatile sur un arbre perché, pour son péché mignon de flatteries, laisse choir son alléchant fromage. L’avarice, la vanité, et tous les autres péchés capitaux sont solubles dans la bêtise qui sanctionne l’universelle dupe qui n’a plus que ses yeux pour pleurer. Aux XVIIe et XVIIIe s. le péché capital est la bêtise sociale de celui qui se donne en ridicule en société. Molière nous en a donné un fameux exemple avec le personnage du « trois fois sot » Trissotin dans Les Femmes savantes. Typiquement ce lourdaud n’a pas d’intelligence sociale, il est le contraire du bel esprit de salon. Plus tard, Rousseau dit de lui-même qu’il est « bête » en société, parce qu’il ne sait pas quoi dire. Flaubert dans l’un de ses Trois contes, Un cœur simple, invente le personnage de la servante Félicité qui est sotte, crédule, mais sa simplicité est sans malice. Sa bêtise est passive, elle pourrait progresser : lorsqu’elle cherche la maison où habite son neveu Victor à Cuba, elle est déçue de ne pas la voir sur les cartes que lui montre un avocat : « Il avait un beau sourire de cuistre devant l’ahurissement de Félicité […] Une candeur pareille excitait sa joie. » Mais il suffirait qu’il lui explique. Sa bêtise à elle est pardonnable et amendable ; elle est simple mais récupérable ! C’est le savant ici qui est bête et méchant, on y reviendra… Flaubert a de la sympathie pour la pauvre Félicité, et pour cause. Sartre dans la somme qu’il consacre à Flaubert, L’Idiot de la famille, relate une anecdote familiale touchant le jeune Gustave : « Ma grand-mère [c’est la nièce de Flaubert qui parle] m’a raconté qu’il restait de longues heures un doigt dans sa bouche, absorbé, l’air presque bête. » Il paraît même qu’un vieux domestique le faisait tourner chèvre en lui disant : « va voir… À la cuisine si j’y suis. » On peut avoir de l’indulgence par rapport à cette forme de bêtise qui ne pense pas à mal, qui peut néanmoins devenir nuisible, parce qu’elle est influençable. En revanche, la bêtise est irrécupérable et impardonnable quand elle s’obstine.
« La bêtise est quelque chose d’inébranlable […] Elle est de la nature du granit, dure et résistante » (Flaubert, Correspondance)
Typiquement, Molière présente des personnages dont l’obstination, le comportement répétitif, les tics gestuels et linguistiques, nous les font apparaître bêtes (ex. Harpagon : « Hélas ! Mon pauvre argent ! »). Leur persévérance, dans l’erreur et l’aveuglement, est comique, parce que nous y voyons leur incapacité d’adaptation. La force d’inertie qui se dégage de leur fonctionnement mécanique est d’ailleurs pour Bergson (Le Rire) l’un des ressorts essentiels du rire, avec la célèbre formule : « de la mécanique plaquée sur du vivant ». La bêtise est butée, figée dans ses certitudes, son conservatisme ; elle est douée d’une puissance d’enlisement qui ne laisse pas de possibilité de l’ébranler, de la retourner. Le problème avec la bêtise n’est pas tant les erreurs qu’elle véhicule, mais le fait que l’imbécile est tout à fait assuré des inepties qu’il profère. Flaubert propose, entre autres, dans son Dictionnaire des idées reçues, la définition suivante : « Bossus. Ont beaucoup d’esprit. — Sont très recherchés des femmes lascives. » Ce n’est pas tant la fausseté de cet énoncé qu’il faut réfuter (pourquoi d’ailleurs les bossus n’auraient-ils pas effectivement beaucoup d’esprit ? quant à la deuxième proposition, je n’ai pas d’avis…), mais bien plutôt ce qui en fait une idée reçue et non discutée, son évidence convenue. Le contraire de la bêtise n’est pas l’intelligence (c’est tout de même mieux s’il y en a), mais le doute, la prudence de la pensée. Montaigne dans ses Essais, III, 8, « De l’art de conférer » disait bien : « L’obstination et ardeur d’opinion est la plus sûre preuve de bêtise. » Ou encore le grand Barthes (dont seule la mort fut bête), colloque de Cerisy, 1977 : « La bêtise n’est pas liée à l’erreur. Toujours triomphante (impossible à vaincre), son triomphe relève d’une force énigmatique : c’est l’être-là tout nu, dans sa splendeur. D’où une terreur et une fascination, celle du cadavre […]. Donc elle est là, obtuse comme la Mort. » Dans cet éthos du crétin ou de l’idiote satisfaits, contents de soi, se glisse le stéréotype du bourgeois, modèle inépuisable de la bêtise en littérature. Flaubert n’a de cesse de stigmatiser cette boursouflure de la bêtise humaine, qu’il remarque notamment comme un effet indésirable du tourisme de masse naissant en Egypte, comme ici ce rituel idiot qui consiste à laisser sa marque sur les monuments : « A Alexandrie, un certain Thomson, de Sunderland, a sur la colonne de Pompée écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieu de distance. Il n’y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de Thomson, et par conséquent sans penser à Thomson. Ce crétin s’est incorporé au monument et se perpétue avec lui. Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thomson de Sunderland. […] ils sont si nombreux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé ! En voyage on en rencontre beaucoup. » (Correspondance) Ces bourgeois en voyage représentent la bêtise collective, qui devient alors une classe émergeante. Flaubert a la hantise de ce qu’il appelle « l’infinie stupidité des masses ». Cette bêtise-là sous ses dehors inoffensifs, est une force agissante et sourde, qui recèle un gouffre de brutalité passive. Une autre forme de bêtise est plus sûre d’elle, triomphante, redoutable parce qu’elle sait s’adapter, sonder le milieu ambiant et en tirer profit.
Bêtes et méchants
On se souvient du film Dupont-Lajoie d’Y. Boisset (1974) qui s’attaque, sur fond de racisme, à la bêtise ordinaire d’honnêtes citoyens prêts à accuser des ouvriers maghrébins du meurtre le plus ignoble. Terrible est cette bêtise qui s’attaque au plus faible, parfaitement nuisible quand elle est consensuelle et se croit subversive, sur l’air de : « on ne nous la fait pas » et « on ne nous dit pas tout ». Terrible est aussi la bêtise sous l’enveloppe respectable de l’intelligence. Le pharmacien Homais dans Madame Bovary, a la bêtise de celui qui s’en croit à l’abri, son intelligence le rend bête dans son désir forcené d’ascension sociale, sa pédanterie de petit bourgeois qui a des prétentions scientifiques et politiques. Pourtant l’excellence d’Homais affichée en lettres d’or sur son officine, le ramène à une humanité moyenne, celle du type ordinaire qui ne supporte pas la solitude et ne peut que s’agréger à autrui pour y trouver le reflet espéré de sa supériorité. On ne peut être bête tout seul.
L’ironie de l’histoire
Se sentir intelligent, c’est adopter une posture aristocratique ostracisant le crétin. Pour les organisateurs du dîner de cons dans le film éponyme de Francis Veber, en 1998, offrir à la risée publique un beau spécimen d’imbécile, est le plus sûr moyen de paraître spirituel. « Y’a pas de mal à se moquer des abrutis. Ils sont là pour ça, non ? » (personnage de Pierre Brochant, éditeur) Mais à force de bourdes à répétition du nigaud de service, joué par J. Villeret, on perçoit la signification réversible du bêtisier. Finalement la bêtise de l’autre s’annule dans le jugement discriminant porté sur lui : stigmatiser la bêtise d’autrui, c’est se considérer prémuni, ce qui est un manque caractérisé de jugement et de prudence. Ainsi, on est toujours la bête de quelqu’un, le jugement sur la bêtise se neutralise dans l’indifférenciation.
Notre lieu commun Parler de la bêtise, c’est l’illusion du discours sur l’autre. En cherchant l’autre, on ne trouve que son alter ego : « Madame Bovary, c’est moi ! » Mais Charles Bovary, Homais, c’est sans doute un peu moi aussi. En identifiant la bêtise ordinaire, en analysant ses ressorts, je me retrouve, et regarde l’autre comme dans un miroir. La bêtise est notre lieu commun, dont la première manifestation et la preuve évidente de son universalité, est de croire qu’on y échappe. Elle a son discours, la doxa, les idées reçues, c’est-à-dire le discours qui compense le manque de discours, c’est dire quand on n’a rien à dire, et fournir à l’échange social. Nathalie Sarraute à travers ce qu’elle appelle les « tropismes » met en évidence toutes les conventions sociales, les stéréotypes par lesquels nous sommes traversés, et qui bloquent l’intelligence de situation. Tropismes, X : « Elles allaient dans des thés. Elles restaient là, assises pendant des heures, pendant que des après-midi entières s’écoulaient. Elles parlaient : ‘’Il y a entre eux des scènes lamentables, des disputes à propos de rien. Je dois dire que c’est lui que je plains dans tout cela quand même. Combien ? Mais au moins deux millions. Et rien que l’héritage de la tante Joséphine… Non… comment voulez-vous ? Il ne l’épousera pas. C’est une femme d’intérieur qu’il lui faut, il ne s’en rend pas compte lui-même. […]’’ On le leur avait toujours dit. Cela, elles l’avaient bien toujours entendu dire, elles le savaient : les sentiments, l’amour, la vie, c’était là leur domaine. Il leur appartenait. Et elles parlaient, parlaient toujours répétant les mêmes choses, les retournant, puis les retournant encore, d’un côté puis de l’autre, les pétrissant, roulant sans cesse entre leurs doigts cette matière ingrate et pauvre qu’elles avaient extraite de leur vie […] jusqu’à ce qu’elle ne forme plus entre leurs doigts qu’un petit tas, une petite boulette grise. » Le langage est enlisé, laminé par l’usage commun, jusqu’à la bêtise ; les conversations sont le théâtre social de la bêtise.
Le malheur de « voir la bêtise et de ne plus la tolérer » Evidemment, il est un peu décourageant d’envisager la bêtise comme notre lieu commun. On n’est pas tout à fait prêt à partager ce pot commun de la bêtise. Le jugement critique, la lucidité, peuvent-ils nous sauver ? Flaubert pose tout particulièrement ce problème dans Bouvard et Pécuchet, auquel il appose en 1879 le sous-titre d’ « encyclopédie de la bêtise humaine ». Dans ce roman, avant le chapitre VIII, la bêtise des deux compères coïncide à l’incompréhension de ce qu’ils lisent dans leurs livres. Ils multiplient les erreurs de jugement, interprètent de travers les lois scientifiques, se trompent dans leur application. Mais à partir du chapitre VIII qui se termine sur le savoir philosophique, la bêtise se déplace : elle n’est plus définie à partir des contenus savants mal digérés, mais comme une contrepartie malheureuse inhérente à l’exercice intellectuel. On lit à la fin du chapitre : « Alors une faculté pitoyable (= digne d’être prise en pitié) se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. » Bouvard et Pécuchet développent alors une hyper sensibilité qui les conduit à « apercevoir partout la bêtise », ce qui, dit le narrateur, fait le malheur des deux « bonshommes » : « Des choses insignifiantes les attristaient : les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard. » Leur bêtise tient donc à la fois à leur désir encyclopédique, puisque l’accumulation indifférenciée de savoirs et d’expériences implique la paralysie de tout jugement, mais la bêtise tient aussi à leur volonté de se distinguerde la bêtise des bourgeois de Chavignolles. Bouvard et Pécuchet vivent alors une vraie crise de la pensée, jusqu’à la mélancolie et la tentation du suicide. Pour y échapper, il faudrait renoncer à l’ambition d’un savoir total, et accepter pour soi, comme pour l’autre, une bêtise innée à toute créature. Il s’agirait de retrouver une sorte d’ignorance positive à la façon de Socrate, qui diffère de la simplicité brute et paresseuse. Savoir repérer, certes, les idées courtes des « nigauds [qui] forment la masse électorale », mais sans adopter une position extérieure et supérieure de vérité, menacée de devenir à son tour un stéréotype. L’enjeu est discursif : l’affirmation nue, les sentences, sont le terreau d’une bêtise circulaire et proliférante, alors que le questionnement, l’incertitude énonciative, constituent une possibilité de jeu et de libération face à la bêtise. Flaubert notamment avec le fameux discours indirect libre, ne tient pas la bêtise à distance comme avec des pincettes, il l’intègre à la voix narrative. Barthes, pour sa part, après avoir déclaré une haine mortelle envers la bêtise, est finalement dans les Fragments du discours amoureux ou dans son espèce d’autobiographie Roland Barthes par Roland Barthes à la recherche d’une écriture oblique qui évite de se laisser prendre au piège de l’affirmation et du jugement, et admet la possibilité d’une bêtise innocente et dédramatisée, qui serait en tout cas un moyen de résistance contre l’impérialisme des idées.
Pas si bêtes
Balzac, dans les Illusions perdues, décrit ainsi l’un de ses personnages, un opportuniste nommé justement Finot : « Sous sa fausse bonhomie, […], sous son ignorance et sa bêtise, il y a toute la finesse du marchand de chapeaux dont il est issu. » “Finesse” de la bêtise et de l’ignorance : avec un puissant instinct de conservation et d’adaptation, elle a des ressources infinies, elle fait fructifier le vide. On hésite parfois à crier au génie. Cf. Nabila : « T’es une fille, t’as pas d’shampoing ?! Allo ! » On hésite à crier au génie. Qui est le plus bête, de Nabilla ou de la société de production qui la met en scène, et croit pouvoir impunément humilier les plus beaux spécimens de la bêtise ? Nabilla est devenue millionnaire en déposant sa phrase culte à l’Institut national de la propriété industrielle. La bête n’est pas si bête. Ni folie ni aliénation ni déficience, la bêtise s’autorise parfois des accès de raison et de calcul, et tire son épingle du jeu, quand l’intelligence raisonnable peut sembler « handicapée », limitée, disons timide. Mais l’enrichissement obscène de youtubeurs analphabètes ne peut certes suffire pour regarder la bêtise avec bienveillance ou attendrissement. L’adolescence est souvent qualifiée d’âge bête, période d’oppositions et de transgressions, à l’envers de l’éducation reçue. Alors que l’enfant est intelligent, l’adolescent deviendrait provisoirement bête. Cet âge « ingrat », analysé à partir du XXe s. dans la littérature scientifique, n’est pas bête en réalité, c’est la période pendant laquelle l’adolescent fait ses propres découvertes en désapprenant ce qui lui a été inculqué ; c’est l’âge de l’exploration pour une connaissance à soi, qui permet au jeune de se distinguer de ses parents. Or, on peut extrapoler et envisager la bêtise, à tout âge, comme une façon de désapprendre pour explorer les potentialités de l’esprit, une innocence qui permet d’observer et d’assumer des responsabilités nouvelles, ou de découvrir de nouveaux horizons spirituels. Dans La Tentation de Saint-Antoine de Flaubert, l’ermite Antoine se rêve en catoblépas, animal fabuleux qui par la complexion absurde de son corps (« buffle noir, avec une tête de porc tombant jusqu’à terre, et rattachée à ses épaules par un cou mince, long et flasque comme un boyau vidé »), symbolise la bêtise. Or Antoine s’incorpore au rêve du catoblépas : « Gras, mélancolique, farouche, je reste continuellement à sentir sous mon ventre la chaleur de la boue. Mon crâne est tellement lourd qu’il m’est impossible de le porter. Je le roule autour de moi, lentement ; et la mâchoire entr’ouverte, j’arrache avec ma langue les herbes vénéneuses arrosées de mon haleine. Une fois, je me suis dévoré les pattes sans m’en apercevoir. » Le rêve de devenir catoblépas est un rêve de régression et de dépouillement, qui permettrait d’atteindre ce que M. Foucault appelle « la stupide sainteté des choses. » (Travail de Flaubert, « La bibliothèque fantastique »). Enfin, ne nous quittons pas sans évoquer la bêtise sublime de l’amoureux, l’éternel innocent, toujours inexpérimenté malgré la succession des rencontres. Son savoir ne lui sert à rien, il est contraint à la répétition. Son langage est pauvre, redondant, tautologique : il aime parce qu’il aime. Il ne sait dire que : « parce que c’est elle, parce que c’est lui, parce que c’est moi. » Être amoureux, c’est être « bête » ! Il y a dans les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, l’idée que l’amour est l’acceptation d’une forme d’innocence stupide, de l’ordre du saisissement : « La bêtise c’est d’être surpris. L’amoureux l’est sans cesse ; il n’a pas le temps de transformer, de retourner, de protéger. Peut-être connaît-il sa bêtise, mais il ne la censure pas. »
Conclusion ? Je m’en garderai bien, laissant décidément à l’incontournable Flaubert, le mot de la fin : « L’ineptie consiste à vouloir conclure. […] Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. » (Correspondance)
L’idée de cette petite conférence m’est venue en lisant et relisant La Divine Comédie. Au chant XXVI de L’Enfer, Dante et son guide Virgile atteignent la fosse[1] où sont punis les conseillers perfides et les coupables de ruse. Là, ils aperçoivent Ulysse et son compagnon Diomède, qui expient au sein d’une flamme fourchue plusieurs fautes commises ensemble, dont la ruse bien connue du cheval de Troie. Ulysse apparaît donc comme un damné jeté en enfer par le jugement divin. Désirant en apprendre davantage, Dante et Virgile lui demandent alors comment il est mort. Ulysse leur répond qu’en quittant la magicienne Circé, son désir l’a poussé non à rentrer à Ithaque, mais à continuer à explorer le monde. Ses compagnons et lui prirent donc la mer et arrivèrent au « passage étroit où Hercule posa ses signaux afin que l’homme n’allât pas au-delà », non piú oltre, ne plus ultra : il s’agit, bien sûr, des colonnes d’Hercule, c’est-à-dire du détroit de Gibraltar. Or, au lieu de rebrousser chemin, tenu en respect par l’avertissement de ne pas aller plus loin, Ulysse proposa au contraire à ses compagnons de passer outre et de s’aventurer au-delà en leur disant : « Ô frères […] ne refusez pas l’expérience, en suivant le soleil, du monde inhabité. Considérez votre semence : vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes mais pour suivre vertu et connaissance. » Les compagnons d’Ulysse acceptèrent avec enthousiasme et leur « vol fou » – ce sont les mots d’Ulysse lui-même – les conduisit à un terrible naufrage qu’il décrit ainsi : « Une montagne nous apparut, brune par la distance, et qui semblait si haute que je n’en avais jamais vu de pareille. Nous nous réjouîmes, et la joie se changea vite en pleurs, car de la terre nouvelle un tourbillon naquit, qui vint frapper le navire à l’avant. Il le fit tournoyer trois fois avec les eaux ; à la quatrième il dressa la poupe en l’air, et enfonça la proue, comme il plut à un Autre, jusqu’à ce que la mer fût refermée sur nous.»[2] L’Ulysse de Dante ne rentre donc pas à Ithaque, contrairement à celui d’Homère : il brave l’interdit, s’aventure dans le monde inhabité et finit englouti par les flots avec ses compagnons. Soit, mais en quoi est-ce important ? Pourquoi des auteurs comme Vladimir Jankélévitch ou Primo Lévi ont-ils accordé une place centrale à ce récit de Dante et à la figure d’Ulysse qu’il propose ? Et pourquoi Dante lui-même a-t-il inventé une telle figure ?
2. Jankélévitch Commençons pas les idées de Vladimir Jankélévitch. C’est d’abord en réfléchissant sur l’aventure qu’il s’intéresse à l’Ulysse de Dante[3]. L’aventure véritable, nous dit-il, est celle qui est vraiment aventureuse, c’est-à-dire inattendue, incertaine et risquée. Ce n’est donc pas celle de l’aventurier professionnel, pour qui l’aventure n’est qu’un moyen presque comme un autre de gagner sa vie, un véritable « système de vie », écrit Jankélévitch, qui comporte certes quelques risques, mais qui n’en est pas moins bien installé. Mais l’aventure véritable, ce n’est pas non plus celle qui est subie comme une malédiction et sans aucun goût pour l’aventure, sans aucun désir de s’aventurer. Or, selon Jankélévitch, c’est sur ce point que l’Ulysse d’Homère s’oppose fortement à celui de Dante. a) Dans L’Odyssée, Ulysse vit certes de nombreuses péripéties, mais il ne les a pas du tout cherchées ou voulues : la légende dit en effet que lorsque Ménélas est venu lui demander son aide pour aller récupérer Hélène à Troie, Ulysse ne s’est résigné qu’avec peine, à contre-cœur, et parce que, comme tous les prétendants d’Hélène, il avait juré de porter secours, si cela s’avérait nécessaire, au mari que le père d’Hélène choisirait pour sa fille. Certains récits[4] disent même qu’Ulysse aurait simulé la folie pour tenter d’échapper à l’expédition troyenne et qu’il aurait fallu poser Télémaque, son fils, encore bébé, devant le soc de sa charrue pour qu’il arrête de labourer son champ et reconnaisse qu’il n’était pas fou. De plus, nous dit Jankélévitch, dans L’Odyssée, Ulysse est attiré par les haltes bien plus que par le mouvement et il ne désire au fond qu’une chose : « rentrer à la maison, retrouver son épouse fidèle, sa Pénélope, et sa maison d’Ithaque, et la fumée de son petit village ». « Tenté par les délices de la flânerie et de l’école buissonnière, écrit Jankélévitch, Ulysse est pourtant un homme raisonnable qui ne pense qu’à se retrouver « at home » et [qui], pour réintégrer ses foyers, va au plus court ». Ce « faux voyageur » est donc « aventurier par force et casanier par vocation, et ses pérégrinations, à cet égard, sont des aventures un peu bourgeoises ». L’Ulysse d’Homère est, ainsi, moins l’homme de l’aventure que d’une nostalgie close et un peu plate, qui n’aspire à aucun absolu, mais seulement au retour chez soi et au rétablissement du passé : il est « le héros du retour », le « voyageur du périple clos », qui est un « faux voyageur, un mauvais voyageur, un voyageur casanier »[5]. b) Par différence, le périple de l’Ulysse de Dante n’est, lui, pas du tout une « croisière circulaire » en mer, mais un « voyage rectiligne », écrit Jankélévitch, qui l’entraîne vers l’ouverture de l’océan et vers un monde nouveau et inconnu. Son aventure est donc bien plus aventureuse que celle de son homonyme homérique : elle est la figure de « l’aventure moderne », qui, nous dit Jankélévitch, s’oppose au « périple antique comme l’ouvert au fermé ». Chez Dante, en effet, Ulysse est l’incarnation d’un inextinguible désir d’en apprendre toujours davantage, désir qui est prêt à braver tous les interdits et à affronter tous les risques pour s’aventurer vers de nouvelles expériences et connaissances. Au chant XXVI de L’Enfer, Ulysse déclare à Dante et Virgile : « Ni la douceur de mon enfant [Télémaque], ni la piété pour mon vieux père [Laërte], ni l’amour dû qui devait faire la joie de Pénélope, ne purent vaincre en moi l’ardeur que j’eus à devenir expert du monde et des vices des hommes, et de leur valeur »[6]. L’Ulysse de Dante est donc, selon Jankélévitch, la figure emblématique de l’authentique « curiosité aventureuse », il est le héros de l’aventure moderne, qui est essentiellement un « départ sans retour ». Mais il n’est pas seulement la figure de l’authentique aventure : il est également celle de la vraie nostalgie, qui est ouverte et non close, qui est « aspiration infinie »[7], désir d’un absolu qui n’est d’aucun lieu ni d’aucun temps et qui est, par conséquent, tendue vers l’avenir bien plus que vers le passé. Le « point douloureux » de la vraie nostalgie, écrit en effet Jankélévitch, « n’est pas ailleurs qu’ici ou ailleurs que là : ce point est ailleurs que tout ailleurs » ; il est « ailleurs que partout […], c’est-à-dire Nulle part ». C’est qu’en effet l’homme est cet être essentiellement ouvert et non fermé, dont la « vraie patrie » n’est par conséquent jamais seulement « de ce monde », mais toujours aussi « d’outre-monde » : elle « n’est repérable sur aucune carte » et se situe toujours en avant de lui, « à l’horizon de tout espoir »[8]. En ce sens, c’est bien l’Ulysse de Dante et non celui d’Homère qui est « le véritable voyageur nostalgique », celui de la « futurition aventurière » et de « l’odyssée infinie »[9].
3. Primo Levi Mais venons-en maintenant à Primo Levi : quel rôle l’Ulysse de Dante a-t-il joué pour lui ? L’un des chapitres de Si c’est un homme, dans lequel Primo Levi a fait le récit de sa déportation au camp d’Auschwitz-Monowitz, s’intitule Le chant d’Ulysse. Dans ce chapitre, il raconte l’échange qu’il a eu un jour, en allant chercher la soupe aux cuisines, avec un certain Jean[10]. Celui-ci, jeune étudiant juif alsacien, était le Pikolo du Kommando de Chimie auquel appartenait Levi, c’est-à-dire qu’il en était le livreur-commis aux écritures, préposé à l’entretien de la baraque, à la distribution des outils, au lavage des gamelles et à la comptabilité des heures de travail. Or, malgré ce poste situé à un échelon très élevé dans la hiérarchie de ceux confiés aux détenus, Jean restait – chose rare – très humain avec ses camarades. De plus, quoique parlant déjà deux langues (le français et l’allemand), il désirait apprendre l’italien et avait donc, un peu comme Ulysse, le désir d’en savoir sans cesse davantage. Ainsi, en cheminant vers les cuisines, Primo tenta d’apprendre à Pikolo, quelques rudiments d’italien en lui citant des vers de Dante. Or, après avoir prononcé les vers du chant XXVI dans lesquels Ulysse rappelle à ses compagnons leur véritable dignité et vocation — « Considérez votre semence, dit Ulysse : vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes, mais pour suivre vertu et connaissance » —, Primo Levi eut une sorte d’illumination qu’il décrit ainsi : « Et c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant, j’ai oublié qui je suis et où je suis. Pikolo me prie de répéter. Il est bon, Pikolo, il s’est rendu compte qu’il est en train de me faire du bien. A moins que, peut-être, il n’y ait autre chose : peut-être que, malgré la traduction plate et le commentaire sommaire et hâtif, il a reçu le message, il a senti que ces paroles le concernent, qu’elles concernent tous les hommes qui souffrent, et nous en particulier ; qu’elles nous concernent nous deux, qui osons nous arrêter à ces choses-là avec les bâtons de la corvée de soupe sur les épaules. » Pour Primo Levi, l’Ulysse de Dante est donc, avec son désir de connaissance et son esprit d’aventure, une figure, si ce n’est la figure, voire le modèle, de la dignité humaine. Il est celui qui comprend et qui incarne par son choix de poursuivre l’aventure au-delà des colonnes d’Hercule, que toute la dignité et vocation de l’homme réside dans le désir de vertu et de connaissance et dans l’audace de placer cet idéal plus haut que le souci de conserver sa vie. Puis, en se rappelant les vers suivants, qui décrivent le naufrage infligé à Ulysse et à ses compagnons, naufrage voulu et approuvé par « un Autre », dit le texte[11], c’est-à-dire par Dieu, Primo Levi dit avoir eu une deuxième « fulgurante intuition, et qui, écrit-il, contient peut-être l’explication de notre destin, de notre présence ici aujourd’hui… ». Mais cette intuition n’est pas expliquée dans Si c’est un homme : ce n’est que beaucoup plus tard, dans un entretien[12], que Primo Levi a tenté de la formuler, tout en précisant le caractère très incertain et hypothétique de son idée : « Je voulais dire, déclare-t-il à son interlocutrice qui s’appelle Daniella Amsallem, […] qu’Auschwitz fût la punition de la civilisation juive par les barbares, par l’Allemagne barbare, par le nazisme barbare ; c’est-à-dire la punition de l’audace, tout comme le naufrage d’Ulysse est la punition de l’audace de l’homme par un dieu barbare. Je pensais en particulier à cette veine de l’antisémitisme allemand qui frappait principalement l’audace intellectuelle des Juifs, comme Freud, Marx, Kafka et tous les innovateurs, en somme, dans tous les domaines. C’était cela qui dérangeait un certain philistinisme allemand, beaucoup plus que le fait du sang et de la race. » Pour Levi, la barbarie consiste donc à condamner le désir de savoir, la libido sciendi, qui fait pourtant la dignité de l’homme, et à détruire ceux qui lui donnent vie. Il y aurait donc une sorte de parallélisme entre la barbarie nazie à l’égard des Juifs et celle du Dieu qui fait périr Ulysse dans La Divine Comédie. Et dans un autre entretien[13], Primo Levi va même jusqu’à faire un parallèle entre la cruauté dont Dante lui-même fait preuve au chant XXXIII de L’Enfer à l’égard d’un damné et celle des nazis vis-à-vis des Juifs. Dans cet épisode de La Divine Comédie, Dante refuse de libérer les yeux d’un damné entièrement pris dans la glace, alors même qu’il lui avait promis de le faire : « et ce fut courtoisie, dit-il, d’être envers lui vilain »[14]. D’où le commentaire de Primo Levi : « En d’autres termes, c’était un devoir pour Dante, que de se montrer cruel avec lui. Je pense que quelque chose de semblable s’est produit en Allemagne. Le sentiment que Dante, qui était un fervent catholique, éprouvait à l’égard des damnés, qui n’avaient plus aucun droit et qui devaient être forcés de souffrir, était peut-être celui des nazis envers les Juifs : il fallait les forcer à endurer autant de souffrance que possible. »
4. Dante et son Ulysse
Primo Levi nous invite donc, pour finir, à nous demander quel est le rôle et la signification de cet Ulysse de Dante pour Dante lui-même. Ulysse est-il pour lui, comme pour Primo Levi et Vladimir Jankélévitch, une figure positive de l’aventure authentique, de la vraie nostalgie et de la dignité humaine ou bien est-il une figure négative de la ruse et d’un désir de savoir orgueilleux, et plein de démesure, d’hubris ? Mon sentiment est qu’il est les deux à la fois. D’un côté, en effet, Ulysse apparaît comme doublement condamnable aux yeux de Dante, qui a affirmé très explicitement dans certains textes l’intention morale de sa Divine Comédie[15] : Ulysse est condamnable non seulement pour ses multiples ruses et tromperies, qui lui valent d’avoir été jeté en Enfer, mais aussi, et peut-être surtout pour la vanité de sa libido sciendi et de son esprit d’aventure, qui lui valent d’avoir été englouti par les flots. À quoi bon, semble nous dire Dante, explorer le monde inhabité, alors qu’il y a tant à apprendre des hommes ? Et, quitte à transgresser un interdit, ne vaut-il pas mieux s’aventurer dans les abîmes de l’Enfer, c’est-à-dire dans les tréfonds de l’âme humaine, plutôt que de parcourir des océans dépeuplés ? En adoptant ce premier point de vue, Dante serait donc une sorte de précurseur des moralistes qui, de Montaigne à Rousseau en passant par Pascal[16], ont dénoncé d’un même geste la libido sciendi, désir de savoir du savant et du voyageur, la libido sentiendi, désir du plaisir sensuel des voluptueux et la libido dominandi, désir dominateur des conquérants et des tyrans. Au point de faire l’éloge d’une certaine forme d’ignorance conçue comme rejet de la vaine curiosité, c’est-à-dire de la curiosité oublieuse de la primauté du bien et de notre vocation morale. Cette ignorance « forte et généreuse », écrit Montaigne, qui consiste à « châtrer nos appétits désordonnés », à « émousser cette cupidité qui nous époinçonne à l’étude des livres », et à « priver l’âme de cette complaisance voluptueuse qui nous chatouille par l’opinion de science », « ne doit rien en honneur et en courage à la science », car, écrit-il, elle est une « ignorance pour laquelle concevoir il n’y a pas moins de science que pour concevoir la science »[17]. Quant à Rousseau, il dénonce certes l’ignorance « féroce et brutale, qui naît d’un mauvais cœur et d’un esprit faux » ; l’« ignorance criminelle qui s’étend jusqu’aux devoirs de l’humanité ; qui multiplie les vices ; qui dégrade la raison, avilit l’âme et rend les hommes semblables aux bêtes ». Mais, nous dit-il, « il y a une autre sorte d’ignorance raisonnable, qui consiste à borner sa curiosité à l’étendue des facultés qu’on a reçues ; une ignorance modeste, qui naît d’un vif amour pour la vertu, et n’inspire qu’indifférence sur toutes les choses qui ne sont point dignes de remplir le cœur de l’homme, et qui ne contribuent point à la rendre meilleur […]. »[18] Ulysse serait donc pour Dante un anti-modèle. Pourtant, d’un autre côté, il semble aussi l’admirer profondément : comme l’écrit Jean-Louis Poirier, le caractère « indéniablement sublime » des vers consacrés à Ulysse laisse deviner « une indéfinissable proximité, une incontestable sympathie de Dante à l’égard de ce damné »[19] et de sa soif de connaissance. En effet, dans son œuvre intitulée le Banquet, Dante reprend à son compte l’idée aristotélicienne du caractère naturel du désir de savoir : « Comme le dit le Philosophe au début de la Première Philosophie[20], écrit-il[21], tous les hommes désirent naturellement savoir. […] Parce que la science est l’ultime perfection de notre âme, en quoi réside notre ultime félicité, nous sommes tous par nature sujets à la désirer. » Dante se range donc ici non seulement du côté d’Aristote, mais aussi de Cicéron, qui affirme[22] : « Nous avons, innée en nous, une telle passion d’apprendre et de savoir qu’on ne peut douter que la nature humaine n’y soit irrésistiblement entraînée et sans l’attrait d’aucun profit. » Ou encore du côté de Francis Bacon, qui dénoncera quelques siècles plus tard[23] les funestes colonnes d’Hercule imposées aux sciences par l’excessive admiration donnée aux choses déjà inventées et qui constituent un fatal frein au progrès du savoir. Au point qu’on en vient à se demander si Dante n’a pas puisé dans la figure d’Ulysse, ou plutôt dans l’invention de cette figure, l’audace et le courage de cette folle aventure littéraire et poétique qu’est La Divine Comédie : aventure non moins folle et dangereuse, en effet, que le « vol fou » d’Ulysse et de ses compagnons puisque Dante se permet d’y anticiper le Jugement dernier en décidant qui sont les damnés, n’hésite pas à juger et condamner certains papes en les accusant d’avoir prostitué l’Église et prétend raconter comment un simple mortel, lui-même, a pu descendre les cercles de l’Enfer, gravir le mont du Purgatoire et s’élever jusqu’au cercle ultime du Paradis. « Très souvent, écrit l’écrivain argentin Jorge Luis Borges dans son essai sur Le dernier voyage d’Ulysse[24], la rédaction de La Divine Comédie aura dû paraître [à Dante] non moins ardue, peut-être même non moins risquée et fatale que l’ultime voyage d’Ulysse. […] Dante a été Ulysse et il a pu redouter en quelque sorte le châtiment d’Ulysse. » Pour conclure, je propose donc l’idée suivante : si l’Ulysse de Dante est pour Jankélévitch la figure de l’aventure et de la nostalgie véritables, s’il est pour Primo Levi la figure de la dignité humaine, il semble être pour Dante lui-même la figure ambivalente de l’absence de scrupule et de la vanité, certes, mais aussi de l’audace éblouissante à la source de laquelle toute grande création humaine doit nécessairement puiser.
[1] 8e fosse du 8e cercle. 2]Enfer, XXVI, 112-142. [3] Cf. L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, Chapitre I, p. 187-198 [4] Notamment un résumé des Chants cypriens, épopée perdue qui ouvrait le Cycle troyen : cf. article Télémaque sur Wikipedia. [5]L’irréversible et la nostalgie, p. 351 & 382. [6]Enfer, XXVI, 94-100. [7]L’irréversible et la nostalgie, p. 352. [8]Ibid., p. 361-2. [9]Ibid., p. 382-3. [10] Cf. Jean Samuel, Il m’appelait Pikolo, Pocket. [11] Le tourbillon « enfonça la proue, comme il plut à un Autre, jusqu’à ce que la mer fût refermée sur nous », écrit Dante. [12] Entretien avec Daniella Amsallem du 15 juillet 1980 : cf. Daniela Amsallem, Mes deux rencontres avec Primo Levi, in Témoigner n° 119 (2014). Texte cité par Myriam Anissimov, Primo Levi ou la tragédie d’un optimiste, JC Lattès, 1996, p. 265. Cf. aussi l’intervention de Daniela Amsallem au Colloque « Primo Levi. L’homme, le témoin, l’écrivain » : 11 avril 2012. [13] Avec Risa Sodi en 1987 : cf. Conversations et entretiens, p. 230-231. [14]Enfer, XXXIII, 151. 15] Cf. Épîtres, XIII, 16 : « Le genre philosophique, auquel appartient le tout et la partie, est le comportement moral, c’est-à-dire l’éthique, car aussi bien le tout [La Divine Comédie] que la partie [Le Paradis] ont été conçus en vue non pas de la spéculation mais de l’action. » [16] Cf. Pensées, Fragment 460 (éd. Sellier). [17] Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre XI & XII, p. 1030 & 1039. [18]Observations de J.-J. Rousseau sur la Réponse à son Discours [Réponse à Stanislas], in op. cit., p. 54. [19]Ne plus ultra, IV, 3, p. 255. [20] Cf. Aristote, Métaphysique, Livre A, 980a22. [21]Convivio, I, I. 22]De finibus, V, 18. [23] Cf. le frontispice du Novum Organum et le texte de l’Instauratio magna cité par Poirier (Ne plus ultra, p. 213). [24] Cf. Œuvres complètes, T. II, Pléiade, p. 843-4.
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Joseph Fabre, Jeanne d’Arc, libératrice de la France, Delagrave, 1884
Le troisième objet qui est au cœur de cette dernière midi-conférence est peut-être le plus ordinaire des objets pédagogiques de cette série « l’objet du grenier ». Il s’agit d’un livre, format in-octavo (comprendre format livre de poche), de 364 pages. C’est un livre d’Histoire : une biographie de Jeanne d’Arc, rédigée par un certain Joseph Fabre, éditée chez Delagrave, en 1884. Il est issu de la toute première bibliothèque de notre lycée, qui ouvre, faut-il le rappeler, en 1884 et qui est alors le premier lycée public de filles de Toulouse, en application de la loi de 1880 sur l’enseignement secondaire public pour les filles. Comme l’équilibriste et l’Omphale de plâtre, c’est donc un objet pédagogique des origines qui accompagne notre établissement depuis son ouverture jusqu’à nos jours. Considérons plus attentivement sa reliure : une reliure rigide, recouverte d’une toile enduite, brune. Le titre de l’ouvrage figure sur la tranche, en doré, ainsi que deux étiquettes partielles, collées l’une sur l’autre, avec des numéros d’inventaires anciens. La dorure de la couverture a disparu mais l’on peut distinguer l’élégante estampille qui marque tous les ouvrages de la première bibliothèque du lycée jusque dans les années 1930 : dans un entrelacs végétal, le nom du lycée « LYCEE de Jeunes Filles TOULOUSE ». (figure 1)
La bibliothèque du Lycée de filles de Toulouse et l’ouvrage de Joseph Fabre En 2017 a été réalisé par une douzaine d’étudiants d’hypokhâgne l’inventaire des ouvrages de cette toute première bibliothèque de notre établissement qui sont tous rassemblés dans diverses pièces de l’Hôtel Dubarry et dont on ignore le nombre de livres initial. Sur plus de 1000 livres répertoriés dans l’Hôtel Dubarry, 715 datent d’avant 1940 et 546 portent l’estampille du lycée : l’estampille est systématiquement portée jusqu’en 1909, plus rarement au-delà et jamais après 1932. Il s’agit donc d’une pratique des premières années du lycée. Tous ces livres étaient regroupés dans la bibliothèque du lycée que l’on voit sur le plan de 1886 : une salle carrée située au rez-de-chaussée, sur un emplacement qui n’existe plus et se trouverait aujourd’hui dans la cour devant les bureaux de l’actuel vie scolaire. (figure 2).
L’ouvrage de Joseph Fabren’est pas un manuel scolaire : il n’y a pas la simplification didactique que l’on trouve dans les manuels contemporains, notamment celui d’Ernest Lavisse, qui fait de Jeanne d’Arc l’un des rares portraits de femmes d’envergure nationale. On n’y trouve pas non plus d’images. Joseph Fabre est né en 1842, à Rodez. Agrégé, il enseigne la philosophie (Louis-le-Grand) avant d’être élu député de l’Aveyron, en 1881, au sein du parti radical républicain, l’un des partis qui fondent de manière décisive la IIIe République. Quand son ouvrage sur Jeanne d’Arc paraît en 1883, il est à la fois auteur et homme politique, une double-dimension qui sous-tend le contenu de l’ouvrage. (figure 3)
C’est la 3e édition que nous possédons. Elle se compose de quatre parties qui abordent successivement la bergère, la guerrière et la martyre et qui propose un ensemble de réflexions sur certains aspects de la vie de Jeanne mais aussi sur l’état de l’historiographie de l’époque sur la question. Le style est assez enlevé, narratif, raisonnablement lyrique, et l’auteur reprend les sources brutes qu’il a pu consulter, notamment des passages entiers des interrogatoires de Jeanne lors de son procès. Il n’est pas possible dans cet exposé de faire l’histoire de Jeanne d’Arc, née en 1412 à Domrémy (actuelle Lorraine) et morte à Rouen, en 1431, sur le bûcher, dans le contexte de la Guerre de Cent ans qui oppose roi d’Angleterre et roi de France pour la maîtrise du trône de France. Tout est étonnant dans cette histoire: sa fulgurance, le fait qu’une jeune fille parte à la guerre au nom de Dieu, qu’elle soit écoutée et suivie, qu’elle participe au réveil du camp de Charles VII, mais aussi son procès et l’aplomb avec lequel elle fait face à ses juges. Et sa fin est terrible. Pour l’histoire de la Jeanne d’Arc du XVe siècle, je renvoie aux travaux de Colette Beaune, notamment Jeanne d’Arc. Vérités et légendes qui dans des chapitres courts et efficaces, détricote les mythes et rétablit les vérités autour de ce personnage. En effet, il est nécessaire de démêler plusieurs éléments quand on aborde Jeanne d’Arc : dès son vivant, elle est au cœur de rumeurs et de visions divergentes. Sainte guerrière qu’il faut suivre ou instrument du diable qu’il faut anéantir. Mais Jeanne d’Arc est aussi le produit du XIXe siècle, qui s’en est emparée et qui l’a façonnée selon plusieurs traditions (je renvoie aux importants travaux de l’historien Gerd Krumeich à ce sujet). Jeanne d’Arc a cela de particulier que tout le monde s’en réclame : elle est la bergère fille du peuple en qui les républicains se reconnaissent ; elle est cette jeune fille humble guidée par Dieu dont elle entend les voix des émissaires (saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite) et qui se met au service du roi Charles VII. Sa mort relève autant du sacrifice propre aux martyrs et donc aux saints, que de l’exécution injuste et arbitraire, qui fait d’elle une victime du fanatisme et de la trahison. Ouvrir le livre de Joseph Fabre, c’est plonger dans la virulence du débat qui oppose deux France, la France républicaine et la France cléricale, en un moment décisif où la République s’enracine dans un pays à l’histoire politique houleuse, sans cesse menacée par le conservatisme monarchique et clérical.
1. Un ouvrage qui s’inscrit dans la continuité des travaux décisifs menés sur Jeanne d’Arc au XIXe siècle
L’ouvrage de Joseph Fabre n’est pas le premier à proposer une synthèse de la vie de Jeanne d’Arc et il est profondément influencé par les travaux majeurs de deux figures importantes de l’histoire et de la science historique au XIXe siècle, deux Jules : Jules Michelet et, moins connu, Jules Quicherat.
Dans les pas de Jules Michelet : (figure 4)
Quand Joseph Fabre naît en 1842, Jules Michelet vient de faire paraître en 1841 le 5e tome de sa colossale Histoire de France où il traite essentiellement de la guerre de Cent ans et tout particulièrement de Jeanne d’Arc. Précisons que l’oeuvre intégrale de Michelet figure aussi sur les rayonnages de la bibliothèque du lycée. Le succès de ce volume est tel que les chapitres sur Jeanne d’Arc sont tirés à part en 1853 chez Hachette, livre sans cesse réédité pendant les décennies qui suivent. L’ouvrage de Michelet est décisif : avec le souffle d’une écriture puissante, il dresse le portrait de Jeanne, fille du peuple qui sauve le pays malgré ses élites, l’image de la force du peuple souverain en qui réside l’identité du pays ; il évoque qu’elle est « la ravissante image de la patrie » et conclue « Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de sa tendresse, de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous. » (Cette dernière citation était conseillée d’utiliser dans les dictées de l’école primaire de la IIIe République). Joseph Fabre ne cache pas sa filiation à l’oeuvre de Michelet : « Voici venir Michelet, l’Homère du peuple, le Delacroix de l’histoire, le chercheur perspicace, le grand évocateur » (p. 304).
Dans la continuité des travaux de Jules Quicherat : le souci de la source (figure 5)
En parallèle des travaux de Michelet, un jeune chartiste, Jules Quicherat, qui a suivi les cours que Michelet donnait à la Sorbonne, est chargé en 1840 par la très officielle Société d’Histoire de France de préparer l’édition complète de tous les actes des deux procès de Jeanne d’Arc : le procès en condamnation de 1431 et le procès en réhabilitation de 1453. En 1849, ce sont cinq volumes de sources originales avec leur appareil critique qui ont déjà paru. Joseph Fabre s’inscrit dans la continuité des travaux de Quicherat sur lesquels il s’appuie : il propose la première transcription intégrale en français des actes du procès en 1883. Au tout début de l’ouvrage, il propose le fac-similé d’une lettre que Jeanne d’Arc adresse depuis le siège de la Charité-sur-Loire à la ville de Riom en Auvergne pour obtenir du soutien militaire, avec la signature de Jeanne d’Arc. Il dresse la transcription de cette lettre et mentionne explicitement les travaux de Quicherat qui a découvert cette lettre. On voit alors le souci d’enraciner sa pensée dans la source et donc de mener un travail précis et rigoureux, mais aussi le souci de porter les sources à la connaissance d’un lectorat élargi. Joseph Fabre est donc l’héritier des travaux fondateurs de deux piliers de la connaissance autant que de la fabrication de Jeanne d’Arc au XIXe siècle.
Un ouvrage patriotique : « libératrice de la France », une Jeanne de la revanche ?
Michelet avait intitulé son ouvrage simplement Jeanne d’Arc. Joseph Fabre ajoute au sien un sous-titre : Jeanne d’Arc, libératrice de la France. (figure 6)
C’est qu’entre les deux biographies, il s’est produit un événement décisif : la défaite de la France face à la Prusse en 1870, qui ampute le territoire national de trois départements, l’Alsace et le nord de la Lorraine, la Moselle. A la crise militaire se conjuguent les troubles politiques avec la chute du Second Empire et les débuts difficiles d’une République qu’il reste à définir, éclaboussée par le sang de la Commune de Paris en mars 1871. Cette crise donne à la figure de Jeanne d’Arc une force renouvelée : elle incarnerait l’image de la résistance à l’envahisseur et l’espoir d’une revanche. L’auteur fait à plusieurs reprises l’analogie entre la France occupée par les Anglais et celle occupée par les Prussiens : « En parlant de leurs maux, ces bons Lorrains avaient les larmes aux yeux. Voisins des Allemands, ils n’en étaient que plus Français. C’est à ses frontières que la patrie est la plus aimée. » (partie I, chapitre II, p. 20). Dans un chapitre intitulé « La mémoire de Jeanne d’Arc » qui conclut la troisième partie, l’auteur s’adresse directement à Jeanne dont il exhorte à l’imitation : « Oh ! Souffle-nous cette grande pitié pour la patrie, cette haine profonde pour l’envahisseur, dont tu étais animée ! Souffle-nous cette foi qui soulève les montagnes ! Et alors, aux jours où la force devra repousser la force, nos jeunes filles armeront elles-mêmes nos jeunes gens ; nos vieillards encourageront de leurs bénédictions les soldats de la patrie ; nous sentirons grandir nos âmes ; nous combattrons en héros ; et, s’il le faut, les pierres se lèveront pour chasser l’étranger. » (p.224) C’est bien un ouvrage qui s’inscrit dans l’esprit de revanche qui anime la république républicaine des années 1880. Notons que Fabre a écrit d’autres ouvrages sur les figures de libérateurs : les libérateurs antiques (Caton, Spartacus…) mais aussi Washington, libérateur de l’Amérique. Mais si l’ennemi de l’extérieur est dénoncé dans cette analogie Anglais/Prussiens, Fabre dénonce aussi les ennemis de l’intérieur qui sont une aussi grande menace pour le pays. En effet, il n’est pas tendre avec les hommes d’Eglise qui interviennent dans son récit. Il fait peser la responsabilité de l’arrestation de Jeanne et de sa livraison aux Anglais au clergé français : « ainsi, ce fut par l’intermédiaire de prêtres français et avec l’argent français, que les Anglais achetèrent le sang de la libératrice des Français » (p. 133). La IIIe partie, sur le procès, est une charge implacable contre le clergé accusé de duplicité avec l’Anglais : « La cupidité alléchait les uns ; l’ambition excitait les autres. Certains n’avaient qu’à écouter leur fanatisme. Plusieurs obéissaient à la peur » (p. 142). Et face à Jeanne, seule et simple, « ils étaient là, alignés sur leurs bancs, tous ces doctes théologiens, faces sèches, regards obliques, cœurs froids » (p. 145). Il faut ajouter une critique portée à l’encontre du roi Charles VII, dont l’auteur souligne qu’il ne fit rien pour sauver Jeanne : « Mais le roi ? Quel chagrin témoigna-t-il ? Quels efforts fit-il pour sauver celle qui avait sauvé son royaume ? Pas de trace d’aucune négociation, d’aucune offre de rançon, d’aucun fait d’armes tenté pour délivrer la libératrice. » « la plus monstrueuse ingratitude dont l’histoire présente l’exemple » (p.125). Cette critique d’un clergé corrompu et d’une royauté lâche est à lire à la lumière du républicanisme de l’auteur. Quand l’ouvrage paraît en 1883, la République s’enracine en France, au terme d’un siècle politique des plus houleux. Et elle se construit contre le monarchisme latent, associé à l’Eglise catholique engagée en politique (ce que l’on désigne du nom de cléricalisme).
Le projet de la fête nationale autour de Jeanne d’Arc : une Jeanne républicaine de la réconciliation nationale ?
Ce livre a un objectif très concret : il accompagne un projet de loi déposé par l’auteur en tant que député de l’Aveyron le 30 juin 1884, celui de fonder une fête nationale en l’honneur de Jeanne d’Arc, ce que la préface exprime très clairement. « Oserai-je exprimer un vœu ? La République française devrait décider qu’il y aura annuellement un jour où la fête de l’héroïne sera célébrée par toute la France. » (préface, p. X) Si l’enracinement de la République passe par le développement des institutions républicaines, comme l’école publique sous tous ses aspects, ou encore l’armée, il passe aussi par la structuration d’une identité républicaine autour d’emblèmes et de célébrations : la multiplication des statues de Marianne, l’allégorie de la République ; la proclamation d’un hymne national, La Marseillaise, en 1879 ; ou encore la proclamation du 14 juillet en tant que fête nationale en 1880. Autant de célébrations qui font de la République l’héritière directe de la Révolution française. Fabre fait de Jeanne une figure révolutionnaire incarnant la résistance populaire face aux élites traditionnelles corrompues et, déjà, la préfiguration de la République : « C’est que le peuple se reconnut lui-même dans cette plébéienne sauvant la patrie compromise par les fautes de la noblesse et de la royauté. Lorsque la France démocratique se leva en 1792 pour repousser les cohortes de l’Europe monarchique, elle brûlait du même feu sacré qui animait la Pucelle repoussant les Anglais » (p. 222). Notons que Michelet n’écrivait pas autre chose : Jeanne d’Arc préfigurait le peuple révolutionnaire. Fabre précise l’intention de cette fête à Jeanne d’Arc dont il porte le projet : établir une fête nationale célébrant la réconciliation du pays autour de la patrie incarnée par Jeanne d’Arc. « L’essentiel est l’établissement de cette solennité, qui rapprocherait tous les Français, hommes et femmes, républicains et monarchistes, croyants et libres-penseurs dans une même communion d’enthousiasme. La nation a déjà sa fête de la liberté. Elle aurait sa fête du patriotisme. » (préface, p. XI) Mais ne nous y trompons pas : en 1884, la polarisation du débat politique est exacerbée comme jamais autour de la place de l’Eglise dans la société et dans les affaires du pays. Toujours associée au conservatisme et au monarchisme latent, l’Eglise est endiguée par la République qui se prémunit de son influence, en étant de plus en plus vigilante à son égard. Quand Joseph Fabre, député radical, propose cette fête nationale autour d’une Jeanne d’Arc républicaine, il s’inscrit dans cette bipolarisation et a conscience du danger que pourrait représenter une appropriation de Jeanne d’Arc par la seule Eglise catholique et par le parti clérical. C’est qu’en effet, l’Eglise œuvre depuis plusieurs années à la canonisation de Jeanne d’Arc, considérée comme une sainte, guidée par Dieu, morte en martyre. Le mouvement est lancée dès 1849 par l’évêque d’Orléans, Monseigneur Félix Dupanloup, une figure éminente du cléricalisme français. (figure 7)
Une crise éclate en 1878, quand la IIIe République décide de célébrer le centenaire de la mort de Voltaire, mort le 30 mai 1778. Voltaire est érigé comme un précurseur de la pensée républicaine et l’on met en avant son esprit fondamentalement libre. Il est aussi la cible des attaques des monarchistes de tous bords et des conservateurs cléricaux qui accusent son œuvre d’avoir empoisonné la France et d’avoir conduit à la Révolution. Coïncidence extraordinaire de l’histoire, le 30 mai, c’est aussi la date de la mort de Jeanne d’Arc. Or, Voltaire est l’auteur d’un ouvrage, La Pucelle d’Orléans, dans lequel il n’est pas tendre avec Jeanne d’Arc. Pour les conservateurs, monarchistes et cléricaux, la commémoration de la mort de Voltaire est une provocation et ils se rangent sous la bannière de Jeanne d’Arc, qui devient alors une figure anti-voltairienne brandie à la face de la toute jeune République. Un appel est lancé dans la presse catholique adressé « aux femmes de France » pour que celles-ci « prennent l’initiative d’une vénération solennelle » à Jeanne d’Arc afin de rappeler que seule la foi traditionnelle était capable d’incarner la patriotisme français, dont l’identité était fondamentalement catholique. L’appel est signé par une quarantaine de femmes, toutes issues de la noblesse et des milieux conservateurs réactionnaires farouchement opposés à la République, qui constituent le « Comité des Femmes de France ». Pour éviter que ces célébrations et contre-célébrations ne dégénèrent dans l’espace public, le gouvernement interdit toute manifestation publique quelles qu’elles soient le 30 mai : les voltairiens se replient dans plusieurs théâtres parisiens (Victor Hugo a fait un discours remarqué au théâtre de la Gaieté où il concilie Voltaire et Jeanne d’Arc dans une même défense des droits du peuple) et le Comité des Femmes de France se replie à Notre-Dame de Paris où est donnée une messe expiatoire célébrée par l’archevêque de Paris et en présence d’une quarantaine de sénateurs. Par son projet de loi, Fabre envisage bien d’endiguer l’appropriation de Jeanne d’Arc par l’Eglise, et de célébrer non pas une sainte accomplissant la volonté de Dieu sur Terre, mais une héroïne défendant son pays. Et la dédicace de l’ouvrage prend alors une autre dimension : « Aux Femmes de France, ce livre sur Jeanne d’Arc est dédié ». (figure 8)
Il s’agit de libérer les femmes de France du seul comité portant leur nom collectif et incarnant un projet résolument clérical et conservateur. La création des lycées publics de filles, en 1880, relève de la même intention : inclure les femmes dans le projet républicain et défaire le quasi monopole qu’exerçait l’Eglise dans l’éducation des filles et notamment des filles de la bourgeoisie. Ce livre est donc un livre résolument républicain dans une institution résolument républicaine, le tout dans un moment fondateur de la République.
Conclusion en trois questions : Le projet de cette fête à Jeanne d’Arc a-t-il abouti ? La réponse est non puis oui. En 1884, malgré la sympathie que le projet rencontre à gauche et au centre de l’hémicycle, deux difficultés sont soulevées : comment articuler cette fête avec celle du 14 juillet ? Et n’y a-t-il par un risque de collusion avec le projet de canonisation qui risque de brouiller le message donné par une telle fête ? Fabre est en fin de mandat. Il n’est pas réélu en 1885 et le projet n’est plus abordé par la Chambre. En 1894, voilà Fabre, devenu sénateur, toujours de l’Aveyron, porte de nouveau son projet. Le climat politique est particulièrement houleux et une partie des élites conservatrices, notamment des militaires de haut rang marquent leur défiance à l’égard de la République (c’est le tout début de l’Affaire Dreyfus, qui n’est pas encore « Affaire »). La gauche républicaine prend ses distances avec l’idée d’une célébration nationale autour de Jeanne d’Arc qu’ils considèrent comme un cheval de Troie du cléricalisme dans l’édifice républicain : un anti-14 juillet que les cléricaux pourraient investir comme une contre-fête nationale. Si le projet de Fabre est voté à 146 voix contre 100 au Sénat, il n’est suivi d’aucun examen par la chambre des députés. Il faut attendre 1920 pour que la fête nationale à Jeanne d’Arc soit votée, par une Chambre des députés à majorité de droite et du centre, la fameuse Chambre dite « bleu horizon ». Cette fête, tombée en désuétude, figure toujours au calendrier des 12 fêtes républicaines. Notons que c’est aussi en 1920 que Jeanne est canonisée et devient sainte Jeanne d’Arc. Cette vive querelle des deux Jeanne d’Arc s’est-elle ressentie à Toulouse et plus précisément dans nos murs ? Oui. Ces deux Jeanne d’Arc, celle de la République et celle de l’Eglise, ne sont séparées que par un mur dans le quartier où se trouve notre établissement. Voici une photo de 1901, prise un dimanche de mai, jour du fameux et traditionnel marché à la ferraille sur la place de la basilique Saint-Sernin. On y voit la façade de l’hôtel Dubarry, alors propriété de la congrégation des Bénédictines de l’Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, qui dirigeait un couvent et une institution d’éducation pour jeunes filles. La façade est décorée de guirlandes de fleurs et de panneaux à la gloire de Dieu et de Jeanne d’Arc, avec sans doute une représentation de Jeanne devant l’archange St-Michel. C’est ici la Jeanne des catholiques, sur la façade d’un établissement religieux qui met en avant la conception d’une France avant tout catholique. (figure 9)
Au même moment, à une trentaine de mètres de cette façade, sur les rayonnages de la bibliothèque du lycée public de filles de Toulouse, séparé du couvent par un simple mur, se trouvait le livre de Joseph Fabre proposant une autre lecture de Jeanne d’Arc. Ce livre a-t-il été lu ? Mystère. Les marques de compression que l’on constate sur les premières pages font penser que l’ouvrage a été longtemps conservé fermé, sur les rayonnages serrés d’une bibliothèque. On peut trouver une fiche de prêt datant de la deuxième moitié du XXe siècle (antérieure à la fin des années 1990), signe que l’ouvrage est toujours disponible au prêt auprès des élèves. Mais la fiche est vide de tout nom et de toute date. Le livre n’aurait jamais été emprunté… C’est le signe de la désaffection pour Jeanne d’Arc et du militantisme qui l’accompagnait, et peut-être aussi le signe que ces ouvrages à la couverture brune et aux ors évaporés n’exerçaient plus qu’un grand pouvoir d’indifférence auprès des lecteurs. Enfin, nous pouvons conclure par un clin d’oeilde l’Histoire qui rapprochera l’épopée de Jeanne avec le lieu que nous fréquentons quotidiennement. A Toulouse, nous ne sommes pas dans la France johannique : tous les ans, les lieux qui font partie de la geste de Jeanne d’Arc la commémorent. Orléans la célèbre depuis 1433, Reims, Compiègne, évidemment Domrémy qui porte le nom de « Domrémy-la-pucelle ». Quand Jeanne décide d’aller à la rencontre du roi et quitte son village, elle se rend dans la ville de Vaucouleurs où se trouve un gouverneur de l’armée royale française, Baudricourt, qu’elle parvient, non sans difficulté, à convaincre de l’escorter jusqu’au roi Charles VII. Trois siècles après, en 1743, dans cette même petite ville de Vaucouleurs naissait une autre Jeanne, sans père officiel. La tradition veut qu’elle ait porté ce prénom en référence à Jeanne d’Arc. Cette Jeanne-ci, c’est la future Jeanne Dubarry, que le proxénète Jean Dubarry a fait sa belle-soeur mais aussi et surtout la maîtresse du roi Louis XV. Nous sommes en 1768 et c’est le début de la fortune des Dubarry, une fortune qui permet à Jean de construire l’hôtel qui porte son nom et qui constitue l’un des joyaux, fatigué certes, du patrimoine bâti de notre lycée. Le village de Vaucouleurs, une affiliation de prénoms, la proximité avec un roi, une exécution publique (Jeanne Dubarry est guillotinée en 1793), autant de points communs entre les deux Jeanne. En refermant cet ouvrage, c’est la malle du grenier pédagogique de notre lycée que nous refermons avec précaution pour cette année !
Bibliographie indicative :
Joseph Fabre, Jeanne d’Arc, libératrice de la France : la version numérisée par la BNF est celle de 1894. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k920920s Colette Beaune, notamment Jeanne d’Arc. Vérités et légendes, Perrin, 2004, Tempus, réédition 2012. Claude Gauvard, Jeanne d’Arc. Héroïne diffamée et martyre, Gallimard, « L’esprit de la cité. Des femmes qui ont fait la France », 2022. Michel Winock, « Jeanne d’Arc », dans Les lieux de mémoires (sous la direction de Pierre Nora), volume III. Gerd Krumeich, Jeanne d’Arc à travers l’Histoire, Belin, 2017. L’émission Du Grain à moudre sur France culture du 27 mai 2016, « Mais pourquoi Jeanne d’Arc ? » : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/du-grain-a-moudre/mais-pourquoi-jeanne-d-arc-3245560
Sur l’histoire du lycée Saint-Sernin, le livret interactif:
La prison est pour la très grande majorité de la population un univers inquiétant et mal connu, malgré l’attention médiatique dont elle est couramment l’objet. La réalité du monde carcéral est quasi imperceptible pour celui qui n’a pas franchi les hauts murs. On ne se doute pas du drame qui se joue au quotidien derrière les barreaux ; drame dans lequel on peine parfois à distinguer les coupables, des victimes. Depuis quelques années, la surpopulation carcérale bat des records. Et la France est régulièrement condamnée par la CHDH pour conditions de détention indignes Et pour cause, en Europe, la France est au 4ème rang des prisons surpeuplées juste après la Roumanie. Ces condamnations sont corroborées par les rapports rédigés par les organes de contrôle qui enquêtent régulièrement sur l’état de prisons françaises (rapports parlementaires, rapports du Contrôleur Général des Lieux de Privation de Libertés des droits…. Constat d’autant plus inacceptable pour un pays qui se veut « patrie des droits de l’Homme. » Un constat qui fait écho au cri d’alarme lancé par Dominique Simonnot Controleuse générale des lieux privatif de liberté (CGLPL) qui dans une tribune publiée dans le monde au mois de février 2022 invite en ces termes les députés et les juges à se confronter à la réalité des établissements pénitentiaires elle écrit : « Entrez dans les prisons ! Venez découvrir les colonnes de cafards qui cavalent en rangs serrés et les rats qui grignotent dans la cour ! Voyez ces trois hommes dans 4,30 mètres carrés d’espace vital. Écoutez ce que me dit celui-ci: « Je suis dans un trou qui s’appelle une prison, à trois dans une cage pour un ». Mais dans le même temps elle écrit également : « Venez, écoutez les surveillants, les directeurs pénitentiaires dire leur colère, leur désespoir…vous décrire leurs tâches rendues folles par la folie des cellules qui débordent ». Ces propos nous invitent à réfléchir sur l’effectivité du respect des droits de l’homme dans les prisons françaises ? Face à une tache aussi ambitieuse mon travail n’aura pas la prétention d’être exhaustif J’ai volontairement écarté un grand nombre de problématiques telles que l’évolution des politiques pénitentiaires ou le bien-fondé philosophique de l’incarcération. A défaut d’exhaustivité, mon exposé se limitera à éclairer l’effectivité des droits de l’homme à partir de constats émis par les rapports officiels de diverses autorités de contrôle (Observatoire International des Prisons, la Commission nationale consultative des droits de l’homme) et la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme). Mais cet exposé repose également sur des témoignages de détenus, de membres du personnel pénitentiaire que j’ai été amenée à côtoyer, il y a quelques années. En effet, pendant 3 ans je suis intervenue en tant que visiteuse de prison et enseignante bénévole à la prison de la santé à Paris. Malgré ce vécu et même si certains éléments pourraient peut-être vous choquer, mon propos cherchera à être le plus objectif possible en refusant de céder ni à l’émotif ni à l’angélisme tant il est difficile de faire la part des choses une fois plongé au cœur de la spirale carcérale
1ère PARTIE Un état des lieux des prisons françaises A Un constat : réalité de la surpopulation carcérale Au 1er octobre 2021, la France comptait 187 centres de détention dont 81 maisons d’arrêts et une centaine d’établissements pour peine On recense en 2022 235 000 personnes placées « sousmain de justice » (expression qui regroupe les personnes incarcérées et celles faisant l’objet d’une peine alternative à l’incarcération), toutes suivies par l’administration pénitentiaire. Il faut cependant distinguer les personnes effectuant leur peine en milieu ouvert et les détenus en milieu fermé. Parmi celles-ci 31 mars 2022, on compte 85 136 détenus incarcérés pour environ 60000 places disponibles dans nos prisons (60 619 exactement) Un déficit de 25000 places expliquant les condamnations récurrentes de la France par la CEDH pour fait de la surpopulation carcérale en moyenne on estime de 1700 personnes dorment aujourd’hui sur des matelas à même le sol B D’autres chiffres accablants Le nombre de personnes incarcérées a plus que doublé au cours des quarante dernières années. -1/3 des détenus souffrent des troubles psychiatriques ou psychologiques graves et sont internés avec les autres détenus faute de places dans les structures adaptées. -Parmi les 42 pays du Conseil de l’Europe, la France affiche le taux le plus élevé de suicide, soit un taux 2 fois supérieur à la moyenne européenne Une hausse des suicides en détention s’élève à plus d’une centaine par an (122 en 2021 contre 111 en 2020) Nous interroger sur l’effectivité du respect des droits des détenus suppose de rappeler brièvement de quels droits peuvent se prévaloir les détenus. Jusqu’au milieu du XXe siècle, le détenu n’avait aucun statut juridique. Progressivement, la prison s’est « humanisée ». Aujourd’hui, un certain nombre de droits ont été reconnus aux détenus Il s’agit notamment : du droit à une vie familiale, du droit à la santé, de la liberté deconscience, droit de vote droit à un avocat…etc. Surtout la Cour européenne a rappelé à la France que le respect de la dignité et des droits fondamentaux des individus ne s’arrête pas aux portes des prisons. Toutefois, reconnaissance ne veut pas dire effectivité. L’affirmation de ces droits et leur application sont, pour diverses raisons, parfois en décalage.
2èmePARTIE La France régulièrement condamnée pour : « traitements inhumains ou dégradants subis par les détenus en raison des conditions de détention indignes » Ces mots sont extraits de l’arrêt J.M.B ctre France du 30 janvier 2020 par lequel la Cour Européenne des Droits de l’Homme a condamné la France sur la base de l’art 3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit aux États de pratiquer la torture ou de soumettre une personne à des traitements inhumains ou dégradants . Concrètement que met-on derrière les termes de conditions de détentions indignes et de traitement inhumains ou dégradants ? A Des conditions de détentions indignes -Des expressions qui renvoient à une réalité vécue subie mais également à un encadrement juridique En France la notion de « conditions de détentions indignes » renvoie à un état de vétusté́ et d’insalubrité́ des établissements pénitentiaires, à la promiscuité́, la présence de puces, punaises de lit, cafards et rats Personnellement lors de mes visites à la santé nous nous amusions à compter le nombre de rats qui en une après-midi traversaient en toute hâte notre parloir -Les rapports de l’OIP (Observatoire Internationale des Prisons) ou ceux du CGLPL (Controleur Général des lieux Privatifs de Libertés) dénoncent l’insalubrité des espaces sanitaires, des espaces de douches dégradés, la présence de moisissures, l’absence d’aération, le manque de lumière dans les cellules, les difficultés récurrentes pour avoir du chauffage, de l’eau chaude, des ventilateurs -Cette énumération non exhaustive de conditions déplorables d’hygiène et d’insalubrité́, sont connues depuis des années de la part de de l’État. Mais il est difficile d’y remédier. En effet, les conditions de détention indignes résultent surtout de la surpopulation carcérale, un mal chronique des prisons françaises. Théoriquement en 1885 avec la loi Béranger a été posé le principe de l’encellulement individuel, sans cesse réaffirmé par les réformes pénitentiaires au XX ème et XXI ème siècles mais dont l’application a sans cesse été repoussée. –Indignité des conditions de prise en charge de la santé en prison Outre la vétusté des bâtiments le Comité européen de prévention de la torture qualifie également d’indignes les conditions de prise en charge des soins des détenus. A partir de 1994, la politique de santé a été rénovée et placée sous la responsabilité des hôpitaux et non plus de l’administration pénitentiaire. Cette réforme prévoit entre autre la création d’une unité sanitaire au sein de chaque prison et la présence d’unités hospitalières sécurisées pour des hospitalisations prolongées. Pourtant ces dispositions n’empêchent pas la persistance de graves dysfonctionnements. La Contrôleuse générale des lieux privatifs de liberté Dominique Simonnotmentionne le cas de détenus qui finissent par se percer eux-mêmes l’abcès dentaires faute de pouvoir accéder à une consultation dentiste, La Cour des comptes, (dans un rapport en 2019)à son tour, dénonce la gestion calamiteuse des politiques de prévention en matière de maladies transmissibles, véritables fléaux en prisons : le VIH, l’hépatite C, la tuberculose Ceci explique également la gestion dramatique du COVID en 2020 a débouché sur des mutineries comme à la prison d’Uzerche en Corrèze, en 2020 ; avant que les autorités ne se décident à libérer un grand nombre de détenus tant la situation était explosive. D’autres règles, dans la prise en charge de la santé des détenus sont violées au quotidien. Par exemple, les articles 147 et suivants du code de procédure pénale prévoient la suspension de la peine d’emprisonnement du détenu lorsque son état de santé physique ou mentale est incompatible avec son maintien en détention. Or en réalité l’effectivité de ce droit est régulièrement bafouée. Est également pointée du doigt la prise en charge médicale des détenus particulièrement surveillés (DPS). Ces derniers peuvent demeurés constamment menottés au lit d’hôpital pendant des semaines et ne peuvent consulter un médecin sans présence policière. Mais la réalité de conditions de détention renvoie à une réalité qu’on ne peut décrire qu’avec « le poids des mots et le choc des images ». -Pour le poids des mots je reprends ceux de de Dominique SIMONNOT (CGLPL) qui déclare à la sortie de la prison de Fresnes « ….Là-bas, les cafards sortent des plaques chauffantes…. »., Mais sortant de la prison de Seysses elle s’exclame : « on nous a rapporté que les détenus s’enroulent dans les draps et se mettent du papier toilette dans les oreilles pour que les cafards n’entrent pas dedans ». -Quant au choc des images je pense que certaines parlent d’elles-mêmes ( cf : prisons de Seysses ; les Baumettes …)Souvenons-nous que la France est également condamnée pour « traitements dégradants »
B – es détenus victimes de traitements dégradants
Juridiquement on estime que peut être qualifié de dégradant « tout traitement qui humilie ou avilit un individu, porte atteinte à sa dignité́ humaine qui suscite chez l’intéressé́ des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité́ ». Pour illustrer l’exemple de traitements indignes et dégradants vécus dans les prisons j’ai choisi de prendre comme exemple la question sensible des violences carcérales qui a notamment fait l’objet d’un rapport de l’Observatoire internationale des prisons en 2019 intitulé « Omerta opacité impunité » trois mots clés qui reflètent parfaitement le halo de violence permanent qui habite nos prisons (surtout dans les maisons d’arrêt) Les accès de violence sont multiformes : violence entre détenus, de surveillants à détenus, de détenus à surveillants, entre détenus avec la complicité des membres du personnel pénitentiaire ce dernier phénomène s’aggravant. Ces violences s’abattent prioritairement sur les catégories les plus vulnérables de détenus (malades, étrangers, indigents en sont les premières victimes ) Cependant dans l’ensemble, ces agissements sont le fait d’une minorité́ de surveillants, au comportement isolé. De multiples facteurs ont ces dernières années favorisé l’aggravation de ce climat de violence : une dégradation des conditions de détention, l’obsession sécuritaire au mépris du le respect des droits, des règles de discipline vécues comme incohérentes un sentiment d’arbitraire…. Il est vrai qu’en prison les règles ne sont pas les mêmes pour tous. Les détenus auxquels je rendais visite s’insurgeaient régulièrement contre les conditions de détention confortables dont jouissaient Maurice Papon ou Bernard Tapi tous deux logés dans le quartier VIP et arbitraire La violence carcérale, connue de longue date par l’État, et celui-ci a l’obligation en théorie de protéger les détenus en tant que personne vulnérables.
Mais depuis des années la situation évolue peu : pourquoi ? Tout simplement parce que la prison est régie par une loi d’airain qui freine toute évolution : une loi d’airain reposant d’abord sur l’omniprésence de l’omerta qui règne sur l’existence de la violence carcérale En effet, comme le dénoncent avocats, détenus, lanceurs d’alertes, directeurs d’établissements, : tous ceux qui seraient tentés de dénoncer des violences en tant que victimes ou témoins ont souvent plus à perdre qu’à gagner.
Pourquoi cette omerta ? Parce que dans l’univers carcéral, les conditions de vie de travail, ou de survie de chacun dépendent d’un équilibre très précaire .. Un rien et tout dérape. Aussi la cohésion entre surveillants d’une part, et entre détenus d’autre part, est-elle très forte car la survie de chacun, en prison dépend de son appartenance à un groupe, que l’on soit détenu ou surveillants. Dénoncer, c’est trahir et prendre alors le risque d’être en permanence s’exposé à des pressions, des humiliations, des représailles (comme le transfert ou le placement au quartier disciplinaire) (ces cas sont fréquents : cf prison de Liancourt en 2006) Il est donc rare que les témoins se portent spontanément volontaires pour témoigner dans le cadre d’une enquête. Ces violences sont d’autant plus inquiétantes qu’elles s’accompagnent d’un sentiment d’impunité envers les auteurs de violences
Une impunité résultant d’une conjonction de facteurs
– Obtenir justice pour une personne détenue victime de violences relève d’un véritable parcours du combattant : il faut pouvoir déposer plainte, étayer les faits par un certificat médical, recueillir des témoignages ou des images de vidéosurveillance. Autant d’éléments faisant souvent font défaut puisque cela suppose de franchir des d’obstacles souvent impossibles à surmonter dans l’univers contraint et fermé de la prison. Et une fois la plainte déposée, elle débouche le plus souvent sur des classements sans suite en raison de l’inertie du parquet -S’il n’existe pas de données officielles permettant d’objectiver la part de classements sans suite dans ce type d’affaires, tous les organes de contrôle s’accordent à dénoncer l’inertie de la justice, et en premier lieu celle du parquet. Dans la grande majorité́ des cas portés à la connaissance de l’OIP, les plaintes à l’encontre de faits de violence carcérale sont classées sans suite. -Enfin si des sanctions sont néanmoins prononcées elles obéissent souvent au principe du « deux poids deux mesures ». On constate, en effet, que le détenu, même s’il a commis des infractions de moindre gravité écope de peines bien plus lourdes que le surveillant à l’origine des faits de violence. Examinons à titre d’exemples certaines décisions (affichées) Tribunal de Nîmes Décembre 2018 Un détenu, qui s’oppose à un placement en cellule avec des détenus avec lesquels il était en conflit, frappe un surveillant d’un coup de pied au visage. Sept mois de prison ferme. Tribunal de Laval, janvier 2019 Un détenu de la maison d’arrêt est condamné à sept mois de prison ferme pour avoir menacé́ et insulté deux surveillants qui lui ont confisqué du cannabis. Tribunal de Lyon, décembre 2018 Un surveillant de la maison d’arrêt de Lyon-Corbas est reconnu coupable de violences pour avoir poussé́ et frappé au visage un détenu, avoir cogné sa tête contre un mur et s’être « placé à califourchon» sur lui une fois au sol pour le frapper il écope trois mois de prison avec sursis . Tribunal de Metz, janvier 2018. Un surveillant de la maison d’arrêt de Metz-Queuleu déjà condamné en 2015 à Nancy pour violence aggravée est à nouveau condamné pour avoir frappé́ un détenu en avril 2018 six mois de prison avec sursis et une amende.
Pourquoi une telle carence et une telle clémence de la part des autorités judiciaire et pénitentiaires ?
Ces classements sans suite, cette clémence dans les sanctions s’expliquent par la crainte des magistrats de déstabiliser l’institution pénitentiaire dans son ensemble. Ce que craint par-dessus tout, l’administration pénitentiaire : déclencher un mouvement de grève parmi les surveillants pénitentiaires : une grève, s’inscrivant le plus fréquemment dans un contexte explosif, perturbe gravement le fonctionnement de la prison. Ce bras de fer entre les surveillants et leurs syndicats, d’une part et directeurs de prisons, d’autre part sont fréquents (cf exemples rapport OIP mars 2019) La CGLPL en 2022 rappelle, en outre, que les traitements inhumains concernent aussi les surveillants. La prison est brutale du fait qu’il s’y trouve beaucoup de monde. « Je parlerai même dit-elle de mauvais traitements sur les surveillants. En 2004 de Toulouse-Seysses, un surveillant était prévu pour cinquante détenus. Actuellement, il y a un surveillant pour 156 détenus. Surveillant de prisonest un métier ingrat dévalorisé voire aliénant. Pour m’être entretenue parfois avec quelques surveillants je dirais qu’en la matière la meilleure volonté se heurte souvent à la réalité du choc carcéral tant les conditions de travail et de vie sont éprouvantes. Néanmoins dans un souci d’objectivité il me semble important de pour nuancer le tableau accablant que je viens de dresser des prisons françaises.
3ème partie La France tente progressivement d’évoluer vers un meilleur respect des droits des détenus
A Une amélioration des conditions matérielles de détention Le gouvernement tente de rénover et de moderniser son parc carcéral : -Rénovation quelques exemples : prison de la Santé à Paris prison des Baumettes (photos). -Politique d’extension du parc carcéral avec la construction de nouveaux d’établissements pénitentiaires se succèdent depuis Plan Chalandon en 1987 (13000 places) jusqu’au projet d’Emmanuel Macron lors de son premier mandat. – création d’UVF (unité de vie familiale) ou de parloirs familiaux pour faciliter l’effectivité des droits familiaux dans les prisons françaises (cf photos)
B La justice comme rempart à l’arbitraire Pour prendre le contre-pied du sentiment d’impunité et d’arbitraire évoqué précédemment je voudrais montrer le juge et législateur ont progressivement facilité la mise en cause de la responsabilité de l’administration pénitentiaire, pour atteinte aux droits fondamentaux des détenus. Certes dès 1873 dans un arrêt célèbre Tribunal des Conflits Blanco (TC 8 février 1873 Blanco). Le juge a reconnu la possibilité de mettre en cause la responsabilité de l’administration. Pourtant il faut dire que pendant plus d’un siècle la responsabilité de l’administration pénitentiaire n’a été que très rarement mise en cause. En effet pour que l’administration voie sa responsabilité engagée il fallait que celle-ci commette une faute grave. D’autre part, le juge administratif rechignait à examiner et à remettre en cause des décisions des autorités pénitentiaires En les qualifiant de « mesures d’ordre intérieur » (M.O.I ) il estimait qu’elles étaient insusceptibles elles étaient insusceptibles de recours. Ce régime de responsabilité administrative à l’avantage de l’administration prévalait également à l’égard de décisions disciplinaires prises au sein de l’école, de l’armée et des hôpitaux Mais progressivement partir de l’arrêt Marie en 1995 le juge a reconnu progressivement la possibilité de contester les décisions disciplinaires prises dans les prisons et d’engager ainsi la responsabilité de l’administration. Il admet que certaines de ses décisions sont susceptibles de recours parce qu’« elles font grief », c’est-à-dire qu’elles entrainent un préjudice pour le requérant. Quelques exemples : – CEDH 12 juin 2007 Frérot c. France : condamnation d’un directeur de prison pour refus d’acheminer son courrier à un détenu – CE 30 juillet 2003 Garde des sceaux ministre de la justice ctre M Remli le juge a estimé que le placement « à l’isolement d’un détenu contre son gré est susceptible de recours car cette décision porte atteinte à ses droits fondamentaux – CDHE 9juillet2009 Khider c. France , la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la France pour traitements inhumains et dégradants sur un prisonnier qualifié de DPS (Détenu Particulièrement Surveillé) Khider avait été reconnu complice de la tentative d’évasion de son frère. Ses conditions de détention sont alors devenues intenables : régulièrement envoyé en cellule d’isolement, subissant continuellement des fouilles corporelles intégrales humiliantes, en 7 ans changement 14 fois de prisons La CEDH a condamné la France pour traitements abusifs. – CEDH 4 février 2016 Reynolds La Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour le suicide d’un détenu atteint de troubles psychiques et qui n’a pas pu recevoir son traitement parce que pendant 3 jours il avait été mis au quartier disciplinaire -2007 CAA Nancy la cour administrative d’appels de Nancy a condamné l’administration pénitentiaire pour le suicide d’un détenu en raison d’une défaillance de l’organisation du service ; en effet les personnels n’ont pas pu accéder à la porte de la cellule car la nuit le surveillant d’étage n’avait pas accès aux trousseaux de clés ouvrant la porte de la cellule et le suicide n’a pas pu être évité Enfin il serait erroné de penser que les condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme ou les décisions de justice restent inefficaces. Pour preuve suite à l’arrêt J.M.B (CEDH 30 janvier 2020) le législateur en 2021 a instauré par la loi du 8 avril la possibilité pour tout détenu de saisir le juge pour les conditions indignes de détention. Désormais une fois saisi, le juge doit répondre dans les 10 jours et si l’indignité des conditions de détention sont reconnues l’administration doit trouver dans les 10 jours une solution pour faire cesser cette atteinte à la dignité.
CONCLUSION
J’espère que vous comprenez un peu mieux pourquoi s’expliquent les condamnations répétées de la France. On comprend également le mot de Bernard Tapi à sa sortie de prison, qui déclare : « Il n’y a pas de système répressif collectif parfait, mais je sais qu’on a choisi le plus mauvais, que la prison ne répond à aucun de ses objectifs affichés, et que dans sa pratique quotidienne, elle est une véritable honte pour le pays des droits de l’homme. » Tous les rapports émanant du Contrôleur Général des lieux privatifs de liberté, de l’Observatoire international des prisons, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme évoquent de nombreuses pistes de réforme pour résoudre le problème de la surpopulation carcérale et mettre fin aux conditions de détention indignes pour lesquelles la France est régulièrement pointée du doigt par la communauté internationale. Cependant toute solution pérenne à cette situation suppose de repenser dans son ensemble l’institution pénitentiaire ms également l’institution judiciaire. Il s’agit également de s’interroger sur la pertinence de l’incarcération, en privilégiant toujours davantage les peines alternatives à l’emprisonement . A la lecture des recommandations figurant les rapports successifs des autorités on n’est tenté de penser, qu’à priori leur mise en œuvre semble si simple… vu de l’extérieur…. Pourtant, une fois à l’intérieur des murs, on comprend pourquoi les rouages de l’univers carcéral représentent une force d’inertie incroyable à toute réforme d’envergure et on comprend également pourquoi le choc carcéral a souvent raison de la meilleure bonne volonté.
Bibliographie CHAPLOTTE Claire : « La personne détenue un usager protéiforme » mémoire Master 2- Institut de droit et Économie -Agen- 2018. JEGO Alain : « Les conséquences de la surpopulation en détention » AJP – 2018 Observatoire International des Prisons : « Omerta, opacité, impunité : enquêtes commisses par des agents pénitentiaires sur les personnes détenues » -Mai 2019 MUCCHUIELLI Laurent« Violences et insécurité fantasmes et réalités dans le débat français »- La découverte – 2002 TULKENS Françoise« Prison et santé mentale. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme » Justice et santé mentale Vol 48 Presse université de Montréal -2015 Commission nationale consultative des droits de l’homme« Avis sur l’effectivité des droits fondamentaux en prison »-Mars 2022 CEDH Guide sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme « Droits des détenus » 31 Aout 2021-Strasbourg