L’objet du grenier n°3 : Jeanne d’Arc a fait la rentrée du lycée en 1884. Marie Perny. 31-05-2022.

L’objet du grenier n°3 :  Jeanne d’Arc a fait la rentrée du lycée en 1884.

Marie Perny

Podcast :
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Joseph Fabre, Jeanne d’Arc, libératrice de la France, Delagrave, 1884

Le troisième objet qui est au cœur de cette dernière midi-conférence est peut-être le plus ordinaire des objets pédagogiques de cette série « l’objet du grenier ». Il s’agit d’un livre, format in-octavo (comprendre format livre de poche), de 364 pages. C’est un livre d’Histoire : une biographie de Jeanne d’Arc, rédigée par un certain Joseph Fabre, éditée chez Delagrave, en 1884.
Il est issu de la toute première bibliothèque de notre lycée, qui ouvre, faut-il le rappeler, en 1884 et qui est alors le premier lycée public de filles de Toulouse, en application de la loi de 1880 sur l’enseignement secondaire public pour les filles.
Comme l’équilibriste et l’Omphale de plâtre, c’est donc un objet pédagogique des origines qui accompagne notre établissement depuis son ouverture jusqu’à nos jours.
Considérons plus attentivement sa reliure : une reliure rigide, recouverte d’une toile enduite, brune. Le titre de l’ouvrage figure sur la tranche, en doré, ainsi que deux étiquettes partielles, collées l’une sur l’autre, avec des numéros d’inventaires anciens. La dorure de la couverture a disparu mais l’on peut distinguer l’élégante estampille qui marque tous les ouvrages de la première bibliothèque du lycée jusque dans les années 1930 : dans un entrelacs végétal, le nom du lycée « LYCEE de Jeunes Filles TOULOUSE ». (figure 1)


La bibliothèque du Lycée de filles de Toulouse et l’ouvrage de Joseph Fabre
En 2017 a été réalisé par une douzaine d’étudiants d’hypokhâgne l’inventaire des ouvrages de cette toute première bibliothèque de notre établissement qui sont tous rassemblés dans diverses pièces de l’Hôtel Dubarry et dont on ignore le nombre de livres initial. Sur plus de 1000 livres répertoriés dans l’Hôtel Dubarry, 715 datent d’avant 1940 et 546 portent l’estampille du lycée : l’estampille est systématiquement portée jusqu’en 1909, plus rarement au-delà et jamais après 1932. Il s’agit donc d’une pratique des premières années du lycée.
Tous ces livres étaient regroupés dans la bibliothèque du lycée que l’on voit sur le plan de 1886 : une salle carrée située au rez-de-chaussée, sur un emplacement qui n’existe plus et se trouverait  aujourd’hui dans la cour devant les bureaux de l’actuel vie scolaire. (figure 2).


L’ouvrage de Joseph Fabren’est pas un manuel scolaire : il n’y a pas la simplification didactique que l’on trouve dans les manuels contemporains, notamment celui d’Ernest Lavisse, qui fait de Jeanne d’Arc l’un des rares portraits de femmes d’envergure nationale. On n’y trouve pas non plus d’images.
Joseph Fabre est né en 1842, à Rodez. Agrégé, il enseigne la philosophie (Louis-le-Grand) avant d’être élu député de l’Aveyron, en 1881, au sein du parti radical républicain, l’un des partis qui fondent de manière décisive la IIIe République. Quand son ouvrage sur Jeanne d’Arc paraît en 1883, il est à la fois auteur et homme politique, une double-dimension qui sous-tend le contenu de l’ouvrage. (figure 3)


C’est la 3e édition que nous possédons. Elle se compose de quatre parties qui abordent successivement la bergère, la guerrière et la martyre et qui propose un ensemble de réflexions sur certains aspects de la vie de Jeanne mais aussi sur l’état de l’historiographie de l’époque sur la question. Le style est assez enlevé, narratif, raisonnablement lyrique, et l’auteur reprend les sources brutes qu’il a pu consulter, notamment des passages entiers des interrogatoires de Jeanne lors de son procès.
Il n’est pas possible dans cet exposé de faire l’histoire de Jeanne d’Arc, née en 1412 à Domrémy (actuelle Lorraine) et morte à Rouen, en 1431, sur le bûcher, dans le contexte de la Guerre de Cent ans qui oppose roi d’Angleterre et roi de France pour la maîtrise du trône de France. Tout est étonnant dans cette histoire: sa fulgurance, le fait qu’une jeune fille parte à la guerre au nom de Dieu, qu’elle soit écoutée et suivie, qu’elle participe au réveil du camp de Charles VII, mais aussi son procès et l’aplomb avec lequel elle fait face à ses juges. Et sa fin est terrible. Pour l’histoire de la Jeanne d’Arc du XVe siècle, je renvoie aux travaux de Colette Beaune, notamment Jeanne d’Arc. Vérités et légendes qui dans des chapitres courts et efficaces, détricote les mythes et rétablit les vérités autour de ce personnage.
En effet, il est nécessaire de démêler plusieurs éléments quand on aborde Jeanne d’Arc : dès son vivant, elle est au cœur de rumeurs et de visions divergentes. Sainte guerrière qu’il faut suivre ou instrument du diable qu’il faut anéantir. Mais Jeanne d’Arc est aussi le produit du XIXe siècle, qui s’en est emparée et qui l’a façonnée selon plusieurs traditions (je renvoie aux importants travaux de l’historien Gerd Krumeich à ce sujet).
Jeanne d’Arc a cela de particulier que tout le monde s’en réclame : elle est la bergère fille du peuple en qui les républicains se reconnaissent ; elle est cette jeune fille humble guidée par Dieu dont elle entend les voix des émissaires (saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite) et qui se met au service du roi Charles VII. Sa mort relève autant du sacrifice propre aux martyrs et donc aux saints, que de l’exécution injuste et arbitraire, qui fait d’elle une victime du fanatisme et de la trahison.
Ouvrir le livre de Joseph Fabre, c’est plonger dans la virulence du débat qui oppose deux France, la France républicaine et la France cléricale, en un moment décisif où la République s’enracine dans un pays à l’histoire politique houleuse, sans cesse menacée par le conservatisme monarchique et clérical.

1. Un ouvrage qui s’inscrit dans la continuité des travaux décisifs menés sur Jeanne d’Arc au XIXe siècle

L’ouvrage de Joseph Fabre n’est pas le premier à proposer une synthèse de la vie de Jeanne d’Arc et il est profondément influencé par les travaux majeurs de deux figures importantes de l’histoire et de la science historique au XIXe siècle, deux Jules : Jules Michelet et, moins connu, Jules Quicherat.

Dans les pas de Jules Michelet : (figure 4)


Quand Joseph Fabre naît en 1842, Jules Michelet vient de faire paraître en 1841 le 5e tome de sa colossale Histoire de France où il traite essentiellement de la guerre de Cent ans et tout particulièrement de Jeanne d’Arc. Précisons que l’oeuvre intégrale de Michelet figure aussi sur les rayonnages de la bibliothèque du lycée. Le succès de ce volume est tel que les chapitres sur Jeanne d’Arc sont tirés à part en 1853 chez Hachette, livre sans cesse réédité pendant les décennies qui suivent.
L’ouvrage de Michelet est décisif : avec le souffle d’une écriture puissante, il dresse le portrait de Jeanne, fille du peuple qui sauve le pays malgré ses élites, l’image de la force du peuple souverain en qui réside l’identité du pays ; il évoque qu’elle est « la ravissante image de la patrie » et conclue « Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de sa tendresse, de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous. »
(Cette dernière citation était conseillée d’utiliser dans les dictées de l’école primaire de la IIIe République).
Joseph Fabre ne cache pas sa filiation à l’oeuvre de Michelet : « Voici venir Michelet, l’Homère du peuple, le Delacroix de l’histoire, le chercheur perspicace, le grand évocateur » (p. 304).

Dans la continuité des travaux de Jules Quicherat : le souci de la source  (figure 5)



En parallèle des travaux de Michelet, un jeune chartiste, Jules Quicherat, qui a suivi les cours que Michelet donnait à la Sorbonne, est chargé en 1840 par la très officielle Société d’Histoire de France de préparer l’édition complète de tous les actes des deux procès de Jeanne d’Arc : le procès en condamnation de 1431 et le procès en réhabilitation de 1453. En 1849, ce sont cinq volumes de sources originales avec leur appareil critique qui ont déjà paru.
Joseph Fabre s’inscrit dans la continuité des travaux de Quicherat sur lesquels il s’appuie : il propose la première transcription intégrale en français des actes du procès en 1883.
Au tout début de l’ouvrage, il propose le fac-similé d’une lettre que Jeanne d’Arc adresse depuis le siège de la Charité-sur-Loire à la ville de Riom en Auvergne pour obtenir du soutien militaire, avec la signature de Jeanne d’Arc. Il dresse la transcription de cette lettre et mentionne explicitement les travaux de Quicherat qui a découvert cette lettre. On voit alors le souci d’enraciner sa pensée dans la source et donc de mener un travail précis et rigoureux, mais aussi le souci de porter les sources à la connaissance d’un lectorat élargi.
Joseph Fabre est donc l’héritier des travaux fondateurs de deux piliers de la connaissance autant que de la fabrication de Jeanne d’Arc au XIXe siècle.

Un ouvrage patriotique : « libératrice de la France », une Jeanne de la revanche ?

Michelet avait intitulé son ouvrage simplement Jeanne d’Arc. Joseph Fabre ajoute au sien un sous-titre : Jeanne d’Arc, libératrice de la France. (figure 6)


C’est qu’entre les deux biographies, il s’est produit un événement décisif : la défaite de la France face à la Prusse en 1870, qui ampute le territoire national de trois départements, l’Alsace et le nord de la Lorraine, la Moselle. A la crise militaire se conjuguent les troubles politiques avec la chute du Second Empire et les débuts difficiles d’une République qu’il reste à définir, éclaboussée par le sang de la Commune de Paris en mars 1871. Cette crise donne à la figure de Jeanne d’Arc une force renouvelée : elle incarnerait l’image de la résistance à l’envahisseur et l’espoir d’une revanche.
L’auteur fait à plusieurs reprises l’analogie entre la France occupée par les Anglais et celle occupée par les Prussiens : « En parlant de leurs maux, ces bons Lorrains avaient les larmes aux yeux. Voisins des Allemands, ils n’en étaient que plus Français. C’est à ses frontières que la patrie est la plus aimée. » (partie I, chapitre II, p. 20). Dans un chapitre intitulé « La mémoire de Jeanne d’Arc » qui conclut la troisième partie, l’auteur s’adresse directement à Jeanne dont il exhorte à l’imitation : « Oh ! Souffle-nous cette grande pitié pour la patrie, cette haine profonde pour l’envahisseur, dont tu étais animée ! Souffle-nous cette foi qui soulève les montagnes ! Et alors, aux jours où la force devra repousser la force, nos jeunes filles armeront elles-mêmes nos jeunes gens ; nos vieillards encourageront de leurs bénédictions les soldats de la patrie ; nous sentirons grandir nos âmes ; nous combattrons en héros ; et, s’il le faut, les pierres se lèveront pour chasser l’étranger. » (p.224)
C’est bien un ouvrage qui s’inscrit dans l’esprit de revanche qui anime la république républicaine des années 1880. Notons que Fabre a écrit d’autres ouvrages sur les figures de libérateurs : les libérateurs antiques (Caton, Spartacus…) mais aussi Washington, libérateur de l’Amérique.
Mais si l’ennemi de l’extérieur est dénoncé dans cette analogie Anglais/Prussiens, Fabre dénonce aussi les ennemis de l’intérieur qui sont une aussi grande menace pour le pays. En effet, il n’est pas tendre avec les hommes d’Eglise qui interviennent dans son récit. Il fait peser la responsabilité de l’arrestation de Jeanne et de sa livraison aux Anglais au clergé français : « ainsi, ce fut par l’intermédiaire de prêtres français et avec l’argent français, que les Anglais achetèrent le sang de la libératrice des Français » (p. 133). La IIIe partie, sur le procès, est une charge implacable contre le clergé accusé de duplicité avec l’Anglais : « La cupidité alléchait les uns ; l’ambition excitait les autres. Certains n’avaient qu’à écouter leur fanatisme. Plusieurs obéissaient à la peur » (p. 142).
Et face à Jeanne, seule et simple, « ils étaient là, alignés sur leurs bancs, tous ces doctes théologiens, faces sèches, regards obliques, cœurs froids » (p. 145).
Il faut ajouter une critique portée à l’encontre du roi Charles VII, dont l’auteur souligne qu’il ne fit rien pour sauver Jeanne : « Mais le roi ? Quel chagrin témoigna-t-il ? Quels efforts fit-il pour sauver celle qui avait sauvé son royaume ? Pas de trace d’aucune négociation, d’aucune offre de rançon, d’aucun fait d’armes tenté pour délivrer la libératrice. » « la plus monstrueuse ingratitude dont l’histoire présente l’exemple » (p.125).
Cette critique d’un clergé corrompu et d’une royauté lâche est à lire à la lumière du républicanisme de l’auteur. Quand l’ouvrage paraît en 1883, la République s’enracine en France, au terme d’un siècle politique des plus houleux. Et elle se construit contre le monarchisme latent, associé à l’Eglise catholique engagée en politique (ce que l’on désigne du nom de cléricalisme).

Le projet de la fête nationale autour de Jeanne d’Arc : une Jeanne républicaine de la réconciliation nationale ?

Ce livre a un objectif très concret : il accompagne un projet de loi déposé par l’auteur en tant que député de l’Aveyron le 30 juin 1884, celui de fonder une fête nationale en l’honneur de Jeanne d’Arc, ce que la préface exprime très clairement. « Oserai-je exprimer un vœu ? La République française devrait décider qu’il y aura annuellement un jour où la fête de l’héroïne sera célébrée par toute la France. » (préface, p. X)
Si l’enracinement de la République passe par le développement des institutions républicaines, comme l’école publique sous tous ses aspects, ou encore l’armée, il passe aussi par la structuration d’une identité républicaine autour d’emblèmes et de célébrations : la multiplication des statues de Marianne, l’allégorie de la République ; la proclamation d’un hymne national, La Marseillaise, en 1879 ; ou encore la proclamation du 14 juillet en tant que fête nationale en 1880. Autant de célébrations qui font de la République l’héritière directe de la Révolution française.
Fabre fait de Jeanne une figure révolutionnaire incarnant la résistance populaire face aux élites traditionnelles corrompues et, déjà, la préfiguration de la République : « C’est que le peuple se reconnut lui-même dans cette plébéienne sauvant la patrie compromise par les fautes de la noblesse et de la royauté. Lorsque la France démocratique se leva en 1792 pour repousser les cohortes de l’Europe monarchique, elle brûlait du même feu sacré qui animait la Pucelle repoussant les Anglais » (p. 222). Notons que Michelet n’écrivait pas autre chose : Jeanne d’Arc préfigurait le peuple révolutionnaire.
Fabre précise l’intention de cette fête à Jeanne d’Arc dont il porte le projet : établir une fête nationale célébrant la réconciliation du pays autour de la patrie incarnée par Jeanne d’Arc. « L’essentiel est l’établissement de cette solennité, qui rapprocherait tous les Français, hommes et femmes, républicains et monarchistes, croyants et libres-penseurs dans une même communion d’enthousiasme. La nation a déjà sa fête de la liberté. Elle aurait sa fête du patriotisme. » (préface, p. XI)
Mais ne nous y trompons pas : en 1884, la polarisation du débat politique est exacerbée comme jamais autour de la place de l’Eglise dans la société et dans les affaires du pays. Toujours associée au conservatisme et au monarchisme latent, l’Eglise est endiguée par la République qui se prémunit de son influence, en étant de plus en plus vigilante à son égard. Quand Joseph Fabre, député radical, propose cette fête nationale autour d’une Jeanne d’Arc républicaine, il s’inscrit dans cette bipolarisation et a conscience du danger que pourrait représenter une appropriation de Jeanne d’Arc par la seule Eglise catholique et par le parti clérical.
C’est qu’en effet, l’Eglise œuvre depuis plusieurs années à la canonisation de Jeanne d’Arc, considérée comme une sainte, guidée par Dieu, morte en martyre. Le mouvement est lancée dès 1849 par l’évêque d’Orléans, Monseigneur Félix Dupanloup, une figure éminente du cléricalisme français. (figure 7)


Une crise éclate en 1878, quand la IIIe République décide de célébrer le centenaire de la mort de Voltaire, mort le 30 mai 1778. Voltaire est érigé comme un précurseur de la pensée républicaine et l’on met en avant son esprit fondamentalement libre. Il est aussi la cible des attaques des monarchistes de tous bords et des conservateurs cléricaux qui accusent son œuvre d’avoir empoisonné la France et d’avoir conduit à la Révolution. Coïncidence extraordinaire de l’histoire, le 30 mai, c’est aussi la date de la mort de Jeanne d’Arc. Or, Voltaire est l’auteur d’un ouvrage, La Pucelle d’Orléans, dans lequel il n’est pas tendre avec Jeanne d’Arc.
Pour les conservateurs, monarchistes et cléricaux, la commémoration de la mort de Voltaire est une provocation et ils se rangent sous la bannière de Jeanne d’Arc, qui devient alors une figure anti-voltairienne brandie à la face de la toute jeune République. Un appel est lancé dans la presse catholique adressé « aux femmes de France » pour que celles-ci « prennent l’initiative d’une vénération solennelle » à Jeanne d’Arc afin de rappeler que seule la foi traditionnelle était capable d’incarner la patriotisme français, dont l’identité était fondamentalement catholique.
L’appel est signé par une quarantaine de femmes, toutes issues de la noblesse et des milieux conservateurs réactionnaires farouchement opposés à la République, qui constituent le « Comité des Femmes de France ».
Pour éviter que ces célébrations et contre-célébrations ne dégénèrent dans l’espace public, le gouvernement interdit toute manifestation publique quelles qu’elles soient le 30 mai : les voltairiens se replient dans plusieurs théâtres parisiens (Victor Hugo a fait un discours remarqué au théâtre de la Gaieté où il concilie Voltaire et Jeanne d’Arc dans une même défense des droits du peuple) et le Comité des Femmes de France se replie à Notre-Dame de Paris où est donnée une messe expiatoire célébrée par l’archevêque de Paris et en présence d’une quarantaine de sénateurs.
Par son projet de loi, Fabre envisage bien d’endiguer l’appropriation de Jeanne d’Arc par l’Eglise, et de célébrer non pas une sainte accomplissant la volonté de Dieu sur Terre, mais une héroïne défendant son pays. Et la dédicace de l’ouvrage prend alors une autre dimension : « Aux Femmes de France, ce livre sur Jeanne d’Arc est dédié ». (figure 8)


Il s’agit de libérer les femmes de France du seul comité portant leur nom collectif et incarnant un projet résolument clérical et conservateur. La création des lycées publics de filles, en 1880, relève de la même intention : inclure les femmes dans le projet républicain et défaire le quasi monopole qu’exerçait l’Eglise dans l’éducation des filles et notamment des filles de la bourgeoisie.
Ce livre est donc un livre résolument républicain dans une institution résolument républicaine, le tout dans un moment fondateur de la République.

Conclusion en trois questions :
Le projet de cette fête à Jeanne d’Arc a-t-il abouti ? La réponse est non puis oui.
En 1884, malgré la sympathie que le projet rencontre à gauche et au centre de l’hémicycle, deux difficultés sont soulevées : comment articuler cette fête avec celle du 14 juillet ? Et n’y a-t-il par un risque de collusion avec le projet de canonisation qui risque de brouiller le message donné par une telle fête ? Fabre est en fin de mandat. Il n’est pas réélu en 1885 et le projet n’est plus abordé par la Chambre.
En 1894, voilà Fabre, devenu sénateur, toujours de l’Aveyron, porte de nouveau son projet. Le climat politique est particulièrement houleux et une partie des élites conservatrices, notamment des militaires de haut rang marquent leur défiance à l’égard de la République (c’est le tout début de l’Affaire Dreyfus, qui n’est pas encore « Affaire »). La gauche républicaine prend ses distances avec l’idée d’une célébration nationale autour de Jeanne d’Arc qu’ils considèrent comme un cheval de Troie du cléricalisme dans l’édifice républicain : un anti-14 juillet que les cléricaux pourraient investir comme une contre-fête nationale. Si le projet de Fabre est voté à 146 voix contre 100 au Sénat, il n’est suivi d’aucun examen par la chambre des députés.
Il faut attendre 1920 pour que la fête nationale à Jeanne d’Arc soit votée, par une Chambre des députés à majorité de droite et du centre, la fameuse Chambre dite « bleu horizon ». Cette fête, tombée en désuétude, figure toujours au calendrier des 12 fêtes républicaines. Notons que c’est aussi en 1920 que Jeanne est canonisée et devient sainte Jeanne d’Arc.
Cette vive querelle des deux Jeanne d’Arc s’est-elle ressentie à Toulouse et plus  précisément dans nos murs ?
Oui. Ces deux Jeanne d’Arc, celle de la République et celle de l’Eglise, ne sont séparées que par un mur dans le quartier où se trouve notre établissement.
Voici une photo de 1901, prise un dimanche de mai, jour du fameux et traditionnel marché à la ferraille sur la place de la basilique Saint-Sernin. On y voit la façade de l’hôtel Dubarry, alors propriété de la congrégation des Bénédictines de l’Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, qui dirigeait un couvent et une institution d’éducation pour jeunes filles. La façade est décorée de guirlandes de fleurs et de panneaux à la gloire de Dieu et de Jeanne d’Arc, avec sans doute une représentation de Jeanne devant l’archange St-Michel. C’est ici la Jeanne des catholiques, sur la façade d’un établissement religieux qui met en avant la conception d’une France avant tout catholique. (figure 9)


Au même moment, à une trentaine de mètres de cette façade, sur les rayonnages de la bibliothèque du lycée public de filles de Toulouse, séparé du couvent par un simple mur, se trouvait le livre de Joseph Fabre proposant une autre lecture de Jeanne d’Arc.
Ce livre a-t-il été lu ? Mystère.
Les marques de compression que l’on constate sur les premières pages font penser que l’ouvrage a été longtemps conservé fermé, sur les rayonnages serrés d’une bibliothèque. On peut trouver une fiche de prêt datant de la deuxième moitié du XXe siècle (antérieure à la fin des années 1990), signe que l’ouvrage est toujours disponible au prêt auprès des élèves. Mais la fiche est vide de tout nom et de toute date. Le livre n’aurait jamais été emprunté… C’est le signe de la désaffection pour Jeanne d’Arc et du militantisme qui l’accompagnait, et peut-être aussi le signe que ces ouvrages à la couverture brune et aux ors évaporés n’exerçaient plus qu’un grand pouvoir d’indifférence auprès des lecteurs.
Enfin, nous pouvons conclure par un clin d’oeil de l’Histoire qui rapprochera l’épopée de Jeanne avec le lieu que nous fréquentons quotidiennement. A Toulouse, nous ne sommes pas dans la France johannique : tous les ans, les lieux qui font partie de la geste de Jeanne d’Arc la commémorent. Orléans la célèbre depuis 1433, Reims, Compiègne, évidemment Domrémy qui porte le nom de « Domrémy-la-pucelle ».
Quand Jeanne décide d’aller à la rencontre du roi et quitte son village, elle se rend dans la ville de Vaucouleurs où se trouve un gouverneur de l’armée royale française, Baudricourt, qu’elle parvient, non sans difficulté, à convaincre de l’escorter jusqu’au roi Charles VII.
Trois siècles après, en 1743, dans cette même petite ville de Vaucouleurs naissait une autre Jeanne, sans père officiel. La tradition veut qu’elle ait porté ce prénom en référence à Jeanne d’Arc. Cette Jeanne-ci, c’est la future Jeanne Dubarry, que le proxénète Jean Dubarry a fait sa belle-soeur mais aussi et surtout la maîtresse du roi Louis XV. Nous sommes en 1768 et c’est le début de la fortune des Dubarry, une fortune qui permet à Jean de construire l’hôtel qui porte son nom et qui constitue l’un des joyaux, fatigué certes, du patrimoine bâti de notre lycée. Le village de Vaucouleurs, une affiliation de prénoms, la proximité avec un roi, une exécution publique (Jeanne Dubarry est guillotinée en 1793), autant de points communs entre les deux Jeanne.
En refermant cet ouvrage, c’est la malle du grenier pédagogique de notre lycée que nous refermons avec précaution pour cette année !

Bibliographie indicative :

Joseph Fabre, Jeanne d’Arc, libératrice de la France : la version numérisée par la BNF est celle de 1894. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k920920s
Colette Beaune, notamment Jeanne d’Arc. Vérités et légendes, Perrin, 2004, Tempus, réédition 2012.
Claude Gauvard, Jeanne d’Arc. Héroïne diffamée et martyre, Gallimard, « L’esprit de la cité. Des femmes qui ont fait la France », 2022.
Michel Winock, « Jeanne d’Arc », dans Les lieux de mémoires (sous la direction de Pierre Nora), volume III.
Gerd Krumeich, Jeanne d’Arc à travers l’Histoire, Belin, 2017.
L’émission Du Grain à moudre sur France culture du 27 mai 2016, « Mais pourquoi Jeanne d’Arc ? » : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/du-grain-a-moudre/mais-pourquoi-jeanne-d-arc-3245560

Sur l’histoire du lycée Saint-Sernin, le livret interactif: