La bêtise, son territoire, ses ruses, son génie. Maryse Palévody. 16-11-22

La bêtise, son territoire, ses ruses, son génie.
Maryse Palévody

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Qu’est-ce que la bêtise ? ou plutôt, comme se le demande Robert Musil : « Qu’est-ce au juste que la bêtise ? » (Robert Musil, conférence à Vienne en mars 1937, De la bêtise). Car on sait reconnaître la bêtise, à coup sûr, mais peut-on au juste la définir ?

Michel Audiard dans La Grande Sauterelle de Georges Lautner, 1967, n’y va pas par quatre chemins :

« C’que tu peux être con. T’es même pas con t’es bête. Tu sais rien, tu vas jamais au cinoche, tu te tiens au courant de rien. Si ça se trouve t’as même pas de cerveau, et si on regarde au-dessus de ta tête, on doit voir tes dents… » 

Le Grand Robert, lui, parle de défaut d’intelligence et de jugement ; d’action ou de parole sotte ou maladroite ; d’absence de mobilité d’esprit. Les contraires sont, sans surprise, l’intelligence, l’esprit, la finesse, le bon sens ; mais aussi l’adaptation, la curiosité, la tolérance.

Le Littré nous dit que le mot « bêtise » est récent ; autrefois (XVe-XVIe s.), on disait besterie.
Être bête, c’est donc faire la bête, comme en témoignent certaines expressions (« bête à manger du foin ») ; l’âne, l’oie, arrivant en tête du bestiaire de la bêtise. Dès le moyen-âge, le mot bête s’applique métaphoriquement à l’homme pour évoquer son caractère instinctif, irrationnel, dominé par la physiologie. Montaigne, Pascal par exemple, opposent deux attitudes, toutes deux dangereuses, « faire l’ange » ou « faire la bête ». La « bête humaine » qui désigne le personnage de Jacques Lantier, assassin compulsif, dans le roman éponyme de Zola, dit assez la dérivation sémantique du mot « bête » vers la cruauté, l’acharnement, la voracité.
Ces acceptions affleurent donc dans le mot bêtise, qui ne peut être limité à un sens bon enfant, notamment quand il est employé au pluriel : faire ou dire des bêtises. Cette bêtise accidentelle et vénielle ne nous intéressera pas ici, ni même un emploi condescendant ou euphémistique du terme : 

“… faisons cette bêtise,
L’amour, et livrons-nous naïvement à Dieu.”
HUGO, La Légende des siècles, t. 4, 1877, p. 846.

Non, bien plus fascinante est la bêtise crasse, consubstantielle à l’individu, et lorsqu’elle persévère dans son être. Cf. Le Guignolo de Georges Lautner, 1980, dialogue J. Audiard :

« – Vous savez quelle différence il y a entre un con et un voleur ?
– Non.
– Un voleur, de temps en temps, ça se repose. »

Entendons-nous bien, analyser les fondements et les manifestations éclatantes de la bêtise est faussement un projet réjouissant, comme si l’exposé avait une vertu prophylactique : analyser la bêtise, serait la considérer à bonne distance, et s’en immuniser, une sorte de « geste barrière » de l’intelligence satisfaite. Parler de la bêtise dans ce temple de l’intelligence, en connivence avec son auditoire, c’est prendre le risque de la regarder de haut, dans une pernicieuse stratégie du décalage, et manquer son but par orgueil. La bêtise est d’évidence, comme le bon sens chez Descartes, « la chose du monde la mieux partagée. » Il convient donc de ne se situer ni au-dessus ni à côté de son sujet.  

Bêtes à pleurer

Dans les Fables de La Fontaine, certains animaux ou certains hommes, bêtes comme leurs pieds, commettent d’irréparables boulettes faute d’avoir la tête bien faite : tel ours pour chasser une mouche sur le nez d’un jardinier s’arme d’un pavé et lui fracasse la tête, tel paysan éventre la poule qui lui donne chaque jour un œuf en or, tel volatile sur un arbre perché, pour son péché mignon de flatteries, laisse choir son alléchant fromage. L’avarice, la vanité, et tous les autres péchés capitaux sont solubles dans la bêtise qui sanctionne l’universelle dupe qui n’a plus que ses yeux pour pleurer. 
Aux XVIIe et XVIIIe s. le péché capital est la bêtise sociale de celui qui se donne en ridicule en société. Molière nous en a donné un fameux exemple avec le personnage du « trois fois sot » Trissotin dans Les Femmes savantes. Typiquement ce lourdaud n’a pas d’intelligence sociale, il est le contraire du bel esprit de salon. Plus tard, Rousseau dit de lui-même qu’il est « bête » en société, parce qu’il ne sait pas quoi dire. 
Flaubert dans l’un de ses Trois contesUn cœur simple, invente le personnage de la servante Félicité qui est sotte, crédule, mais sa simplicité est sans malice. Sa bêtise est passive, elle pourrait progresser : lorsqu’elle cherche la maison où habite son neveu Victor à Cuba, elle est déçue de ne pas la voir sur les cartes que lui montre un avocat : 
« Il avait un beau sourire de cuistre devant l’ahurissement de Félicité […] Une candeur pareille excitait sa joie. » 
Mais il suffirait qu’il lui explique. Sa bêtise à elle est pardonnable et amendable ; elle est simple mais récupérable ! C’est le savant ici qui est bête et méchant, on y reviendra…
Flaubert a de la sympathie pour la pauvre Félicité, et pour cause. Sartre dans la somme qu’il consacre à Flaubert, L’Idiot de la famille, relate une anecdote familiale touchant le jeune Gustave : 
« Ma grand-mère [c’est la nièce de Flaubert qui parle] m’a raconté qu’il restait de longues heures un doigt dans sa bouche, absorbé, l’air presque bête. » 
Il paraît même qu’un vieux domestique le faisait tourner chèvre en lui disant : « va voir… À la cuisine si j’y suis. »
On peut avoir de l’indulgence par rapport à cette forme de bêtise qui ne pense pas à mal, qui peut néanmoins devenir nuisible, parce qu’elle est influençable. En revanche, la bêtise est irrécupérable et impardonnable quand elle s’obstine.

« La bêtise est quelque chose d’inébranlable […] Elle est de la nature du granit, dure et résistante » (Flaubert, Correspondance)

Typiquement, Molière présente des personnages dont l’obstination, le comportement répétitif, les tics gestuels et linguistiques, nous les font apparaître bêtes (ex. Harpagon : « Hélas ! Mon pauvre argent ! »). Leur persévérance, dans l’erreur et l’aveuglement, est comique, parce que nous y voyons leur incapacité d’adaptation. La force d’inertie qui se dégage de leur fonctionnement mécanique est d’ailleurs pour Bergson (Le Rire) l’un des ressorts essentiels du rire, avec la célèbre formule : « de la mécanique plaquée sur du vivant ».
La bêtise est butée, figée dans ses certitudes, son conservatisme ; elle est douée d’une puissance d’enlisement qui ne laisse pas de possibilité de l’ébranler, de la retourner. Le problème avec la bêtise n’est pas tant les erreurs qu’elle véhicule, mais le fait que l’imbécile est tout à fait assuré des inepties qu’il profère. Flaubert propose, entre autres, dans son Dictionnaire des idées reçues, la définition suivante : 
« Bossus. Ont beaucoup d’esprit. — Sont très recherchés des femmes lascives. »
Ce n’est pas tant la fausseté de cet énoncé qu’il faut réfuter (pourquoi d’ailleurs les bossus n’auraient-ils pas effectivement beaucoup d’esprit ? quant à la deuxième proposition, je n’ai pas d’avis…), mais bien plutôt ce qui en fait une idée reçue et non discutée, son évidence convenue. Le contraire de la bêtise n’est pas l’intelligence (c’est tout de même mieux s’il y en a), mais le doute, la prudence de la pensée. Montaigne dans ses Essais, III, 8, « De l’art de conférer » disait bien :
« L’obstination et ardeur d’opinion est la plus sûre preuve de bêtise. »
Ou encore le grand Barthes (dont seule la mort fut bête), colloque de Cerisy, 1977 :
« La bêtise n’est pas liée à l’erreur. Toujours triomphante (impossible à vaincre), son triomphe relève d’une force énigmatique : c’est l’être-là tout nu, dans sa splendeur. D’où une terreur et une fascination, celle du cadavre […]. Donc elle est là, obtuse comme la Mort. »
Dans cet éthos du crétin ou de l’idiote satisfaits, contents de soi, se glisse le stéréotype du bourgeois, modèle inépuisable de la bêtise en littérature. Flaubert n’a de cesse de stigmatiser cette boursouflure de la bêtise humaine, qu’il remarque notamment comme un effet indésirable du tourisme de masse naissant en Egypte, comme ici ce rituel idiot qui consiste à laisser sa marque sur les monuments :
« A Alexandrie, un certain Thomson, de Sunderland, a sur la colonne de Pompée écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieu de distance. Il n’y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de Thomson, et par conséquent sans penser à Thomson. Ce crétin s’est incorporé au monument et se perpétue avec lui. 
Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thomson de Sunderland. […] ils sont si nombreux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé ! En voyage on en rencontre beaucoup. » (Correspondance)
Ces bourgeois en voyage représentent la bêtise collective, qui devient alors une classe émergeante. Flaubert a la hantise de ce qu’il appelle « l’infinie stupidité des masses ». Cette bêtise-là sous ses dehors inoffensifs, est une force agissante et sourde, qui recèle un gouffre de brutalité passive. 
Une autre forme de bêtise est plus sûre d’elle, triomphante, redoutable parce qu’elle sait s’adapter, sonder le milieu ambiant et en tirer profit.

Bêtes et méchants

On se souvient du film Dupont-Lajoie d’Y. Boisset (1974) qui s’attaque, sur fond de racisme, à la bêtise ordinaire d’honnêtes citoyens prêts à accuser des ouvriers maghrébins du meurtre le plus ignoble. Terrible est cette bêtise qui s’attaque au plus faible, parfaitement nuisible quand elle est consensuelle et se croit subversive, sur l’air de : « on ne nous la fait pas » et « on ne nous dit pas tout ».
Terrible est aussi la bêtise sous l’enveloppe respectable de l’intelligence. Le pharmacien Homais dans Madame Bovary, a la bêtise de celui qui s’en croit à l’abri, son intelligence le rend bête dans son désir forcené d’ascension sociale, sa pédanterie de petit bourgeois qui a des prétentions scientifiques et politiques. Pourtant l’excellence d’Homais affichée en lettres d’or sur son officine, le ramène à une humanité moyenne, celle du type ordinaire qui ne supporte pas la solitude et ne peut que s’agréger à autrui pour y trouver le reflet espéré de sa supériorité. On ne peut être bête tout seul.

L’ironie de l’histoire

Se sentir intelligent, c’est adopter une posture aristocratique ostracisant le crétin. Pour les organisateurs du dîner de cons dans le film éponyme de Francis Veber, en 1998, offrir à la risée publique un beau spécimen d’imbécile, est le plus sûr moyen de paraître spirituel.
« Y’a pas de mal à se moquer des abrutis. Ils sont là pour ça, non ? » (personnage de Pierre Brochant, éditeur)
Mais à force de bourdes à répétition du nigaud de service, joué par J. Villeret, on perçoit la signification réversible du bêtisier. Finalement la bêtise de l’autre s’annule dans le jugement discriminant porté sur lui : stigmatiser la bêtise d’autrui, c’est se considérer prémuni, ce qui est un manque caractérisé de jugement et de prudence. Ainsi, on est toujours la bête de quelqu’un, le jugement sur la bêtise se neutralise dans l’indifférenciation.

Notre lieu commun
Parler de la bêtise, c’est l’illusion du discours sur l’autre. En cherchant l’autre, on ne trouve que son alter ego : « Madame Bovary, c’est moi ! » Mais Charles Bovary, Homais, c’est sans doute un peu moi aussi. En identifiant la bêtise ordinaire, en analysant ses ressorts, je me retrouve, et regarde l’autre comme dans un miroir. La bêtise est notre lieu commun, dont la première manifestation et la preuve évidente de son universalité, est de croire qu’on y échappe. Elle a son discours, la doxa, les idées reçues, c’est-à-dire le discours qui compense le manque de discours, c’est dire quand on n’a rien à dire, et fournir à l’échange social. 
Nathalie Sarraute à travers ce qu’elle appelle les « tropismes » met en évidence toutes les conventions sociales, les stéréotypes par lesquels nous sommes traversés, et qui bloquent l’intelligence de situation. Tropismes, X : 
« Elles allaient dans des thés. Elles restaient là, assises pendant des heures, pendant que des après-midi entières s’écoulaient. Elles parlaient : ‘’Il y a entre eux des scènes lamentables, des disputes à propos de rien. Je dois dire que c’est lui que je plains dans tout cela quand même. Combien ? Mais au moins deux millions. Et rien que l’héritage de la tante Joséphine… Non… comment voulez-vous ? Il ne l’épousera pas. C’est une femme d’intérieur qu’il lui faut, il ne s’en rend pas compte lui-même. […]’’ On le leur avait toujours dit. Cela, elles l’avaient bien toujours entendu dire, elles le savaient : les sentiments, l’amour, la vie, c’était là leur domaine. Il leur appartenait.
Et elles parlaient, parlaient toujours répétant les mêmes choses, les retournant, puis les retournant encore, d’un côté puis de l’autre, les pétrissant, roulant sans cesse entre leurs doigts cette matière ingrate et pauvre qu’elles avaient extraite de leur vie […] jusqu’à ce qu’elle ne forme plus entre leurs doigts qu’un petit tas, une petite boulette grise. »
Le langage est enlisé, laminé par l’usage commun, jusqu’à la bêtise ; les conversations sont le théâtre social de la bêtise. 

Le malheur de « voir la bêtise et de ne plus la tolérer »
Evidemment, il est un peu décourageant d’envisager la bêtise comme notre lieu commun. On n’est pas tout à fait prêt à partager ce pot commun de la bêtise. Le jugement critique, la lucidité, peuvent-ils nous sauver ?
Flaubert pose tout particulièrement ce problème dans Bouvard et Pécuchet, auquel il appose en 1879 le sous-titre d’ « encyclopédie de la bêtise humaine ». Dans ce roman, avant le chapitre VIII, la bêtise des deux compères coïncide à l’incompréhension de ce qu’ils lisent dans leurs livres. Ils multiplient les erreurs de jugement, interprètent de travers les lois scientifiques, se trompent dans leur application. Mais à partir du chapitre VIII qui se termine sur le savoir philosophique, la bêtise se déplace : elle n’est plus définie à partir des contenus savants mal digérés, mais comme une contrepartie malheureuse inhérente à l’exercice intellectuel. On lit à la fin du chapitre : 
« Alors une faculté pitoyable (= digne d’être prise en pitié) se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. »
Bouvard et Pécuchet développent alors une hyper sensibilité qui les conduit à « apercevoir partout la bêtise », ce qui, dit le narrateur, fait le malheur des deux « bonshommes » :
« Des choses insignifiantes les attristaient : les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard. »
Leur bêtise tient donc à la fois à leur désir encyclopédique, puisque l’accumulation indifférenciée de savoirs et d’expériences implique la paralysie de tout jugement, mais la bêtise tient aussi à leur volonté de se distinguerde la bêtise des bourgeois de Chavignolles. Bouvard et Pécuchet vivent alors une vraie crise de la pensée, jusqu’à la mélancolie et la tentation du suicide. Pour y échapper, il faudrait renoncer à l’ambition d’un savoir total, et accepter pour soi, comme pour l’autre, une bêtise innée à toute créature. Il s’agirait de retrouver une sorte d’ignorance positive à la façon de Socrate, qui diffère de la simplicité brute et paresseuse. Savoir repérer, certes, les idées courtes des « nigauds [qui] forment la masse électorale », mais sans adopter une position extérieure et supérieure de vérité, menacée de devenir à son tour un stéréotype.
L’enjeu est discursif : l’affirmation nue, les sentences, sont le terreau d’une bêtise circulaire et proliférante, alors que le questionnement, l’incertitude énonciative, constituent une possibilité de jeu et de libération face à la bêtise. Flaubert notamment avec le fameux discours indirect libre, ne tient pas la bêtise à distance comme avec des pincettes, il l’intègre à la voix narrative. Barthes, pour sa part, après avoir déclaré une haine mortelle envers la bêtise, est finalement dans les Fragments du discours amoureux ou dans son espèce d’autobiographie Roland Barthes par Roland Barthes à la recherche d’une écriture oblique qui évite de se laisser prendre au piège de l’affirmation et du jugement, et admet la possibilité d’une bêtise innocente et dédramatisée, qui serait en tout cas un moyen de résistance contre l’impérialisme des idées.

Pas si bêtes

Balzac, dans les Illusions perdues, décrit ainsi l’un de ses personnages, un opportuniste nommé justement Finot :
« Sous sa fausse bonhomie, […], sous son ignorance et sa bêtise, il y a toute la finesse du marchand de chapeaux dont il est issu. »
“Finesse” de la bêtise et de l’ignorance : avec un puissant instinct de conservation et d’adaptation, elle a des ressources infinies, elle fait fructifier le vide. On hésite parfois à crier au génie. Cf. Nabila : « T’es une fille, t’as pas d’shampoing ?! Allo ! » On hésite à crier au génie. Qui est le plus bête, de Nabilla ou de la société de production qui la met en scène, et croit pouvoir impunément humilier les plus beaux spécimens de la bêtise ? Nabilla est devenue millionnaire en déposant sa phrase culte à l’Institut national de la propriété industrielle. La bête n’est pas si bête. Ni folie ni aliénation ni déficience, la bêtise s’autorise parfois des accès de raison et de calcul, et tire son épingle du jeu, quand l’intelligence raisonnable peut sembler « handicapée », limitée, disons timide.
Mais l’enrichissement obscène de youtubeurs analphabètes ne peut certes suffire pour regarder la bêtise avec bienveillance ou attendrissement.
L’adolescence est souvent qualifiée d’âge bête, période d’oppositions et de transgressions, à l’envers de l’éducation reçue. Alors que l’enfant est intelligent, l’adolescent deviendrait provisoirement bête. Cet âge « ingrat », analysé à partir du XXe s. dans la littérature scientifique, n’est pas bête en réalité, c’est la période pendant laquelle l’adolescent fait ses propres découvertes en désapprenant ce qui lui a été inculqué ; c’est l’âge de l’exploration pour une connaissance à soi, qui permet au jeune de se distinguer de ses parents.
Or, on peut extrapoler et envisager la bêtise, à tout âge, comme une façon de désapprendre pour explorer les potentialités de l’esprit, une innocence qui permet d’observer et d’assumer des responsabilités nouvelles, ou de découvrir de nouveaux horizons spirituels.
Dans La Tentation de Saint-Antoine de Flaubert, l’ermite Antoine se rêve en catoblépas, animal fabuleux qui par la complexion absurde de son corps (« buffle noir, avec une tête de porc tombant jusqu’à terre, et rattachée à ses épaules par un cou mince, long et flasque comme un boyau vidé »), symbolise la bêtise. Or Antoine s’incorpore au rêve du catoblépas :
« Gras, mélancolique, farouche, je reste continuellement à sentir sous mon ventre la chaleur de la boue. Mon crâne est tellement lourd qu’il m’est impossible de le porter. Je le roule autour de moi, lentement ; et la mâchoire entr’ouverte, j’arrache avec ma langue les herbes vénéneuses arrosées de mon haleine. Une fois, je me suis dévoré les pattes sans m’en apercevoir. »
Le rêve de devenir catoblépas est un rêve de régression et de dépouillement, qui permettrait d’atteindre ce que M. Foucault appelle « la stupide sainteté des choses. » (Travail de Flaubert, « La bibliothèque fantastique »).
Enfin, ne nous quittons pas sans évoquer la bêtise sublime de l’amoureux, l’éternel innocent, toujours inexpérimenté malgré la succession des rencontres. Son savoir ne lui sert à rien, il est contraint à la répétition. Son langage est pauvre, redondant, tautologique : il aime parce qu’il aime. Il ne sait dire que : « parce que c’est elle, parce que c’est lui, parce que c’est moi. » Être amoureux, c’est être « bête » !
Il y a dans les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, l’idée que l’amour est l’acceptation d’une forme d’innocence stupide, de l’ordre du saisissement :
« La bêtise c’est d’être surpris. L’amoureux l’est sans cesse ; il n’a pas le temps de transformer, de retourner, de protéger. Peut-être connaît-il sa bêtise, mais il ne la censure pas. » 

Conclusion ?
Je m’en garderai bien, laissant décidément à l’incontournable Flaubert, le mot de la fin :
« L’ineptie consiste à vouloir conclure. […] Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. » (Correspondance)