Argument: L’art comme « magie à rebours » chez Gilbert Simondon
Introduction par Laurent Cournarie: Une philosophie de l’art ou la philosophie tout court devrait toujours être capable de se mesurer à l’expérience du monde dont l’art est l’occasion pour en dire l’originalité, voire l’originarité. C’est tout l’intérêt des pages insolites, au regard de l’ensemble de l’ouvrage, que G. Simondon consacre dans Du mode d’existence des objets techniques à l’art et à l’esthétique, identifiés à un retour au rapport primordial et magique au monde que les avènements de la technique et de la religion ont fait perdre, chacun à leur manière. C’est cette thèse originale de l’art comme « magie à rebours » chez G. Simondon que notre collègue E. Lacoue-Labarthe a choisi de nous présenter, pour sa 6ème participation. Qu’il soit six fois remercié pour sa fidélité. Bonne conférence.
« En quoi l’art est-il magique ? » L’art comme « magie à rebours » chez Gilbert Simondon
Le projet général
[Diapo 2] Dans la 3e partie de son ouvrage consacré au mode d’existence des objets techniques[1] et paru pour le première fois en 1958, Gilbert Simondon s’interroge sur la genèse de la technicité (c’est-à-dire du mode technique d’être au monde), et il propose de remonter à « la phase primitive et originelle des rapports de l’homme au monde » (p. 216), afin de comprendre comment la technicité en dérive.
C’est dans ce cadre très particulier qu’il en est venu à formuler la thèse que je voudrais expliquer aujourd’hui et selon laquelle l’art serait « magique » : il serait une sorte de « magie à rebours ».
Pour comprendre cette thèse, il nous faut donc commencer par remonter jusqu’à cette « phase primitive et originelle des rapports de l’homme au monde » dont la technicité dérive.
La magie
[Diapo 3] Selon Simondon, cette phase première est la « phase magique », qui correspond à un « mode magique d’existence », à un « mode magique de relation au monde » (p. 216).
Celui-ci consiste, nous dit Simondon, à « distingue[r] figure et fond, en marquant des points-clefs dans l’univers ». [Diapo 4] Il nous faut, bien sûr, expliquer ce point :
Le « fond », c’est tout simplement le monde, tel qu’il se donne à nous sous ses deux dimensions d’espace et de temps ; c’est donc la réalité spatio-temporelle ou, pourrait-on dire, la nature.
Et les « figures » que la pensée magique détache de ce « fond », ce sont des lieux et des moments privilégiés, ce sont de « hauts-lieux » et des « dates remarquables ».
Le mode magique de relation au monde consiste donc à créer une sorte de réseau de lieux et de moments privilégiés, « comme si tout le pouvoir d’agir de l’homme et toute la capacité du monde d’influencer l’homme se concentraient en ces lieux et en ces moments » (p. 228) :
Comme exemples de lieux privilégiés, Simondon évoque le « pic élevé », qui est « seigneur de la montagne », ou bien le cœur de la forêt, le centre d’une plaine ou encore « tel chemin, telle enceinte », qui « contiennent toute la force de la contrée » (p. 229).
Et, comme exemple de « dates remarquables » ou de « moments privilégiés », on peut penser au solstice d’été ou au solstice d’hiver, et Simondon remarque que, dans la vie civilisée actuelle, on peut considérer que les congés, les fêtes, les vacances « compensent par leur charge magique la perte de pouvoir magique que la vie urbaine civilisée [nous] impose » (p. 231).
Il serait, bien sûr, tentant d’assimiler la pensée magique à la superstition, mais, comme le fait remarquer Simondon, les superstitions ne sont, en réalité, que des vestiges dégradés de la pensée magique :
Elles sont gouvernées par la crainte et l’espoir et elles s’attachent à des réalités insignifiantes : porter tel t-shirt qui est censé porter bonheur, redouter ou aimer la date du vendredi 13, etc.
Tandis que la pensée magique, elle, correspond, non à la crainte, mais à des « formes hautes, nobles et saintes de la pensée » (p. 230), comme le désir d’élévation, d’exploration, de renouvellement, etc. Et elle s’attache à des réalités qui, comme le rivage, la haute montagne, le solstice d’été ou d’hiver, comportent quelque chose d’intrinsèquement et réellement privilégié du point de vue de la relation de l’homme au monde.
L’univers magique, c’est donc celui dans lequel l’homme donne naissance à un réseau de lieux et de moments privilégiés qui sont autant de points-clefs à travers lesquels s’effectuent ses échanges avec le monde.
Le premier déphasage : technique et religion
Mais, si la magie est le mode initial de relation de l’homme au monde, elle cède peu à peu la place à deux nouveaux modes de relation qui sont à la fois opposés et complémentaires [Diapo 5], à savoir la technique et à la religion :
1) D’une part, en effet, l’évolution technique correspond à une sorte d’objectivation des points-clefs de l’univers magique sous forme d’outils et d’instruments concrétisés, sous forme d’objets techniques instrumentaux, qui sont progressivement abstraits du milieu et rendus transportables, mobiles, capables d’efficacité en n’importe quel lieu et à n’importe quel moment (p. 232). Souvent, en effet, note Simondon, la technique commençante se contente d’aménager un lieu privilégié, comme en construisant une tour au sommet d’une colline, ou en plaçant un phare sur un promontoire, au point le plus visible. Mais elle construit ensuite des outils et des machines qui sont de véritables instruments qu’on peut transporter et déplacer.
2) D’autre part, l’évolution religieuse, elle, correspond à une sorte de subjectivation des pouvoirs inhérents aux lieux et moments privilégiés de l’univers magique, subjectivation qui consiste à les personnifier sous la forme du divin et du sacré, les lieux et moments vécus comme chargés de pouvoirs se transformant donc en divinités et en prêtres.
Comme l’écrit Simondon [Diapo 6] :
« Pendant que les points-clefs s’objectivent sous forme d’outils et d’instruments concrétisés, les pouvoirs de fond se subjectivent en se personnifiant sous la forme du divin et du sacré (Dieux, héros, prêtres). » (p. 232-3)
Ce remplacement de la magie par la technique et la religion entraîne deux choses :
D’une part, il entraîne une perte de l’unité magique originaire selon deux niveaux : non seulement il y a désormais deux modes de relation de l’homme au monde nettement distincts (technique et religion) au lieu d’un seul (la magie), mais encore, les objets de la technique (les outils, les machines) et les sujets de la religion (les divinités, les prêtres), introduisent une distance entre l’homme et le monde.
D’autre part et par conséquent, il se produit inévitablement pour l’homme une perte de richesse et d’intensité dans sa relation au monde car, écrit Simondon, « technique et religion sont […], prises chacune à part, plus pauvres que la magie d’où elles sortent » (p. 240) puisque les objets et les sujets qu’elles proposent n’incorporent chacun qu’une partie (technique ou religieuse) du pouvoir total des points-clefs magiques du monde originaire.
Le second déphasage théorique et pratique
Or, ce phénomène de perte de l’unité originaire et de perte de richesse et d’intensité dans la relation de l’homme au monde est encore accentué par le fait que, à ce premier dédoublement du monde magique en technique et religion, succède un second dédoublement de la technique et de la religion elles-mêmes, chacune se divisant respectivement en un mode théorique et un mode pratique [Diapo 7] :
La pensée technique, qui vise une action toujours localisée et particularisée, se dédouble en science d’une part (c’est le dimension théorique, avec la question « comment ? ») et en éthique d’autre part (c’est la dimension pratique, avec le souci du résultat).
Quant à la religion, qui est, elle, animée par « l’exigence de la totalité » (p. 240), elle se dédouble en théologie d’une part (c’est la dimension théorique, avec une « requête d’unité théorique absolue » et la question « pourquoi ? » p. 243) et en morale d’autre part (c’est la dimension pratique, avec le souci de l’intention et l’« exigence, pour l’éthique, de normes d’action absolues » p. 240).
La pensée esthétique
L’évolution que décrit Simondon est donc celle d’une relation de l’homme au monde qui, en se divisant en technique et religion d’abord, puis en science, en éthique, en théologie et en morale, s’éparpille, s’éloigne de la magie primitive et en perd l’unité et la richesse originaires. Or, selon Simondon, c’est précisément à partir de cette perte de l’unité originaire qu’il faut comprendre la spécificité et le double rôle de la pensée esthétique [Diapo 8] :
Celle-ci, en effet, cherche d’une part à maintenir le souvenir implicite de l’unité magique originaire.
D’autre part, elle est plus qu’un simple souvenir de la pensée magique, puisqu’elle « vise à recomposer cette unité » à partir de la technique et de la religion et qu’elle crée donc une nouvelle forme d’unité, qui essaie de réunir et de transcender à la fois la technique et la religion.
L’art
Or, selon Simondon, c’est par le moyen privilégié de l’œuvre d’art que la pensée esthétique parvient à se concrétiser et à produire en l’homme l’impression esthétique. L’œuvre d’art, écrit-il, « entretient surtout, et préserve, la capacité d’éprouver l’impression esthétique, comme le langage entretient la capacité de penser, sans pourtant être la pensée » (p. 248).
D’où deux questions :
Qu’est-ce, d’abord, qui définit et caractérise l’impression esthétique ?
Qu’est-ce, ensuite, qui définit et caractérise l’œuvre d’art ?
(i) L’impression esthétique, nous dit Simondon, correspond au sentiment de la perfection complète d’un acte ou d’une chose, perfection qui donne à cet acte ou à cette chose un rayonnement et une autorité par laquelle il ou elle « devient un point remarquable de la réalité vécue, un nœud de la réalité éprouvée » (p. 249).
L’impression esthétique a donc bien une parenté étroite avec l’univers magique originaire, dans lequel se détachent certains lieux et moments, perçus comme lieux et moments d’exception. Comme l’impression magique, l’impression esthétique est la perception d’une chose comme point remarquable de la réalité vécue ; mais, contrairement à la magie, l’impression esthétique appartient au monde de la technique et de la religion et non à celui de la magie : elle est, en un sens, une impression à la fois technique et religieuse (qui mêle une certaine admiration d’ordre technique et un sentiment d’ordre religieux). Par exemple, face à un coucher de soleil, on admire le ciel comme s’il était une œuvre composée avec l’art le plus raffiné, tout en éprouvant une émotion liée à un sentiment de transcendance.
(ii) Quant à l’œuvre d’art, elle est, nous dit Simondon, une production et souvent un objet qui comporte et réunit les deux dimensions de la technique et de la religion :
En tant qu’objet fabriqué ou réalisation non naturelle, l’œuvre d’art a des éléments communs avec les objets techniques : non seulement elle est un artefact, mais encore sa réalisation requiert, dans bien des cas, une maîtrise et des outils.
En même temps, l’œuvre d’art est dotée d’une signification et d’un pouvoir de type quasi personnel (= qui est de l’ordre du sujet plus que du simple objet) : en effet, elle appelle et retient l’attention, elle s’adresse à notre sensibilité et la touche. Elle apparaît donc comme une réalité d’exception, rayonnante, comme le point-clef d’un univers à la fois humain et naturel : elle a donc quelque chose de « divin » qui l’apparente à la religion.
L’insertion
L’œuvre d’art est donc une réalité d’exception rayonnante qui suscite l’impression esthétique. Or Simondon insiste sur le fait que l’œuvre d’art est toujours insérée dans le monde et ne rayonne que dans une certaine relation avec lui et avec les lieux et moments d’exception identifiés par la pensée esthétique :
Certains lieux ou moments, en effet, appellent l’œuvre d’art, qui vient les compléter et les prolonger. La colline [Diapo 9], par exemple, appelle le temple. Il y a dans le monde, écrit Simondon, « des vides qui doivent être remplis, des rocs qui doivent porter une tour », il y a « un certain nombre de lieux remarquables, de points exceptionnels qui attirent et stimulent la création esthétique, comme il y a dans la vie humaine un certain nombre de moments particuliers, rayonnants, se distinguant des autres, qui appellent l’œuvre » (p. 253).
Et l’œuvre d’art, en retour, ne rayonne pleinement qu’en s’insérant dans des lieux ou moments privilégiés : une statue, par exemple, n’est une œuvre esthétique que parce qu’elle « s’insère dans l’architecture d’une ville [Diapo 10], marque le point le plus haut d’un promontoire, termine une muraille ou surmonte une tour » (p. 253).
Ainsi, grâce à ce phénomène d’insertion, l’activité artistique fait « bourgeonner l’univers », écrit Simondon, elle « le prolonge » en « constituant un réseau d’œuvres, c’est-à-dire de réalités d’exception, rayonnantes, de points-clés d’un univers à la fois humain et naturel ». Et ce réseau spatial et temporel des œuvres d’art constitue, entre l’homme et le monde, la médiation qui conserve, en la réinventant, la structure du monde magique originaire.
Et ce phénomène d’insertion est d’autant plus essentiel qu’il permet de comprendre également comment même des objets purement techniques peuvent, dans certaines circonstances, susciter l’impression esthétique : lorsque, en effet, l’objet technique s’insère dans un point du monde qu’il concrétise et contribue à manifester comme point-clef, il est saisi comme beau [Diapo 11] : la voilure d’un navire, écrit Simondon, « n’est pas belle lorsqu’elle est en panne, mais lorsque le vent la gonfle et incline la mâture tout entière, emportant le navire sur la mer […]. Le phare au bord du récif dominant la mer est beau, parce qu’il est inséré en un point-clef du monde géographique humain. Une ligne de pylônes supportant des câbles qui enjambent une vallée est belle, alors que les [mêmes] pylônes, vus sur les camions qui les apportent, ou les câbles, sur les grands rouleaux qui servent à les transporter, sont neutres. Un tracteur, dans un garage, n’est qu’un objet technique ; quand il est au labour, et s’incline dans le sillon pendant que la terre se verse, il peut être perçu comme beau. Tout objet technique, mobile ou fixe, peut [donc] avoir son épiphanie esthétique, dans la mesure où il prolonge le monde et s’insère en lui » (p. 254-255).
L’art comme magie à rebours
Le monde de l’art que produisent la pensée et l’activité esthétiques est donc à la fois technique et religieux :
Il est technique parce qu’il est construit au lieu d’être naturel, et qu’il utilise le pouvoir d’application des objets techniques au monde naturel.
Il est religieux en ce sens qu’il incorpore certaines des forces, des qualités et des caractères de fond que les techniques, elles, laissent de côté.
Ce monde de l’art n’est donc pas exactement identique au monde magique originaire puisqu’il repose sur la technique et la religion qui n’existaient pas encore dans le monde magique. Néanmoins, dans la mesure où il comporte la même structure faite d’un réseau de points-clés, de réalités d’exception, rayonnantes, il est une sorte de « réciproque de la magie », écrit Simondon, une « magie à rebours », une « magie en sens inverse » [Diapo 12] :
« La véritable fonction esthétique ne peut être magique : elle ne peut être que fonctionnellement un souvenir et un réaccomplissement de la magie ; elle est une magie à rebours, une magie en sens inverse […]. L’art est donc ainsi la réciproque de la magie. » (p. 265)
Art sacré et art profane
Dès lors, tout en ayant une parenté essentielle avec le monde magique originaire, le monde de l’art n’en a pourtant pas l’unité et ne peut pas en avoir l’unité, et c’est ce dont témoigne le fait qu’il existe [Diapo 13] « deux formes partielles d’art : l’art sacré et l’art profane » (p. 265), le premier trouvant ses racines principales dans la religion, le second dans la technique.
(i) L’œuvre de l’art sacré est en effet porteuse d’une intuition de type mystique et en même temps elle a une valeur ou un pouvoir quasi rituel. Par exemple, une cantate de Bach exprime des éléments essentiels de la théologie chrétienne et elle constitue une célébration quasi rituelle. Elle réunit donc [Diapo 14] les deux versants de la pensée religieuse que sont l’attitude mystique et la pratique rituelle.
(ii) Quant à l’œuvre de l’art profane, elle se situe, elle, à mi-chemin du vrai et du bien : elle dévoile un pan du réel, qu’elle rend visible, et elle élève l’homme en le plaçant dans une attitude de contemplation désintéressée. Elle réunit donc les deux versants de la pensée technique : la science et l’éthique, le vrai et le bien, la savoir et le vouloir.
Or, nous dit Simondon, la véritable impression esthétique, l’impression esthétique complète est, elle, [Diapo 15] « à la fois sacrée et profane » (p. 266) : elle réunit en elle l’impression de l’art sacré et celle de l’art profane et c’est pourquoi elle ne peut malheureusement que difficilement être suscitée par l’art, qui est, lui, la plupart du temps, ou bien sacré ou bien profane.
D’où deux conséquences :
D’une part, comme l’ont compris les Romantiques, l’impression esthétique complète est peut-être plutôt à chercher et à trouver dans la vie elle-même, que dans l’œuvre d’art isolée.
D’autre part, les œuvres d’art et l’art institué (c’est-à-dire celui qui en a le statut reconnu et qui produit des œuvres profanes ou sacrées), ont tendance à faire écran à l’impression esthétique véritable dès qu’ils se présentent comme fin en soi, comme c’est le cas dans l’esthétisme, que dénonce Simondon parce que celui-ci oublie que l’œuvre d’art n’est que le vecteur de quelque chose qui la dépasse, à savoir la magie originaire.
On pourrait donc dire, pour conclure, que l’art ne conduit à l’impression esthétique véritable que lorsqu’il s’efface derrière ce qu’il exprime, lorsqu’il a en quelque sorte conscience de son caractère de simple médiation (et non de fin en soi). Ou encore, on pourrait dire que l’art véritable s’oppose à l’art institué par sa « volonté d’universalité » (p. 272), c’est-à-dire par sa volonté de réaliser tous les modes – technique et religieux – dans le sien propre par un dépassement des limites du sien. L’intention esthétique authentique est, écrit Simondon, « exigence de débordement et de passage à la limite » (p. 273) : c’est pourquoi « elle ne crée pas, ou tout au moins ne devrait pas créer un domaine spécialisé, celui de l’art » (p. 274). C’est donc uniquement lorsqu’il « franchit les limites ontologiques », c’est-à-dire la limite entre l’art sacré et l’art profane et la limite entre l’art et la vie, que l’art réalise pleinement sa vocation et c’est alors, et alors seulement, qu’il est vraiment « magique » (p. 275).
[1]Du mode d’existence des objets techniques, Aubier-Montaigne, 1958
Introduction par Laurent Cournarie: A l’approche de Noël, quoi de plus réjouissant et de plus approprié qu’une conférence musicale consacrée au Concerto d’église « pour la nuit de Noël », composé par Corelli vers 1690 ? Le « prince des violonistes » comme il était surnommé est aussi le père du genre du concerto grosso où un groupe d’instruments dialogue avec l’orchestre. Il ouvre la voie aux grands maîtres comme Bach, Haendel ou Telemann. Nous remercions Myriam Garcia de nous permettre à la fois d’analyser ce chef d’œuvre de la musique baroque qui est aussi l’œuvre la plus connue du compositeur italien, et de goûter sa Pastorale qui nous conduit paisiblement et intimement au cœur d’une certaine étable. En nous souhaitant une excellente conférence.
Une pastorale italienne pour la nuit de Noël : Le Concerto grosso op. 6 n°8 de Corelli
Introduction
L’objet de cette présentation est de faire un survol analytique du concerto en le situant dans l’histoire du genre, et en le rattachant à la tradition des pastorales du début du dix-huitième siècle. L’opus VI paraît à Amsterdam en 1714, un an après la mort de Corelli ; les concertos ont sans doute été élaborés dans les années 1680, et retravaillés en 1712. Vif succès européen : par exemple, le concerto pour la nuit de Noël qui va nous occuper plus particulièrement (n°8 sur 12) occupe une place de choix lors de la séance inaugurale du Concert Spirituel[1]à Paris le 18 mars 1725, et reste à son répertoire jusqu’en 1766[2]. Cf. diaporama : Un portrait de Geminiani, élève de Corelli, par Andrea Soldi (ca.1703–1771) le représente avec la partition du violon 1 du concertino dans la main[3]. La gloire de Corelli (1653-1713) sera entretenue tout au long du XVIIIe, et au-delà (dans l’Angleterre du XIXe, on le préfère même aux Concertos de Haendel[4] !). [Brossard cite Corelli comme modèle pour sa définition des œuvres da chiesa, dans son Dictionnaire de musique de 1708 (3e édition)] => Le concerto op. 6 n°8 de Corelli, emblème et sommet du genre, véritable « anthologie de l’éloquence sonore »[5].
1. Le premier genre de musique purement orchestrale : le concerto grosso
a. De la sinfonia d’ouverture de l’opéra au concerto grosso
Au début du XVIIe siècle, la musique instrumentale est encore assujettie à la musique vocale, dans sa conception (l’époque baroque considère que la musique s’inscrit au cœur d’un dispositif rhétorique qui lui donne sens et direction) comme dans son exécution : on utilise l’orchestre pour accompagner les voix dans l’opéra naissant (1607 : Monteverdi, Orfeo). Comme l’écrit Christian Goubault[6] : « C’est en Italie, avec Corelli, Albinoni, Vivaldi que la musique instrumentale trouve son autonomie, avant d’être diffusée en France (Leclair, Rebel, Montéclair), en Allemagne (Bach et fils, Telemann, Stamitz) et en Angleterre (Haendel, Avison). Corelli est ainsi l’un des pionniers de la musique instrumentale autonome ; Walter Corten souligne à ce sujet : Corelli « fut un des premiers avec Lully à attacher une importance très particulière à la cohésion de l’exécution orchestrale, ce qui lui valut l’estime unanime de ses contemporains ». Le concerto grosso est donc l’aboutissement de plusieurs influences (musique vocale et musique instrumentale), dont la synthèse peut s’entendre dans les œuvres de l’opus 6 de Corelli. Cf. diaporama : schéma élaboration du concerto par Philippe Beaussant, in Histoire de la musique occidentale, Massin (dir.), Fayard, 1983.
b. Fonctionnement du concerto grosso : ripieno / concerto (soli / tutti)
Corten : « L’utilité essentielle de l’orchestre consiste à souligner par un clair-obscur tranchant les contrastes dualistes » avec le trio. Deux genres émergent qu’il faut différencier, représentés par deux compositeurs différents : Corelli avec le concerto grosso et Vivaldi avec le concerto de soliste (de caractère plus dramatique). Cf. diaporama : Schéma concerto grosso et concerto de soliste par Philippe Beaussant, in Histoire de la musique occidentale, Massin (dir.), Fayard, 1983. Le « modèle alternatif »[7] d’orchestration de l’opéra (voix / instruments) va faire émerger le modèle concertant, dont la caractéristique essentielle est l’utilisation du contraste (de masse, mais aussi de « substance » (c’est-à-dire d’écriture[8]) comme moteur de la musique; ce contraste prend parfois l’aspect d’un écho, s’inscrivant ainsi dans une stratégie de mémorisation du matériau par l’auditeur, car cette fonction d’écho est « pléonastique ou répétitive ». Cf. diaporama + ex audio 🎵 début du 4e mvt (0’21 avec la reprise : système d’écho entre concertino et ripieno + reprises ornées)
2. Le modèle du genre : Corelli
a. Les 12 concertos de l’opus 6
Cf. diaporama : Tableau de présentation des concertos Effectif :
Concertino : 2 violons + Vcl [+ B.C.[9]], ce que Georg Muffat[10] appelle ‘le trio parfait’[11]
Cet effectif permettait d’entendre de 4 musiciens (= le « trio » parfait) à 13 (deux instrumentistes par pupitre de cordes pour le concerto grosso), voire beaucoup plus (lors d’un concert pour Christine de Suède, on a compté jusqu’à 150 musiciens). Corelli calque la forme de ses concertos sur le moule de la sonate. Double modèle : sonata da chiesa / da camera. Goubault : « L’écriture de Corelli est particulièrement variée et élégantes : le concerto grosso double totalement ou en partie le concertino, mais en lui ajoutant une partie supplémentaire ; les deux groupes dialoguent ; le grosso accompagne le concertino avec des figures musicales différentes ». (p. 48) Corten[12] : « Ressortissant à la musique d’Église, le Concerto pour la Nuit de Noël présente une succession de mouvements qui enrichit tout en le conservant le cadre assez stéréotypé de la Sonate da Chiesa »
b. Le concerto n°8 en particulier
Cf. diaporama : Cf. schéma général des mouvements du concerto op. 6 n°8 Symétrie interne autour du 4e mouvement. Aspect formulaïque de l’écriture de Corelli. C’est un concerto da chiesa, les titres des mouvements sont donc des indications agogiques. On peut les rapprocher cependant de mouvements de danse, comme l’a fait Raphaëlle Legrand.
3. La mode des pièces de caractère : la pastorale – Noël
a. La mode des œuvres de célébration de Noël
Lien pastoral / nativité : cf. article de Galliano Ciliberti, « La naive symphonie » : sulla recezione di alcuni modelli popolari nei concerti di natale settecenteschi, qui inscrit l’œuvre de Corelli dans une mode qui a traversé le 18e siècle italien (Torelli, Manfredini, Locatelli) et européen : cf. Haendel, le Messie et Bach, oratorio de Noël. « Si Johann Forkel[13] prétendait y déceler une description de la célèbre « Nativité » de Botticelli, sur laquelle un cercle de 12 anges vole au-dessus de Bethléem, ce mouvement semble plus simplement se rapporter à la tradition populaire des musiciens rustiques dans les campagnes italiennes qui, à l’époque de Noël, jouent des airs sur leurs instruments pastoraux devant les images de la Madonne ». Cf. diaporama : Sandro Boticcelli, Nativité mystique, 1500[14]
b. La pastorale ad lib
La pastorale :
Cf. Corten: « Le genre de concerto de circonstance ici illustré par Corelli le fut également par de nombreux contemporains (Torelli, op. 8 n° 6 ; Manfredini op. 3, n° 12 ; Locatelli op. 1 n° 8 ; voir aussi Schiassi, Ferrandini, Valentini, Geminiani, Tartini). La Pastorale en est le lieu commun. Corelli place ce mouvement en fin de concerto et l’indique « ad libitum »[15]. Plusieurs commentateurs dénient au reste de l’œuvre toute signification descriptive particulière. Le Concerto n° 8 est écrit en sol mineur. Quelques théoriciens baroques attribuent à cette tonalité une expression de sérieux, de douceur et de tendresse. Sol majeur, la tonalité de la Pastorale, aura des vertus de gaité mais aussi de tendresse (des traités plus tardifs y ajouteront une couleur explicitement bucolique).
Elle « entre dans les normes du genre (bourdons, mesure ternaire, phrases symétriques, chaînes de tierces et sixtes. » « Ces lieux communs apparaissent déjà dans le premier exemple connu de Pastorali concenti al presepe (contenant une Sonate pastorale à 2 violini, Viola e trombe o Leuto) signé par Francesco Fiamengo (1637). Ce genre se retrouve aussi dans la musique de clavier (Frescobaldi, Pasquini, Zipoli) » « caractère déjà annonciateur du concerto à ritournelle » : partie A comme ritournelle. Cf. diaporama + ex. audio : 🎵 écoute de la fin de la Pastorale (1’19)
Conclusion : la postérité de Corelli
Concerto de soliste : Vivaldi (l’Estro[16] armonico op. 3 (concertos pour 1, 2 et 4 violons solistes, publié en 1714 ; les Quatre saisons[17], dans l’op. 8 intitulé Il cimento dell’armonia e dell’inventione (1725)), Bach et ses fils (CPE Bach : Concerto pour violoncelle en La M. (3ème mvt) (au programme des TEDS musique).
Concerto à plusieurs solistes : cf. concerto à plusieurs claviers de Bach, qui reprennent des œuvres prééxistantes de Bach lui-même et… des concertos de l’Estro armonico de Vivaldi, selon la technique de la parodie (arrangement d’œuvres prééexistantes, vu à l’époque comme la possibilité de réentendre de la bonne musique qui serait, sans cela, oubliée, et aussi comme un hommage).
Concerti grossi : Bach (Brandebourgeois). Telemann, dont les Sonates corellisantes (1735) “englobent un mélange de deux styles italiens, l’ancien (corellien) et le nouveau (galant)”[18]. Couperin : Le Parnasse ou l’Apothéose de Corelli, grande sonade en trio dans les Goûts réunis.
Cela place l’œuvre de Corelli dans le contexte plus vaste des nations musicales dans l’Europe baroque (sujet de KH), entre concurrence des modèles instrumentaux italien et français et idéal des goûts réunis, dont le style allemand de Bach représente une sorte de synthèse idéale. Cf. diaporama : Comme l’a écrit Georg Muffat dans la préface à son Ausserlesene mit Ernst und Lust gemengte Instrumental-Musik (Musique instrumentale choisie, mêlant sérieux et plaisir), ensemble de 12 concerti grossi publiés en 1701 après avoir entendu des oeuvres de Corelli à Rome:
« Imitez les Italiens au possible [ … ]. C’est l’exacte observation de [l’] opposition de la lenteur à la vitesse, de la force à la douceur, & du plein du grand chœur à la delicatesse du simple Trio, qui ravissant l’ouye, l’entraine en admiration, comme il arrive à la vuë par la contrarieté de l’ombre & de la lumiere » [G. MUFFAT, 1701].[19]
[1] Définition du Grove dictionary of music and musicians : « Une série de concerts fondée à Paris en 1725 par Anne Danican Philidor, initialement pour interpréter de la musique instrumentale et des œuvres sacrées sur des textes latins ; plus tard, des œuvres profanes sur des textes français furent jouées, et le Concert Spirituel (toujours désigné au singulier) fut au centre de la vie musicale non opératique de Paris jusqu’en 1790. Le nom fut repris en 1805, et des concerts spirituels, composés de programmes sur le modèle parisien ou simplement de musique sacrée, furent donnés dans de nombreux centres européens à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. »
[2]W.Corten: ‘Fatto per la notte di Natale: le Concerto opus VI n08 de Corelli’, Analyse musicale, no.29 (1992), p.5–17 ; encadré 5 p. 8, citant Marc Pincherle, Corelli et son temps.
[4]Grove dictionary of music and musicians, article ‘Corelli’, point 4 : « In England, particularly, his op.6 concertos were regarded as classics; they continued to be played, and preferred even to those of Handel, well into the 19th century ».
[5] Cf. Raphaelle Legrand, ‘Les concerti grossi opus 6 de Corelli : une anthologie de l’éloquence sonore’, in Musurgia, 1995, vol. 2 n°4, p. 23-33
[6] Christian Goubault, Histoire de l’instrumentation et de l’orchestration, Minerve, 2009.
[15] Dictionnaire de l’académie : en musique, « sur une partition (abréviation ad lib.), mention indiquant que la partie de tel ou tel instrument, de telle ou telle voix, peut être supprimée, ou bien que l’exécutant est libre du choix du mouvement. » https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9A0553
Argument: Et si le premier des poètes et le père des mathématiques étaient les précurseurs de la doctrine végane?
Introduction par Laurent Cournarie: Darwin que nous avons quitté la semaine passée a pu déclarer que « le classement des formes, des fonctions organiques et des régimes a montré d’une façon évidente que la nourriture normale de l’homme est végétale […] et que nous ne sommes pas destinés à concourir avec les bêtes sauvages ou les animaux carnivores ». Voilà une déclaration qui nous conduit à notre sujet du jour. Si le mot « véganisme » est moderne, ce qui s’apparente à sa pratique a été recommandée comme condition d’une vie bonne et sage par plusieurs penseurs antiques (1). En quelque sorte : Be philosopher, go vegan ! Jamblique rapporte par exemple que Pythagore condamnait la chasse et les sacrifices sanglants, comparait la consommation de la chair animale à un festin barbare, préférait les tissus en lin plutôt qu’en laine, portait des chaussures en écorce d’arbre. C’est cette origine antique du véganisme, sous le double patronage poétique d’Orphée et mathématico-philosophique de Pythagore, que Mme Platon a choisi de traiter pour nous aujourd’hui. En la remerciant pour sa 3ème participation, je nous souhaite une conférence à consommer sans modération ni interdiction.
(1) par exemple au Ier s. ap. J.-C : Plutarque, Sur l’usage des viandes, Sénèque, Lettres à Lucilius (108), Ovide, Métamorphoses ; et plus tardivement encore, au IIIème s. Jamblique donc, Vie de Pythagore ou Porphyre, De l’abstinence.
« Orphée et Pythagore, aux sources du véganisme antique ».
De nos jours, le végétarisme, régime alimentaire reposant sur le refus toute nourriture carnée, ainsi que le véganisme, mode de vie qui refuse l’exploitation des animaux, ont leurs adeptes, leurs militants (des associations luttant contre les souffrances infligées aux animaux dans les élevages, les abattoirs, les laboratoires etc.), leurs penseurs également, tels le philosophe australien Peter Singer. De telles réflexions sur la consommation de produits d’origine animale n’étaient pas inconnues du monde gréco-romain, même si les termes « végétarisme » et « véganisme » (néologismes d’origine anglaise) n’ont pas d’équivalent dans la langue grecque ancienne : on parle plutôt d’« abstinence d’êtres animés ». Ainsi, au IVe siècle de notre ère, l’empereur-philosophe Julien (dit « Julien l’Apostat ») écrivait :
« Les uns supposent la consommation de viande conforme à la nature humaine, mais d’autres pensent qu’il ne convient pas du tout à l’homme d’en user ; cette question est l’objet de bien des discussions. En fait, si tu veux faire un effort, tu verras qu’il y a des essaims de livres sur le problème » (Contre les Cyniques ignorants, 362 p. C.).
Julien est un écrivain de l’Antiquité tardive, et il nous faut remonter le cours du temps jusqu’au VIe siècle avant J.-C pour rencontrer les premiers témoignages, dans le monde grec, de personnes revendiquant le choix d’un régime non-carné : les Orphiques et Pythagoriciens. Avant d’aborder les caractéristiques propres à chacun de ces deux sectes mystico-philosophiques, je voudrais au préalable rappeler quelques éléments concernant la place de la viande dans le régime alimentaire des Grecs de l’Antiquité En Grèce ancienne, ce sont les céréales (épeautre, blé dur et orge) qui sont la base de l’alimentation, réduites en gruau ou en farine pour fabriquer pains et galettes. La viande n’était pas consommée quotidiennement pour des raisons économiques (à l’époque d’Aristophane, un cochon de lait coûte trois drachmes, soit trois jours de travail d’un ouvrier de chantier public), cependant elle faisait pleinement partie de l’alimentation et sa consommation ne se limitait pas aux fêtes religieuses comme on l’a longtemps pensé. La preuve en est qu’Hippocrate, dans son traité Du Régime (II, 46-47) examine les qualités et propriétés médicales (sécheresse/humidité) des différentes viandes (animaux d’élevage ou gibiers) qui entrent dans l’alimentation humaine. On dispose également de sources écrites non-littéraires qui confirment cela, en particulier cette lettre datant du IIIe s. de notre ère et retrouvée en Égypte – alors sous domination romaine. Elle est écrite en grec par un certain Héraclidès à son frère Petepsais pour lui passer commande entre autres de « 20 oiseaux à 4 drachmes chacun ou même plus ». Comme le prouve cette « liste de course », on consommait donc de la viande quand on le pouvait le faire, quand on en avait les moyens, et évidemment lors des grandes occasions. Pourquoi donc se priver de nourriture carnée au risque de se marginaliser, s’exclure de la vie civique dont l’un des temps forts étaient les fêtes religieuses avec sacrifices d’animaux et partage des viandes des victimes ? Le refus de consommer de la viande peut se justifier par des convictions religieuses et morales, il s’inscrit notamment dans une ascèse qui est le mode de vie affirmé par les philosophes et leur permet ainsi d’affirmer, afficher leur identité, leur appartenance à une secte philosophique ou mystique, telle que par exemple l’Orphisme.
L’Orphisme
Le mouvement orphique se rattache à Orphée, personnage mythique pour nous mais bien réel pour les Anciens. Il aurait vécu bien avant la guerre de Troie, aurait participé à l’expédition des Argonautes. Connu pour être le premier poète, il est associé à plusieurs « mystères », dont celui de Dionysos. Dans la cosmogonie orphique, Éros primordial offre l’empire du monde à Zagreus, première incarnation de Dionysos, un des enfants de Zeus. Les Titans, jaloux, s’emparent de lui, le démembrent, le font bouillir et le dévorent. Zeus, horrifié par ce crime, foudroie les Titans, et de leurs cendres naissent les hommes, marqués par cette double ascendance – la part des Titans qui pousse l’homme à faire le mal et l’énergie divine de Dionysos, qui l’incite à faire le Bien. En outre, à la suite du meurtre de Zagreus-Dionysos, sa mère, Perséphone, a condamné l’Homme à errer de vie charnelle en vie charnelle (réincarnations). Le poète-musicien Orphée, auquel on prête des pouvoirs magiques (au VIe siècle, Simonide de Céos écrit de lui : « Au rythme du doux chant, en cortèges nombreux, voletaient les oiseaux au-dessus de sa tête et sautaient les poissons, quittant les fonds ombreux »), est là pour guider les âmes des initiés dans l’autre monde et les aide à se libérer des éternelles réincarnations. Pour cela, les initiés doivent mener une vie pure, respectant un certain nombre de règles et d’interdictions, dont les unes sont alimentaires et les autres vestimentaires. Ne pas porter des vêtements de laine (on retrouve cette idée de la prohibition de la laine développée dans L’Apologie d’Apulée : « En effet la laine, dépouille enlevée à un animal sans énergie, à un vil bétail, est une substance déclarée profane, même dès le temps où Orphée et Pythagore instituaient leur rituel. »), porter des habits de couleur blanche, ne pas entrer en contact avec un cadavre, autant de refus de ce qui appartient au monde de la mort. Sur le plan alimentaire, le régime orphique se caractérise essentiellement par le refus de manger « ce qui est animé » et par le souci de consommer seulement ce qui n’est pas « vivant ». L’œuf, principe de la naissance des dieux, ne devait pas non plus être consommé. Dans Les Lois, Platon qualifiait d’ailleurs le régime de ceux « qui mangeaient de tout ce qui est inanimé, mais s’abstenaient de tout ce qui a vie, de « régime orphique » ». Dans les Grenouilles d’Aristophane (v. 1032), Eschyle explique qu’ « Orphée a enseigné aux hommes à s’abstenir de phonoi ». Littéralement, phonos signifie « meurtre », mais c’est aussi le nom réservé au sacrifice sanglant dans toute une tradition religieuse. Le souci c’est que l’on n’a quasiment pas de sources directes pour connaître la doctrine orphique, en dehors du papyrus de Derveni et des lamelles d’or trouvée dans des tombes. Elles servaient de viatique pour l’au-delà aux sympathisants du mouvement afin qu’ils ne se trompent pas de chemin dans l’Hadès et puissent arriver à Perséphone et confesser leur pureté pour échapper au cycle des renaissances. Les sources littéraires que nous possédons sont apocryphes et tardives, aussi notre connaissance réelle de l’orphisme reste-t-elle lacunaire. On rencontre le même problème pour le pythagorisme, courant de pensée plus tardif que l’orphisme et qui a vraisemblablement été influencé par ce dernier.
Le Pythagorisme
L’école fondée par Pythagore (580-495 av. J.-C.) en Italie du Sud (Crotone) est une confrérie à la fois scientifique et religieuse : le pythagorisme repose en effet sur une initiation et propose à ses adeptes un mode de vie éthique et alimentaire, ainsi que des recherches scientifiques. Mais ce n’est qu’à partir du IIIe siècle ap. J.-C. qu’apparaissent les premiers exposés relatifs au mode de vie pythagoricien. Donc là encore, on a affaire à des sources problématiques, avec un important décalage temporel. Chez les disciples de Pythagore, le végétarisme apparaît à l’arrière-plan de l’enseignement de la métempsycose : si l’âme humaine peut entrer au cours de cycles de réincarnation dans « d’autres formes d’êtres vivants », il en résulte « la parenté de tous les êtres dotés d’une âme », mais aussi l’idée que l’abattage d’un être vivant équivaut à un meurtre, voire à du cannibalisme. Le poète romain Ovide a rendu particulièrement prégnant cet interdit dans le dernier livre de ses Métamorphoses, où il fait dire à Pythagore :
« Ces corps, où peut-être est l’âme de nos parents, D’un frère, d’un allié, ou d’un homme en tout cas, Laissons-les vivre en paix, sans dévorer leur chair Et charger nos tablées des festins de Thyeste ! » (Mét. XV, 459-462 trad. O. Sers)
Le mathématicien Eudoxe de Cnide exagère encore plus le besoin de Pythagore de pureté rituelle et son refus catégorique de verser le sang, en supposant qu’il n’aurait pas seulement refusé de manger des créatures animées, mais qu’il évitait aussi tout contact avec des cuisiniers et des chasseurs. Mais le renoncement à la consommation de viande était-il toujours aussi strict pour tous les Pythagoriciens ? On sait par plusieurs témoignages, notamment celui de Jamblique (250-330 ap. J.-C.), que la vie des Pythagoriciens était ritualisée au moyen d’interdits et de prescriptions innombrables. Même des broutilles quotidiennes comme enfiler des chaussures étaient scrupuleusement réglées (il fallait toujours commencer par le pied droit !). De très nombreuses prescriptions rituelles concernent le sacrifice et l’alimentation. Jamblique liste, entre autres, les règles et interdits suivants : – renoncer aux sacrifices sanglants pour la mantique (Jamblique, Vie de Pythagore, 147). (le sang est considéré comme une souillure) – renoncer à la peau d’un animal pour habit (Jamblique, Vie de Pythagore, 149). – faire aux dieux des offrandes d’encens, de millet, de plats cuisinés, de rayons de miel, de myrrhe et d’autres parfums à brûler, mais pas de créatures vivantes (Jamblique, Vie de Pythagore, 150). – même un pou ne doit pas être tué dans un sanctuaire (Jamblique, Vie de Pythagore, 154). En ce qui concerne l’alimentation : – sont prohibés les coqs blancs car ils sont sacrés pour la lune, et les poissons puisqu’ils sont sacrés pour les dieux. (Jamblique, Protreptique, 21 n°5) – En général, des animaux qui ne doivent pas être sacrifiés car l’âme humaine peut entrer en eux seuls – c’est le cas en particulier du mouton et du bœuf, deux animaux domestiques proches de l’homme. (Jamblique, Vie de Pythagore, 85). – En plus, il est interdit de consommer certaines parties du corps d’un animal comme l’utérus et le cœur ainsi que la cervelle, mais aussi les reins et les organes sexuels – les parties supposées receler le siège de la vie, de la croissance et de la génération. Il y a là une contradiction apparente : est-ce la consommation de toute nourriture carnée qui est interdite ou bien seulement celle de certaines viandes ou certaines pièces de boucherie bien spécifiques ? Marcel Détienne (Les Jardins d’Adonis) résout la contradiction apparente des énoncés en démontrant que ces deux orientations du pythagorisme étaient complémentaires : certains membres de la secte, à l’écart du monde, cherchaient dans un végétarisme strict et une vie ascétique une purification de leur âme et un rapprochement avec les dieux tandis que d’autres, engagés dans la cité, admettaient les sacrifices de certaines animaux et l’alimentation carnée, le non-abattage du bœuf suffisant à les faire passer pour végétariens. Le végétarisme le plus strict restait probablement limité au cercle interne de la communauté pythagoricienne.
Ces doctrines ont-elles connu une large diffusion ? Il ne faut pas perdre de vue que le végétarisme/véganisme antique ne concerne qu’une très faible minorité de la population (même s’il nous est impossible de la quantifier aujourd’hui), essentiellement des cercles de lettrés sensibles aux idées philosophiques. Les Orphiques et les Pythagoriciens s’adressaient à une élite (sociale et intellectuelle), un tout petit nombre d’initiés, et ne cherchaient nullement à faire du prosélytisme ou du militantisme en faveur des droits des animaux. Ce qui importe aux adeptes d’Orphée ou de Pythagore, c’est la destinée de leur âme après la mort, dans une démarche de quête du salut individuel.
Y avait-il des critiques à l’encontre de ces pratiques ? Les végétariens ne semblent pas avoir été attaqués pour leur pratique ou mis en marge de la société. Toutefois, suivant les périodes, on constate parfois des tensions ou bien des polémiques entre les abstinents et les « carnivores », qui sont davantage le résultat d’un contexte politique, social tendu, que d’une attaque réelle de la pratique. Ainsi le jeune Sénèque, sous Tibère (qui avait interdit les cultes orientaux, notamment celui d’Isis), dut renoncer au végétarisme – auquel il s’était converti sous l’influence de son maître, le pythagoricien Sotion — à la demande de son père par crainte de paraître superstitieux.
Y a-t-il un lien entre le Pythagorisme et les doctrines orientales telles que le Bouddhisme ? La croyance dans la transmigration des âmes est apparue dans le monde grec en même temps qu’en Inde mais on n’a pas pu jusqu’ici établir de lien historique entre la doctrine de Pythagore et celle de Bouddha. En revanche, il existe de nombreuses convergences avec le jaïnisme en Inde (qui repose sur la croyance que les êtres libérés du karma deviennent eux-mêmes des dieux). À noter que le refus des nourritures carnées existe aussi dans d’autres cultes et groupes sacerdotaux : chez les dévots d’Isis par exemple, ou encore chez les flamines de Jupiter, soumis à des règles extrêmement strictes parmi lesquelles figure l’abstention de viande. En effet, tout contact avec un cadavre est source de souillure. Beaucoup de philosophes également recommandaient une alimentation sobre et frugale (privilégiant les mets végétaux), sans être à proprement parler végétariens.
Argument: Un argument scientifique ciblé peut nous obliger à réviser certaines croyances. Echantillon darwinien.
Introduction par Laurent Cournarie: « Le lien entre la conférence de la semaine dernière et celle d’aujourd’hui sera maritime. Après avoir nagé avec Byron dans le détroit des Dardanelles, nous allons peut-être voguer en compagnie de Darwin à bord du « Beagle » en direction des Galapagos…
L’Origine des espèces est publiée en 1859. Depuis cette date, le paysage de la biologie a considérablement changé. Aussi peut-on se demander si l’œuvre de Darwin présente encore un intérêt en dehors de l’histoire des sciences. Pourtant une lecture philosophique circonspecte peut y reconnaître autre chose : à la fois une science en construction et l’invitation à une éthique intellectuelle nouvelle. C’est l’objet de la conférence d’aujourd’hui que notre collègue Pierre Landou a choisi de traiter pour nous. Nous le remercions vivement pour cette proposition. En nous souhaitant une agréable conférence. »
Argument: Byron fut adulé par les foules, y compris pour ses exploits nautiques. Histoires d’un nageur poète.
Présentation par Laurent Cournarie: Présentation : Léon Marchand restera le héros français de Paris 2024. Peut-être découvrira-t-on un jour qu’il fut poète à ses heures perdues d’entraînement. Mais, un très célèbre poète britannique l’a précédé dans la gloire nautique, traversant à la brasse l’Hellespont, dans le sillage mythologique de Léandre. C’est cet exploit sportif et littéraire de Byron que notre collègue A.-S. André a choisi de nous présenter aujourd’hui. Nous la remercions chaleureusement pour sa nouvelle participation.
Je vais vous parler aujourd’hui d’un homme, George Gordon Lord Byron, né en 1788 et mort en 1824 dont le nom est plus communément associé à la poésie romantique anglaise, à la lutte pour l’indépendance grecque ou à une vie de scandale et d’aventures qu’à la discipline d’un sportif de haut niveau à l’image de Léon Marchand, notre quadruple champion olympique toulousain. Et pourtant, comme leurs portraits le montrent, à 22 ans ils ont quelques traits physiques en commun : le nez, le regard, la coupe de cheveux ? Ils ont aussi en partage une passion commune, la natation, et c’est Byron le nageur amateur de très haut niveau qui sera l’objet principal de cette Midi-Conférence, mais vous verrez, nous reparlerons aussi de Léon Marchand. Je m’intéresserai dans un premier temps au défi physique dans lequel s’est lancé l’athlète-poète avant de voir comment il a converti cet exploit en pentamètres iambiques (l’équivalent anglais de l’alexandrin en termes de popularité) puis de comprendre pourquoi la référence classique est aussi importante-
« L’athlète-poète »
Il semblerait que Byron ait appris à nager soit enfant à Aberdeen, soit à son école (Harrow) qui est l’une des premières à avoir mis la natation au nombre des sports enseignés aux jeunes gens de la bonne société. Cependant, si son enseignement formel et sa pratique sportive semblent avoir été réservés aux jeunes aristocrates, l’exemple d’un Benjamin Franklin, qui consacre tout un passage de son Autobiographie (publiée en 1791) à ses exploits de nageur dans la Tamise lorsqu’il était apprenti-typographe, semble démentir cette apparente exclusivité. La plupart de ses biographes s’accordent sur le fait que la natation l’a aidé à surmonter son handicap – il souffrait d’une déformation congénitale du mollet et de la cheville droite l’obligeant à boîter et limitant donc sa participation aux jeux de balle comme le cricket. Sa réputation de bon nageur était connue et reconnue et avant la traversée qui nous intéresse, il avait déjà nagé (au cours de l’été 1807) sur une distance d’environ 5 km dans la Tamise, descendant le fleuve depuis le pont de Lambeth jusqu’à celui de Blackfriars. La Tamise servait à l’époque peu ou prou d’égout à Londres, on ne peut qu’admirer le zèle aquatique du jeune Byron! Parti de Londres en juillet 1809 avec son ami John Cam Hobhouse pour explorer la Méditerranée (les guerres napoléoniennes fermaient la porte de l’Europe continentale aux jeunes aristocrates anglais), il fait entre autres escale à Lisbonne, où il accomplit la traversée du fleuve Tage , dans des conditions difficiles, exploit dont pourtant il ne fit guère la publicité, sans doute, comme l’a noté une étude récente, parce que cette traversée n’avait pas la même aura mythologique[1]. Au printemps 1810 il quitte Athènes à bord de la frégate Salsette et arrive à Smyrne dernière halte avant Constantinople. La remontée de la côte d’Asie Mineure impose le passage par le détroit des Dardanelles, comme vous le voyez sur la carte.
C’est donc un jeune homme sportif et en pleine possession de ses moyens qui se lance le défi, à l’image de Léandre rejoignant Héro, de traverser l’Hellespont à la nage. On voit là un nouveau parallèle avec Léon Marchand qui avait mis 4 épreuves exigeantes à son programme des J.O.
« Un exploit sportif avant l’heure »
La traversée : 1600 mètres dans des courants dangereux
L’Hellespont (le détroit des Dardanelles aujourd’hui) représente un passage dangereux à naviguer et à traverser à la nage, même en son point le plus étroit. En effet cette étroitesse (environ 1,5 km aujourd’hui) et la faible profondeur (environ 70 m) font que les courants marins y sont très rapides et changeants. Deux courants coulent en sens inverse dans le détroit, le plus fort étant celui de surface lié à l’écoulement de la mer de Marmara et de la mer Noire dans la mer Egée. Il a une vitesse qui oscille entre 3 et 5 nœuds (soit entre 6 et 9 km/h, en arrondissant). L’intersection entre les deux courants provoque des remous non négligeables ; s’y ajoutent des tourbillons causés par les nombreuses baies et criques qui jalonnent les deux rives ; et je ne vous parlerai pas de la force de Coriolis qui, d’après l’une de mes sources, aggrave un peu plus les difficultés. Compte tenu de tous ces éléments, Byron a en réalité nagé près de quatre miles (soit environ 6,5 km).
Première tentative, avril 1810.
Les voyageurs font halte à la mi-avril chez le consul d’Angleterre à Abydos (qui était italien) et se rendent en barque à Sestos, sur l’autre rive. L’un des officiers de marine qui accompagnait Byron nous livre ce récit (il semble être resté imperméable à l’attrait de l’expédition, se plaignant beaucoup des pluies incessantes et du fort vent d’est) : « Tandis que je ruminais sur l’inutilité de cette excursion, je vis Lord Byron entièrement nu qui s’enduisait tout le corps d’huile avant de se mettre à l’eau avec la facilité d’un canard (…). Dès qu’il plongea dans l’eau il se plaignit de sa froideur; et il n’apprécia pas davantage les remous provoqués par un tourbillon à proximité de son point de départ. Il nageait bien, vraiment bien. Le courant était fort, l’eau froide, le vent vif et les vagues désagréables. (…)lorsqu’il arriva à mi-chemin, il abandonna et remonta dans la barque où il se rhabilla. Il ne paraissait pas le moins du monde fatigué mais il avait l’air aussi froid que la charité et blanc que la neige. » [1]
La froideur de l’eau s’explique par le fait qu’en avril la fonte des neiges alimente les cours d’eau qui se déversent dans la mer en eau glacée. D’ailleurs, les nageurs qui participent aujourd’hui à la course officielle organisée chaque année nagent en septembre, quand l’été (et plus récemment le réchauffement climatique) a rendu la température de la Méditerranée plus agréable.
Le succès du 3 mai : conditions, durée, technique
L’attrait de l’exploit sportif tout autant que la dimension mythique des lieux poussent Byron à faire une nouvelle tentative le 3 mai :‘Ce matin j’ai nagé de Sestos à Abydos; à vol d’oiseau la distance ne dépasse guère un mille mais le courant la rend périlleuse, à telle enseigne que Léandre a dû, à mon avis, avoir bien du mal à accomplir son devoir conjugal une fois son passage vers le Paradis accompli. – Je l’ai tentée il y a une semaine et ai échoué en raison du vent du Nord et de la remarquable rapidité du courant alors que, depuis l’enfance, je suis bon nageur mais le temps étant plus calme ce matin, j’y suis parvenu et j’ai traversé le large Hellespont en une heure et dix minutes.’[1] On voit bien, avec la référence au « large Hellespont » de l’Iliade dans quelle tradition Byron entend inscrire son exploit, même si le passage de Sestos à Abydos est plus étroit. Le compte-rendu de son compagnon de voyage, John Hobhouse (‘Hobby’) était moins leste mais comporte une annotation manuscrite intéressante de la main de Byron [2]:Thursday May 3rd 1810: This instant, three minutes past ten a.m. – write this in the Dardanelles at anchor. Byron and Ekenhead gone to swim, and now swimming across the Hellespont, Ovid’s Hero to Leander open before me. Mr Ekenhead performed this in one hour and five minutes, setting off two miles above Europe castle, and coming out a mile at least below Dardanelles. Lord Byron in one hour and ten minutes. Got under weigh, and, wind failing, only drifted farther below, where anchored .In right-hand margin, in Byron’s hand:] P.S. Constantinople The whole distance E[kenhead]. and myself swum was more than 4 miles the current very strong and cold, some large fish near us when half across, we were not fatigued but a little chilled. did it with little difficulty may 26th 1810.
Le poète – athlète
Ce que Byron ne précise pas, dans son récit de cette tentative, c’est qu’il est occupé à mettre la dernière main au poème qui ferait sa renommée, Childe Harold’s Pilgrimage ( Le Pèlerinage de Childe Harold ; Childe est une forme archaïsante de ‘child’ que l’on pourrait traduire par « Damoiseau »), et il n’est donc guère surprenant qu’il ait composé quelques vers de circonstances :
If in the month of dark DecemberLeander, who was nightly wont(What maid will not the tale remember?)To cross thy stream, broad Hellespont!2.If when the wintry tempest roar’d,He sped to Hero, nothing loth,And thus of old thy current pour’d,Fair Venus! how I pity both!3.For me, degenerate modern wretch,Though in the genial month of May,My dripping limbs I faintly stretch,And think I’ve done a feat to-day.4.But since he cross’d the rapid tide,According to the doubtful story,To woo,—and—Lord knows what beside,And swam for Love, as I for Glory;5.’Twere hard to say who fared the best:Sad mortals! thus the Gods still plague you!He lost his labour, I my jest:For he was drown’d, and I’ve the ague. May 9, 1810. First published in Childe Harold, 1812
Si lors du sombre mois de décembreLéandre, qui de nuit avait coutume(Quelle jeune fille aura oublié ce conte ?)De franchir ton courant, large Hellespont !Si lorsque la tempête hivernale rugissait,Il se hâtait vers Héro, plein d’ardeur,Et ainsi jadis ton courant déversait,Belle Vénus ! Comme je les plains tous deux !Quant à moi, pauvre hère moderne et dégénérée,Bien que ce soit le jovial mois de mai,J’étire doucement mes membres ruisselant,Pensant avoir accompli un exploit ce jour.Mais puisqu’il franchit le flot rapide,Si l’on en croit un récit douteux,Pour conter fleurette, (et Dieu sait quoi d’autre),Et nagea pour l’Amour, comme moi pour la Gloire ;Il serait difficile de dire qui s’en sortit le mieux :Tristes mortels ! ainsi les Dieux continuent de vous tourmenter !Il perdit sa peine, et moi ma belle humeur :Il se noya en effet, et j’ai la fièvre attrapée.
Comme l’écrit Andrew Stauffer dans son ouvrage Byron: A Life in Ten Letters, « Cette double syllabe finale à la rime (“plague you / ague”) – est facétieuse à la manière exacte du chef d’œuvre de Byron, Don Juan. (…) Le poème repose sur la confrontation ironique entre les mythes romantiques et les besoins et les limites bien réels du corps »[1]. Outre le sous-entendu grivois, qui est aussi bien dans la manière de Byron, on retrouve son humour et sa capacité à se moquer de lui-même, tout en ne perdant pas de vue l’importance de tenir son public en haleine, ainsi que l’inclusion de ces vers légers à la suite de Childe Harold lorsque le poème sera publié à son retour en Angleterre le démontre. En se montrant non pas « en lisant, en écrivant », mais « en nageant, en écrivant », Byron offre à ses lecteurs l’équivalent romantique d’un post Instagram moderne : l’angle de vue est choisi, les détails fâcheux gommés. Pour autant, il ne faudrait pas le réduire à ces vers faciles, troussés au débotté pour ainsi dire. En effet, comme le prouvent sa correspondance et sa poésie, il ancre son imaginaire romantique dans une profonde culture classique, mais une culture idéalisée. Byron s’inscrit dans cette mythographie lorsqu’il entreprend à son tour la traversée, mais ainsi que le poème que j’ai cité le démontre, il a bien conscience du caractère « non-héroïque » de son exploit, ainsi d’ailleurs que des motivations qui, selon lui, devaient être celles de Léandre. D’ailleurs, le poète et essayiste Leigh Hunt, son contemporain, n’hésite pas à se moquer de lui lorsqu’il évoque en ces termes sa première rencontre avec Byron :
« La première fois que je vis Lord Byron, ce dernier répétait le rôle de Léandre, sous les auspices de Mr. Jackson, le champion de boxe. C’était dans la Tamise, avant son départ pour la Grèce. »[2]
On voit par là que la fascination pour l’Antiquité n’était pas l’apanage du seul Byron, et c’est à présent ce point que je voudrais évoquer.
L’Héritage Classique
-« Le mythe de Héro et Léandre » Il n’avait jamais vraiment disparu du patrimoine culturel et il ne faut pas oublier que les poètes romantiques anglais étaient pour la plupart des jeunes gens très bien éduqués, nourris des grands classiques latins et grecs. Même le poète Keats, que ses origines sociales modestes empêchèrent de poursuivre ses études à l’université connaissait les classiques en traduction (son célèbre sonnet sur sa découverte d’Homère dans la traduction Renaissance de George Chapman est un modèle du genre[3]) et sa collection de camées, objets très populaires au début du XIXème siècle, comptait une variation de l’histoire de Léandre et Héro.[4]
La légende antique Virgile : « Que n’ose point un jeune homme, lorsque le dur amour fait circuler dans ses os son feu puissant ? A travers la tempête déchaînée, tard dans la nuit aveugle, il fend les flots à la nage ; au-dessus de lui tonne la porte immense du ciel, et les vagues qui se brisent sur les écueils le rappellent en arrière ; mais ni le malheur de ses parents ni celui de la jeune fille qui mourra après lui d’un cruel trépas ne peuvent le faire renoncer à son entreprise. »[1] Ou encore Ovide : « Souvent, pour aller voir Héro, son jeune amant avait traversé les flots à la nage ; cette fois encore il les eût traversés, mais il n’avait plus rien pour guider sa route [2] Comme Pyrame et Thisbé, ou plus près de nous, Roméo et Juliette, Léandre et Héro s’aimaient malgré leurs parents et c’est le secret indispensable à leurs rendez-vous qui imposait qu’ils eussent lieu de nuit, d’où la nécessité d’une lampe tenue par Héro en haut de sa tour pour guider Léandre à travers le détroit. Par une nuit de tempête, le vent souffla la lampe, Léandre perdit son chemin et fut retrouvé noyé le lendemain sur la rive à Sestos. De chagrin Héro se jeta du haut de la tour et mourut. -« De l’exploit au mythe personnel »
Comment Byron a transformé cette traversée en élément de sa propre légende : Après les vers de circonstance troussés sur le moment, c’est dans le second chant de son Don Juan(composé entre 1819 et 1824 ; les derniers chants ont été publiés à titre posthume et le poème n’est pas fini), que Byron trouve le moyen de se mettre en scène, non sans une certaine fierté : A better swimmer you could scarce see ever, He could, perhaps, have pass’d the Hellespont, As once (a feat on which ourselves we prided) Leander, Mr. Ekenhead, and I did.[1]
On notera cependant l’ambiguïté potentielle du rejet à la rime du poète nageur : respect des codes de politesse qui veut que le « je » apparaisse à la troisième et dernière place ou orgueil de l’athlète vibrant pour l’éternité dans l’écho allant s’amenuisant du « I » accentué dans le « did » qui l’est beaucoup moins ?
Les échos dans sa poésie En 1813, il publie The Bride of Abydos, une autre histoire d’amours malheureuses et tragiques, associant mort du héros suivie par celle de l’héroïne. Dans un article très érudit, Dominique Arnould donne toutes les références à la littérature classique qui a nourri l’imaginaire de Byron ainsi que la traduction originale du poème.[2] Je me contenterai de lire cet extrait du second chant du poème: III 11 Ah cependant… (car j’ai vu ces lieux, mes pas ont foulé les rivages sacrés, mes membres ont été portés par cette onde tumultueuse…) cependant, ô vieux poète, puissé-je longtemps rêver et pleurer avec toi, parcourir ces antiques plaines, et croire que chaque tertre du gazon contient un héros non fabuleux, et qu’autour de ces lieux réels se précipite encore ton ‘large Hellespont’ ! Quel est le cœur glacé qui oserait ici contredire ta Muse ? Formé aux classiques dès son enfance, comme tous les jeunes gens bien nés de sa génération (on songe ici au jeune Chateaubriand s’écriant « Macte , Puer ! » pour se donner du cœur face aux tentatives d’attouchements d’un vieux prêtre lorsqu’il était pensionnaire), Byron vivait dans une double temporalité en quelque sorte, et ce voyage en Méditerranée, cette traversée à la nage des Dardanelles étaient sans cesse relus par lui à l’aune de cet héritage, ainsi que le passage que je viens de lire l’atteste.
Conclusion Si Léon Marchand représente l’excellence sportive pure, Byron incarne une figure plus complexe – à la fois athlète accompli et poète à la réputation sulfureuse. Le premier a encore un brillant parcours d’athlète à poursuivre, le second est mort dans un contexte qui n’est pas sans rappeler la « belle mort » telle qu’on en trouve de nombreux exemples dans l’Iliade, le guide, rappelons-le, employé par Byron lors de son périple méditerranéen. On pourrait cependant leur appliquer à tous les deux cette remarque de Charles Sprawson à propos de Léandre et Byron : « ils nagèrent avec le même but en tête : l’héroïsme. »[3]
Bibliographie
Anderson John, Forum: Swimming the Hellespont, Archaeology, Vol. 48, No. 3 (May/June 1995), p. 80, https://www.jstor.org/stable/41770688 Arnould Dominique. Byron et L’Hellespont : à propos de l’Iliade XXIV, 545. In: Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°1,2008. pp. 86-95 Calame, Claude, ‘L’Odyssée entre fiction poétique et manuel d’instructions nautiques’, L’Homme, Revue française d’anthropologie, 181, 2007. Elledge, Paul. Lord Byron at Harrow School : Speaking Out, Talking Back, Acting up, Bowing Out, Johns Hopkins University Press, 2000. Ellis, David. Byron in Geneva : That Summer Of 1816, ch. 7, ‘A Narrow Escape’, Liverpool University Press, 2011. Franklin, Benjamin, Autobiography, pp. 6, 39-40, Norton Critical Edition, New York, 1986. Garner, Stanton. “Lord Byron and Midshipman Chamier in Turkey.” Keats-Shelley Journal 30 (1981) : 37–46. http://www.jstor.org/stable/30212896 Gross, Jonathan, ch. I, “Early Years”, in Tuite, Clara, ed., Byron in Context, Cambridge University Press, Cambridge, 2020. Hobhouse, John Cam, Diary, ‘6. Smyrna and the Dardanelles’, published online at https://petercochran.wordpress.com/hobhouses-diary/ Minchin Elizabeth, ‘Remembering Leander: the long history of the Dardanelles swim’, Classical Receptions Journal vol. 8, Iss. 2 (2016). Murdoch, Brian Oliver, The Reception of the Legend of Hero and Leander, ch. 6, ‘Focal Points: Reflections in the Lyric.’, Brill, Leiden, 2019. O’Gorman, Marcel. “Swimming to Obsolescence.” Technology and Culture, vol. 47, no. 1, janvier 2006, pp. 164-169. The Johns Hopkins University Press.[1] Ellis, David. Op. cit.
Notes [1] Ellis, David. Byron in Geneva : That Summer Of 1816, Liverpool University Press, 2011, ch. 7, pp. 56-57. (2) The Life of a Sailor (1832), Frederick Chamier (1796-1870), ma traduction. (3)Lettre originale republiée in Cambridge University Press, Andrew Stauffer, Byron: A Life in Ten Letters, chap. 2, The Air of Greece, 2024 (ma traduction). (4) John Cam Hobhouse, Diary, 6. Smyrna and the Dardanelles, published online at https://petercochran.wordpress.com/hobhouses-diary/ (5) Andrew Stauffer, ibid., ma traduction. (6) Leigh Hunt, Lord Byron and Some of His Contemporaries: Recollections of the Author’s Life and of His Visit to Italy, 2 vols (London: Henry Colburn, 1828), 2, p. 1, ma traduction. (7) https://www.poetryfoundation.org/poems/44481/on-first-looking-into-chapmans-homer (8) Ward, Aileen. “Christmas Day 1818.” Keats-Shelley Journal 10 (1961): 15–27. http://www.jstor.org/stable/30210083. (9) Virgile, Les Bucoliques et les Géorgiques, nouvelle édition par M. Rat, Paris, Garnier, 1953. Géorgiques, III, v. 258 sq (10) Ovide, Les Amours, II, 16, 31-32, »(traduction de H. Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1930.) (11) Ellis, David. Op. cit. (12) Arnould Dominique. Byron et L’Hellespont : à propos de l’Iliade XXIV, 545. In: Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°1,2008. pp. 86-95. (13) Nevertheless, as Charles Sprawson observes in Haunts of the Black Masseur: The Swimmer as Hero, both mortals swam the Hellespont with the same goal in mind: heroism.’, in O’Gorman, Marcel. “Swimming to Obsolescence.” Technology and Culture, vol. 47, no. 1, janvier 2006, pp. 164-169. The Johns Hopkins University Press.
Mardi 6 janvier — 13h15 « Le scientisme sans complexe ». Nul esprit nulle part, seulement des fermions et des bosons et, pour le reste, des schémas utiles. Laurent GIOVANINI
Mardi 13 janvier — 13h15 « Un antisémitisme soluble dans l’eau minérale ». Ou les échos atténués et drolatiques de l’Affaire Dreyfus dans Sodome et Gomorrhe de Proust. Maryse PALÉVODY
Mardi 3 février — 13h15 « Disquisitiones Arithmeticæ ». Passage en revue des fondamentales et inépuisables Recherches Arithmétiques [1801] de Gauss. Jean-Christophe SAN SATURNINO
Jeudi 12 février — 13h15 « J’ai acheté un disque… ». Penser en historien un geste du quotidien. Emmanuel COURRÈGES
Jeudi 19 février — 13h15 « Le Canada : 1 roi, 1er ministre, 1 Parlement, 2 langues, 10 provinces, 3 territoires…». Quelle politique, quel choix économique, quel avenir pour la mosaïque des populations du Canada ? Jacqueline McCARTY
Mardi 10 mars — 13h15 « Où sont les femmes ? ». Invisibilisation et surexposition des femmes dans le monde du jazz. Thomas FAUGERAS
Jeudi 19 mars —13h15 « Le corps des femmes dans le militantisme ». Le corps des militantes : un champ de bataille où s’affrontent domination et émancipation. Angélique GOMES-SAMARAN
Jeudi 24 mars — 13h15 « Une comète dans le ciel de Leipzig ». En 1769, à l’époque où s’impose la théorie de Newton, un étudiant observe une comète qui va bouleverser sa vie. Jérôme MOURLHOU et Pauline PUJO
Tous les anglicistes LVA travailleront sur l’introduction à la troisième édition du classique de sciences sociales ‘Folk Devils and Moral Panics’ de Stanley Cohen publié en 1972 pour la première édition. Vous résumerez les éléments principaux en anglais ( environ 1000 mots) pour pouvoir entamer une discussion en classe à l’oral lors des premiers cours et en profiterez pour commencer un travail de fiche de vocabulaire d’analyse qui vous suivra toute l’année https://infodocks.wordpress.com/wp-content/uploads/2015/01/stanley_cohen_folk_devils_and_moral_panics.pdf
Lecture Optants Ulm/Lyon : L’Angleterre au 20e siècle de FC Mougel, éditions les Essentiels chez Ellipses ( à partir d’un euro en occasion) et pour les plus littéraires le court roman d’Alan Sillitoe The Loneliness of the Long Distance Runner ( 1959) qui vous aidera pour l’étude de la notion de déviance que nous aborderons au premier semestre. Vous pouvez aussi lire l’article universitaire suivant pour commencer à réfléchir sur la révolution industrielle que nous travaillerons en option : https://geosci.uchicago.edu/~moyer/GEOS24705/Readings/From_water_to_steam.pdf
Pour préparer l’épreuve de Version Essai ENS Paris Saclay en anglais vous devriez continuer à travailler la grammaire sur l’ouvrage acheté en hypokhâgne en insistant sur les points qui seraient restés difficiles cette année et consulter régulièrement la presse anglophone et les podcasts ( The Guardian Podcasts : Today in Focus, NPR All Things Considered, BBC sur Radio 4 ou BBC World News, The Brief ( Time magazine…) en parallèle avec leurs homologues français ( Le Monde, Le Figaro, Libération) .et les podcasts de France Culture ( Entendez-vous l’éco, Cultures Monde), ceci afin d’acquérir des réflexes sur le passage d’une langue à l’autre.
Comment André Weil a-t-il aidé Lévi-Strauss à comprendre la structure des mariages entre différents clans ?
Galilée affirme, pour toute la science moderne, que la nature est écrite en langage mathématique. Se pourrait-il que la culture soit écrite en théorie des ensembles ? C’est en quelque sorte le pari de l’anthropologie structurale de Cl. Lévi-Strauss. Notre collègue Jean-Christophe San Saturnino a choisi d’éclairer pour nous, du point de vue du mathématicien André Weil, les systèmes de parenté étudiés par l’anthropologue français. (L.C.)
Il est usuel de rapprocher la littérature et l’histoire, soit qu’on oppose, soit qu’on rapproche le récit fictif et le récit factuel. Mais, si l’on en croit M. Foucault (« Des espaces autres », en 1967), peut-être « l’époque actuelle » est-elle plutôt « l’époque de l’espace … du simultané, …du proche et du lointain, du côté à coté, du dispersé ». Rien d’étonnant alors à ce que la littérature contemporaine inscrive systématiquement l’histoire des vies dans des espaces et donne lieu à une « géographie littéraire », voire à une « géo-littérature ». C’est une telle approche, géographique de la littérature autant que littéraire de la géographie, autour de quelques exemples, que notre collègue a choisi d’aborder aujourd’hui pour nous. On le remercie sincèrement pour cette proposition originale. (L.C.)
Aristote a livré à la postérité une indécision au sujet de la « philosophie première », qu’on nommera bien plus tard la « métaphysique » : est-elle identifiable à la science de l’être (ou ontologie) ou bien à la science du divin (ou théologie) ? Un philosophe français contemporain, Émmanuel Lévinas a proposé une troisième voie : c’est l’éthique qui réalise le sens de la métaphysique. Mais pourquoi l’éthique mérite-t-elle d’être considérée comme la véritable métaphysique ? C’est la question que notre collègue É. Lacoue-Larbathe a choisi de traiter aujourd’hui pour nous. On le remercie à nouveau vivement pour sa fidèle participation aux Midi-Conférences. (L. C.)
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Introduction
En septembre 1982 à Louvain, le philosophe français d’origine lituanienne Emmanuel Levinas a prononcé une conférence dont le texte nous est resté sous le titre Éthique comme philosophie première, titre qui résume bien l’une de ses idées les plus profondes. Je voudrais expliquer aujourd’hui les raisons pour lesquelles c’est, selon lui, l’éthique, c’est-à-dire, pour simplifier, le souci de l’autre, et non l’ontologie, c’est-à-dire, toujours pour simplifier, le souci de l’être, qui est la véritable « philosophie première », c’est-à-dire, dans le sens où il l’entend, celle dont l’objet est le plus éminent et qui recèle la plus haute sagesse. Pour bien comprendre cette thèse, il faut commencer par examiner les idées auxquelles elles vient s’opposer explicitement : celles d’Aristote, d’abord, puis celles de Heidegger.
1. Aristote
En effet, l’idée que c’est l’ontologie qui constitue la philosophie première vient pour commencer d’Aristote. Dans la Métaphysique, celui-ci examine les différents types de sciences et il constate qu’aucune d’entre elles ne s’occupe de l’être en tant que tel, c’est-à-dire de l’être en tant qu’être, qui est pourtant un objet hautement important, puisqu’il est le dénominateur commun de tout ce qui « est », de toutes les choses qui « sont ». Il existe en effet, selon lui, trois grandes familles de sciences : (i) D’abord les sciences pratiques, qui sont relatives à l’action et aux agents, qui sont aux prises avec le hasard et la liberté. Il s’agit principalement de l’éthique et de la politique, qui visent l’établissement de la vertu et d’une cité dotée d’une bonne constitution. (ii) Ensuite, les sciences « poétiques », qui sont relatives à la production et aux producteurs (artistes, artisans, médecins, etc.), dont la fin est l’œuvre prise dans un sens très large, qu’il s’agisse de la statue que produit le sculpteur ou de la santé que produit le médecin. (iii) Enfin, les sciences théorétiques, qui sont relatives à la seule connaissance et sont purement contemplatives, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas d’autre fin que la connaissance elle-même. Il s’agit de : – La physique, qui étudie les réalités naturelles et changeantes : les plantes, les animaux, les astres. – La mathématique, qui étudie ces réalités aux propriétés immuables que sont les nombres et les figures géométriques. – La théologie, science de ce qu’il y a « d’éternel, d’immobile et de séparé », si une telle chose existe (1026a 10), à savoir le premier moteur ou Dieu. On voit donc qu’il n’existe, même parmi les sciences dites théorétiques, aucune science qui s’occupe spécifiquement de l’être en tant qu’être, sans lequel pourtant rien ne serait, rien ne pourrait être, et c’est pourquoi Aristote juge qu’une ontologie pure est absolument nécessaire, ontologie qui est le cœur de ce que la tradition a ensuite appelé la métaphysique. D’où l’effort d’Aristote pour détecter, distinguer et étudier à la fois : – tous les types d’êtres (les êtres naturels, mathématiques ou divins, comme on vient de le voir), – tous les modes d’être (par ex. être en acte ou en puissance, être par soi ou par accident – et aussi toutes les catégories de l’être (la quantité, la qualité, le lieu, le temps, etc.). Ainsi, pour Aristote, la philosophie première, celle qui remonte jusqu’à l’objet le plus originaire et éminent, et dont la valeur est par conséquent la plus haute, c’est donc bien l’ontologie, c’est-à-dire la science de l’être en tant qu’être.
2. Heidegger
1) Pourtant, comme l’a montré Martin Heidegger, l’ontologie véritable n’a jamais été vraiment réalisée : au lieu, en effet, de s’intéresser à l’être en tant qu’être, c’est-à-dire à l’être pris dans son sens purement verbal, à savoir l’action ou le fait d’être, la métaphysique s’est, tout au long de son histoire, intéressée plutôt aux êtres, c’est-à-dire aux choses qui sont, que Heidegger appelle les « étants », ainsi qu’à leurs différentes manières d’être. Et elle s’est tout particulièrement concentrée sur l’étant suprême, c’est-à-dire sur Dieu. Pour Heidegger, l’histoire de la métaphysique est donc marquée à la fois par un constant oubli de l’être en tant qu’être et par une constante dérive vers la théologie. 2) Mais qu’est-ce, dès lors, que l’être en tant qu’être, l’être au sens purement verbal, auquel, selon Heidegger, la métaphysique n’a pas su être attentive ? Eh bien, c’est ce mystérieux « il y a » de toute chose, c’est le simple fait qu’« il y a » des choses (un bol, une table, une fleur, etc.) et que chaque chose dont nous faisons l’expérience, y compris le silence ou le vide, « est ». L’être en tant qu’être, c’est la simple présence de chaque chose, c’est le fait pur de la présence des choses, de leur « il y a », auquel, selon Heidegger, ce sont, non les métaphysiciens, mais les poètes et les peintres qui ont su être vraiment attentifs, comme on peut le voir dans cette nature morte du peintre italien Giorgio Morandi, où l’on peut considérer que c’est effectivement la pure présence des objets déposés sur la table qui est donnée à voir, bien plus que les objets eux-mêmes, qui sont extrêmement banals et anonymes.
Natura morta, 1944 (Centre Pompidou)
3) Ainsi, on peut dire que, pour Heidegger, la philosophie première ou la plus éminente est cette ontologie fondamentale qui distingue l’« être » des « choses qui sont » et qui s’efforce de le penser pour lui-même. Car toute la difficulté d’une telle ontologie réside dans le fait que l’être est à la fois pour l’homme ce qu’il y a de plus proche et de plus éloigné : – il est ce qu’il y a de plus proche parce qu’il est présent en toute chose qui est, en tout « étant », dit Heidegger, – mais il est aussi, pourtant, ce qu’il y a de plus éloigné, dans la mesure où ce n’est jamais lui qu’on voit, mais seulement les choses qui sont, les étants. L’être demeure donc toujours plus ou moins insaisissable et invisible, occulté qu’il est par les choses derrière lesquelles il s’efface :
« L’Être est le plus proche. Cette proximité toutefois reste pour l’homme ce qu’il y a de plus reculé. L’homme s’en tient toujours, et d’abord, et seulement, à l’étant. » Lettre sur l’humanisme, p. 88).
4) Mais pourquoi, peut-on se demander pour finir l’examen de la thèse de Heidegger, une telle attention à l’être est-elle si importante, selon lui ? Pourquoi juge-t-il si essentiel de sortir l’être de l’oubli dans lequel il est plongé et, par conséquent, de rappeler la métaphysique à sa tâche fondamentale, à savoir penser l’être en tant qu’être ? Eh bien, c’est une double réduction de nos préoccupations et de notre pensée que semble vouloir éviter Heidegger : – D’une part, la réduction aux choses, aux « étants », que Heidegger appelle la réduction « ontique » et qu’on pourrait appeler – très maladroitement et très improprement, mais peu importe – la réduction « matérialiste » et qui consiste à ne se soucier que des choses et de leurs manières d’être et à rester ainsi insensible à l’émerveillement poétique devant le fait qu’il y a quelque chose et non pas rien, devant la simple présence des choses – la moindre fleur, le moindre brin d’herbe – offertes à notre contemplation. – D’autre part, Heidegger veut éviter la réduction à Dieu, la réduction théologique, qui consiste à ne dépasser la préoccupation tournée vers les choses, vers le monde, qu’en en cherchant la cause ultime, l’origineradicale. Or s’intéresser à l’être suprême, à Dieu, qu’on pense celui-ci comme une cause du monde (déisme) ou comme un auteur du monde (théisme), conduit à manquer le fait que ce qui est proprement divin – au sens, ici, de merveilleux et digne de la plus haute considération – est peut-être moins Dieu que le simple fait de l’« il y a », le simple fait que des choses, quelles qu’elles soient, sont présentes et nous sont données à percevoir. En d’autres termes, tourner notre attention vers l’être en tant qu’être semble la seule manière de penser et de préserver cet émerveillement devant la simple présence des choses et du monde, émerveillement qui est à bien des égards, pour Heidegger, l’essence même de l’être humain.
3. Levinas
Pour autant, l’ontologie fondamentale, le souci de l’être en tant qu’être, sont-ils vraiment le dernier mot, ou plutôt le premier mot de la philosophie ? L’être est-il l’objet ultime de la pensée, son objet le plus digne et éminent ? Emmanuel Levinas pense que non pour les raisons suivantes : 1) Pour commencer, quelle que soit son importance, l’être est essentiellement impersonnel et neutre : – Il est impersonnel, d’abord, parce qu’il n’est ni un « je », ni un « tu », mais seulement un « il » qui n’est une personne que grammaticalement (3e personne) mais non ontologiquement : comme dans les expressions « il pleut » ou « il fait nuit », le « il » de l’« il y a » ne renvoie à personne, mais seulement à un fait entièrement impersonnel :
« J’insiste en effet sur l’impersonnalité de l’« il y a » ; « il y a », comme « il pleut » ou « il fait nuit ». » (Éthique et infini, 3, p. 38). « L’il y a, dans son refus de prendre une forme personnelle, est « l’être en général ». […] Il y a en général, sans qu’importe ce qu’il y a, sans qu’on puisse accoler un substantif à ce terme. Il y a, forme impersonnelle, comme il pleut ou il fait chaud. Anonymat essentiel. » (De l’existence à l’existant, p. 94-5).
– Mais l’être n’est pas seulement impersonnel, il est aussi moralementneutre, puisqu’il n’est pas moins présent dans le mal que dans le bien, le méchant, le vice et le crime n’ayant, à certains égards, pas moins d’être que l’homme bon, la vertu et la bienfaisance : de fait, il y a, incontestablement, du mal et de la méchanceté, tout comme il y a de la bienveillance et de la bonté. Comme le soleil, qui luit indifféremment sur tout le monde et qui n’est pas moins chaud pour le méchant que pour l’homme bon, l’être est, lui aussi, essentiellement indifférent au bien et au mal : il souffre donc d’une « inhumaine neutralité[1] », écrit Levinas.
2) Ensuite, et par conséquent, comme toute autre réflexion, la réflexion ontologique, centrée sur l’être, même quand elle prend la forme de l’ontologie fondamentale voulue par Heidegger, n’est vraiment bonne que si et seulement sielle est accompagnée et encadrée par une réflexion éthique. Le souci du bien est la condition sine qua non d’un bon usage de la méditation ontologique et de l’émerveillement poétique devant l’être. Sans souci éthique, en effet, cet émerveillement peut tout à fait cohabiter avec une indifférence au mal qui se produit dans le monde : sans souci éthique, le philosophe peut choisir de n’ouvrir les yeux que sur la captivante beauté de l’« il y a », tout en restant aveugle à l’injustice, à la souffrance, à la violence qui existent autour de lui. C’est pourquoi Levinas affirme la nécessité de la « mauvaise conscience », c’est-à-dire de la conscience animée par l’inquiétude éthique et le souci du bien – qui est la seule conscience qui mérite d’être appelée « bonne ». Et il oppose celle-ci à la « bonne conscience d’être en vue de cet être même[2] » de l’homme en qui ne s’éveille aucun « scrupule d’être ». Il y a, en effet, une « sagesse plus urgente[3] » que tout savoir et que toute ontologie, même fondamentale : c’est la sagesse éthique : « par-delà la sagesse du connaître, écrit Levinas, la sagesse de l’amour ou la sagesse en guise d’amour. Philosophie comme amour de l’amour.[4] »
« Par conséquent, la question importante du sens de l’être n’est pas : pourquoi y a-t-il quelque chose et non rien — question leibnizienne tant commentée par Heidegger — mais : est-ce que je ne tue pas en étant ? […] Je veux dire qu’une vie vraiment humaine ne peut rester vie satisfaite dans son égalité à l’être, vie de quiétude, qu’elle s’éveille à l’autre, c’est-à-dire est toujours à se dégriser, que l’être n’est jamais — contrairement à ce que disent tant de traditions rassurantes — sa propre raison d’être, que le fameux conatus essendi n’est pas la source de tout droit et de tout sens. » (Éthique et infini, 10, p. 119-121).
3) Ainsi, le Bien, parce qu’il n’est pas neutre, lui, et parce qu’il implique une attention aux êtres vivants, à leur souffrance potentielle, à leur vulnérabilité, et non à l’être impersonnel, possède, comme l’affirmait déjà Platon, une dignité et une éminence plus grandes encore que celles de l’être. Et c’est la raison pour laquelle on peut dire que l’éthique est elle aussi plus éminente encore que l’ontologie et qu’elle doit donc l’emporter sur elle : donnant à penser au-delà de l’être et plus haut que lui, elle est la véritable philosophie première, elle est le véritable point d’aboutissement du désir métaphysique. Cette thèse peu commune peut et doit être encore précisée de la façon suivante : (i) Selon Levinas, le désir métaphysique est essentiellement le désir d’une rencontre avec une altérité absolue. Comme il l’écrit :
« « La vraie vie est absente. » Mais nous sommes au monde. La métaphysique surgit et se maintient dans cet alibi. Elle est tournée vers l’« ailleurs », et l’« autrement », et l’« autre ». […] Le désir métaphysique tend vers tout autre chose, vers l’absolument autre. » Totalité et infini, p. 21
(ii) Or « l’absolument Autre, selon Levinas, c’est Autrui » (Totalité et infini, p. 28) car, contrairement aux choses, que je peux toujours réduire à moi par la connaissance, par la possession ou par la consommation, autrui est, lui, cet être dont la subjectivité est entièrement irréductible à ce que j’en sais et au pouvoir que je peux exercer sur elle. Autrui est donc, écrit Levinas, « le lieu même de la vérité métaphysique » (Totalité et infini, p. 77). (iii) Or la relation à autrui n’est pas une relation contemplative et neutre comme la relation à l’être : elle est une relation personnelle qui met pleinement en jeu ma responsabilité parce qu’autrui est celui auquel je peux mais ne doisabsolument pas porter atteinte, puisqu’il est cet autre qui seul m’offre la perspective d’une altérité radicale qui m’arrache au cercle clos de mon ego. La relation à autrui est donc une relation éthique et c’est la raison pour laquelle la métaphysique véritable, selon Levinas, « se joue dans les rapports éthiques » (Totalité et infini, p. 77) et non dans la contemplation poétique ou dans la méditation ontologique. Ainsi, pour Levinas, « l’homme n’est pas seulement l’être qui comprend ce que signifie l’être, comme le voudrait Heidegger, mais l’être qui a déjà entendu et compris le commandement de la sainteté dans le visage de l’autre homme[5]. » Par conséquent, placer, comme le fait Heidegger, l’être avant les êtres (c’est-à-dire non seulement les autres hommes, mais aussi, plus largement, les autres êtres sensibles) et placer l’ontologie fondamentale (la question de l’être) avant le désir métaphysique et la relation éthique (la question de l’autre), c’est sacraliser la contemplation poétique de l’« il y a » impersonnel et sacrifier l’exigence de justice qu’implique la relation personnelle avec autrui. C’est pourquoi Levinas parle d’un « « égoïsme » de l’ontologie » (Totalité et infini, p. 37), qu’il condamne, bien évidemment. Et c’est également dans cet esprit qu’il écrit dans Totalité et infini :
« L’établissement de ce primat de l’éthique, c’est-à-dire de la relation d’homme à homme […], primat d’une structure irréductible à laquelle s’appuient toutes les autres (et en particulier toutes celles qui, d’une façon originelle, nous semblent mettre au contact d’un sublime impersonnel, esthétique ou ontologique), est l’un des buts du présent ouvrage. La métaphysique se joue dans les rapports éthiques. » (Totalité et infini, p. 77).
Conclusion
Pour conclure, je dirais la chose suivante : souci de l’être ou souci de l’autre ; souci ontologique ou souci éthique : la priorité doit assurément et impérativement revenir à l’éthique qui, en ce sens, mérite bien d’être considérée comme la philosophie première, c’est-à-dire la plus éminente. Mais cette primauté ne signifie sans doute pas qu’il faille pour autant délaisser complètement l’ontologie ou renoncer à l’émerveillement poétique devant l’être. C’est la raison de mon attachement personnel très profond au poète suisse Philippe Jaccottet dont toute l’œuvre ne cesse d’exprimer à la fois l’émerveillement ontologique (mis en valeur par Heidegger) et l’inquiétude éthique (mise en valeur par Levinas). Dans son dernier texte, par exemple, publié de façon posthume, on trouve notamment ces mots sur lesquels je voudrais finir et qu’il a écrits après une belle promenade méditative troublée par le souvenir de l’effroyable témoignage, vu à la télévision, d’un journaliste belge venant d’être libéré d’un prison syrienne :
« Aurais-je pu un jour avoir fait le tour de tous les plus grands livres de sagesse que je n’en serais, me semble-t-il […], pas plus avancé. Réduit donc, en toute fin de parcours[6], à tituber entre deux aspects de mon expérience, eux au moins indubitables : le recueil des signes qui est presque toute ma poésie [Jaccottet désigne ici ces choses vues ou entendues (une fleur, le tintement d’une cloche, etc.) qui sont pour lui autant de signes, toujours discrets et presque insaisissables, du mystère poétique de l’« il y a »] ; et, de l’autre côté, l’effroi grandissant de celui qui marche dans le corridor d’une prison de Syrie et ne pourra plus jamais effacer de son esprit les cris qu’il y a entendus, montés d’un des plus bas cercles de l’Enfer. » Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame, II, p. 23
[1] Levinas, De l’existence à l’existant, Préface de la 2e édition, p. 11 [2] Levinas, Éthique comme philosophie première, p. 75 & 103. Cf. aussi De Dieu qui vient à l’idée, p. 264. [3]Ibid., p. 77. [4]Totalité et infini, Préface de l’édition allemande, p. IV. [5]Altérité et transcendance, p. 181 [6]La Clarté Notre-Dame est un texte constitué de notes écrites entre 2012 et 2020 : Jaccottet avait donc entre 87 et 95 ans.
Venez déguster un bon Richard III de Shakespeare en français pour voir si le vers reste à moitié plein.
C’est un lieu commun de considérer la traduction comme une trahison. Mais le contraire pourrait-il parfois vrai, y compris pour des œuvres majeures, comme par exemple pour le Richard III de Shakespeare ? C’est cette question malicieuse que G. Kenny a choisi de traiter. (L. C.)
« La première et la plus importante partie de la philosophie est de mettre les maximes en pratique » (Épictète, Manuel, LII, 1)
Introduction : La philosophie antique à partir d’elle-même
Je commence par problématiser un peu la question : « qu’est-ce que la philosophie antique ? ». Il y a deux manières de l’aborder. Ou bien on admet que la philosophie antique c’est la philosophie à l’époque antique. La proposition a un double défaut. Elle est circulaire : on définit la philosophie antique par la philosophie et la philosophie par la philosophie antique. Et elle repose sur le présupposé d’une sorte de philosophia perenis. Ou bien on suppose que la philosophie antique a bien quelque chose de spécifique, et alors le problème est de savoir comment la définir positivement et à partir de sa différence. C’est cette 2ème option que suit P. Hadot et qui le conduit à définir la philosophie antique comme « art de vivre ».
1. La philosophie antique comme art de vivre
La philosophie antique est une affaire d’écoles (d’où le sous-titre retenu). Chaque école enseigne évidemment une doctrine. Seulement c’est davantage une doctrine de vie qu’une doctrine de science. La question essentielle d’un philosophe antique est à peu près celle-ci : comment vivre une vie authentiquement humaine ou comment vivre une vie humaine dans l’excellence de sa nature propre (ni animale, ni divine) ? Autrement dit, derrière son caractère « scolaire », la philosophie antique se définit comme un « art de vivre ». Socrate a fixé, avec le thème du « souci de soi » (epimeleai heautou) et plus tard dans le monde romain cura sui et même la « culture de soi », tout le programme de la philosophie antique comme art de vivre[1].
« Une vie qui ne s’examine pas est une vie qui ne mérite pas d’être vécue par un homme (ὁ δὲ ἀνεξέταστος βίος οὐ βιωτὸς ἀνθρώπῳ) »[2].
Le concept d’art de vivre permet de dégager, contre la diversité doctrinale des écoles[3], l’unité de la philosophie antique — même si, comme le reconnaît P. Hadot, c’est à partir des écoles de la période hellénistique[4] que l’identification antique entre philosophie et art de vivre se laisse la mieux établir[5]. Et s’il faut « se rappeler Socrate », comme disait Merleau-Ponty, c’est précisément parce qu’il est « la figure même du philosophe » qui s’est exercé sa vie durant « à la Sagesse »[6]. L’expression d’ « art de vivre » ne renvoie pas à une école philosophique en particulier. Elle suffit à désigner précisément le phénomène culturel et historique[7] nommé « philosophie » dans l’Antiquité, càd une vie en quête de la sophia, conformément à l’étymologie — c’est Pythagore qui marque la différence entre la philosophie comme quête de la sophia et la possession de la sophia réservée aux dieux. Par quoi il faut entendre deux choses. D’un part l’art de vivre est philosophique parce qu’il vise la sophia. Or la sophia philosophique se distingue de la sagesse populaire ou religieuse d’autres traditions parce qu’elle comporte un moment de « savoir », notamment de la phusis (pas de sagesse sans savoir). Mais elle n’est pas un idéal du savoir : plutôt un idéal de vie (pas de sagesse sans art de vivre). En bref, on pourrait dire que la sagesse visée par la philosophie est un idéal de vie par le savoir au-delà du savoir. Aussi répond-elle à trois caractéristiques elles-mêmes existentielles plutôt qu’épistémiques : être sans trouble, être libre, être en harmonie avec le monde.
« La sagesse est l’état auquel peut-être le philosophe ne parviendra jamais, mais auquel il tend en s’efforçant de se transformer lui-même pour se dépasser. Il s’agit d’un mode d’existence qui est caractérisé par trois aspects essentiels : la paix de l’âme (ataraxia), la liberté intérieure (autarkeia) et (sauf pour les sceptiques) la conscience cosmique, càd la prise de conscience de l’appartenance au Tout humain et cosmique, sorte de dilatation, de transfiguration du moi qui réalise la grandeur d’âme (mega lopsuchia) »[8].
2. Les conditions pratiques de la philosophie antique
Pour saisir correctement cette définition de la philosophie comme art de vivre, càd la définition de la philosophie antique [9], il faut en souligner les conditions pratiques.
2.1 Le choix et la conversion à la vie philosophique.
Être philosophe c’est avoir choisi de se « convertir » à la vie philosophique pour fuir la vie insensée du reste des hommes. L’opposition entre le sage et l’insensé, assimilé au « vulgaire » (vulgo) comme par exemple Sénèque dans le De beata vita, est un lieu commun de la philosophie antique. Ce lieu commun est lui-même associé à un autre : l’analogie de la philosophie avec la médecine de l’âme. Mais le choix de la vie philosophique est toujours le choix d’une certaine école philosophique. Autrement dit, le choix existentiel précède le discours qui se contente de le justifier ; le choix de la vie philosophique est le choix d’une école philosophique ; la pratique philosophique n’a jamais rien de solitaire — c’est une pratique sociétaire[10]. Ainsi le maître est avant tout un maître de vie plutôt qu’un savant. Et c’est en pratiquant les préceptes du maître que le disciple devient lui-même philosophe. Ce primat existentiel et pratique du savoir est constant dans la philosophie[11] — on peut le vérifier par ex. par la doctrine surprenante chez Épicure des explications multiples (Lettre à Pythoclès).
2.2 La pratique d’ « exercices spirituels ».
« Exercices spirituels » est l’expression (contestée parce qu’elle tend à christianiser la philosophie antique et qu’aucun terme grec connu ne peut lui correspondre) que retient P. Hadot[12] pour rendre compte de la variété des pratiques de la vie philosophique : à la fois des exercices intellectuels, des dispositions éthiques et surtout une métamorphose complète de soi-même en vue de la sagesse. On n’a conservé que des listes incomplètes de ces exercices, pratiqués seuls ou avec le maître. Mais on sait qu’ils étaient variés : exercices d’abstinence pour éprouver la maîtrise de soi dans les aphrodisia (venera en latin)[13], ascèse mentale (maîtrise des représentations, anticipation des maux…), méditation sur la mort, examen de conscience vespéral (comme par ex. Sénèque au livre III du De ira)[14], mais aussi dialogue, écriture ou notes personnelles. On trouve ainsi chez les Stoïciens l’usage de carnets de notes (hypomnêmata) consacrés à cette appropriation des règles de vie, permettant de se remémorer la doctrine du maître et pouvoir se conduire en toute circonstance de la manière la plus sage possible afin que l’âme ne soit jamais prise au dépourvu. Appartiennent à ce type d’« écrit-sous-la-main » pour la méditation quotidienne le Manuel d’Épictète, les Pensées pour soi-même de Marc-Aurèle et même les Lettres à Lucilius de Sénèque[15]. L’art de vivre est donc une vie intégralement consacrée à la philosophie pour autant que la philosophie est une vie appliquée sans relâche à la culture de soi, à travers des exercices qui occupent tout le temps de la vie.
« Ce temps n’est pas vide : il est peuplé d’exercices, de tâches pratiques, d’activités diverses. S’occuper de soi n’est pas une sinécure. Il y a les soins du corps, les régimes santé, les exercices physiques sans excès, la satisfaction aussi mesurée que possible des besoins. Il y a les méditations, les lectures, les notes qu’on prend sur les livres ou sur les conversations entendues, et qu’on relit par la suite, la remémoration des vérités qu’on sait déjà mais qu’il faut s’approprier mieux encore. (…) Il y a aussi les entretiens avec un confident, avec des amis, avec un guide ou directeur ; à quoi s’ajoute la correspondance dans laquelle on expose l’état de son âme, on sollicite des conseils. (…) Autour du soin de soi-même, toute une activité de parole et d’écriture… »[16].
La vie philosophique ou la vie comme art de vivre est une affaire à plein temps, parce il n’y a pas de césure entre la vie et la philosophie. On ne naît pas philosophe, on ne cesse de s’exercer à le devenir mieux pour devenir sage. On philosophe parce qu’on apprend à vivre toute sa vie (Sénèque) : on apprend à vivre une vie digne d’être vécue en philosophant.. La vie ou la philosophie est un exercice permanent.
2.3 La métamorphose de la vie par l’usage du discours[17].
Le discours poursuit une double fonction : justifier le choix de vie et s’approprier personnellement les principes, les préceptes de la doctrine. On en a un bon exemple avec le début des trois Lettres d’Épicure :
« Épicure à Hérodote, salut. Pour ceux, Hérodote, qui ne peuvent pas se consacrer à l’étude détaillée de ce que j’ai écrit sur la nature … j’ai préparé un résumé (ἐπιτομήn) de tout le système pour leur permettre de retenir d’une manière suffisante dans la mémoire (μνήμηn) les opinions les plus fondamentales, afin qu’en chaque occasion (ἵνα παρ’ ἕκαστοuς τῶν καιρῶν), dans les questions les plus importantes, ils puissent s’aider eux-mêmes, toutes les fois qu’ils toucheront à l’étude de la nature »[18]. « Épicure à Pythoclès, salut. Cléon m’a apporté une lettre de toi (…) tu essaies, non sans succès, de te rappeler les raisonnements qui tendent à la vie heureuse, et enfin tu me demandes de t’envoyer, au sujet des météores, un exposé concis et récapitulatif ((σύντομον καί εὐπερίγραφον διαλογισμόν), afin de t’en souvenir facilement »[19]. « Épicure à Ménécée, salut. Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie. Car il n’est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l’âme (πρὸς τό κατά ψυχήν ὑγιαίνον). (…) Il faut méditer ((μελετάν) sur ce qui procure le bonheur… Ce que je te conseillais sans cesse, ces enseignements-là, mets-les en pratique et médite-les (πράττε καί μελετά), en comprenant que ce sont les éléments du bien-vivre »[20].
[NB : certains accents grecs ne sont pas corrects]
Le discours dans la philosophie antique, qu’il soit oral ou écrit, a donc une dimension pratique. Il sert à former l’âme du disciple qui doit seulement s’assimiler une vérité déjà établie[21]. En dehors du cas de Socrate, de Diogène ou de Pyrrhon qui n’ont rien écrit, le discours écrit était utilisé par les académiciens, les épicuriens, les stoïciens, sous la forme de lettres, d’exhortations, de courts traités pour conforter et stabiliser la vérité dans l’âme et édifier celle-ci comme une « citadelle intérieure »[22]. Le discours doit transformer une vérité en une manière d’être. Ces trois conditions pratiques de la vie philosophique font comprendre combien la philosophie antique est éloignée de notre compréhension et de notre pratique de la philosophie. Être un philosophe, alors, c’est choisir la vie philosophique. Choisir la vie philosophique, c’est choisir une école philosophique, et cet engagement unique[23] tient précisément au fait que le choix de la/une philosophie est existentiel et non pas simplement intellectuel. Ensuite être un philosophe antique, ce n’est pas chercher la vérité par soi-même, mais s’approprier la vérité déjà établie par un maître et partagée par d’autres disciples. Donc là où un philosophe contemporain pense la vie ou passe sa vie à penser, testant des hypothèses, un philosophe antique vit la pensée en s’appliquant à être toujours plus sage. Il n’aspire pas à être original et ne « théorise » pas gratuitement. Ou bien il s’impose de marcher dans les pas de son maître pour en chanter la gloire, tel Lucrèce à l’égard d’Épicure[24], ou bien se contente de suivre, pour lui-même et sans rien écrire, les préceptes de son école. Car ce qui importe ce n’est pas de « faire » de la philosophie, mais d’être sage.
« Il ne faut pas faire semblant de philosopher, mais philosopher pour de bon (οὐ προσποιεῖσθαι δεῖ φιλοσοφεῖν, ἀλλ’ ὄντως φιλοσοφεῖν) ; car nous n’avons pas besoin de paraître en bonne santé, mais de l’être vraiment »[25].
3. Les vies philosophiques des écoles antiques
La philosophie antique est un art de vivre, toute école philosophique antique est une école de vie en vue de la sagesse. La différence entre les écoles se fait sur la définition du souverain bien, les exercices et la pratique du discours. Ainsi, « chaque école à sa méthode thérapeutique propre »[26].
On ne pourra sans doute jamais savoir quelles étaient les idées philosophiques de Socrate. De son activité philosophique, nous avons des descriptions diverses et parfois contradictoires entre ce qu’on appelle les grands (Platon) et les petits socratiques (cyrénaïques, cyniques…). Le socratisme a son point de départ dans la réflexion de l’individu sur ses actions et sur les valeurs qu’elles impliquent. Quel est le mal à éviter, quel est le bien à rechercher ? Le mal, c’est l’ignorance de l’ignorance qui empêche de chercher à devenir meilleur ou vertueux. Pour le bien, c’est le souci de soi ou le souci de l’examen de soi : ἐπιμέλεια ἑαυτοῦ. Répétons la formule de Socrate qui sera à l’origine de toute la philosophie antique.
« Une vie sans examen de soi est une vie indigne de l’homme (ὁ δὲ ἀνεξέταστος βίος οὐ βιωτὸς ἀνθρώπῳ) »[27].
La vie philosophique pour s’examiner elle-même, mais toujours au contact des autres, a pour méthode l’elenchos (ἔλεγχος). Le terme est difficile à traduire : « réfutation » est trop restrictif et « examen » ou « mise à l’épreuve » est trop large[28]. L’elenchos pose comme exigence pour soi et pour autrui d’être en accord non seulement dans sa pensée, mais entre sa vie et sa pensée. Ainsi une vie qui s’examine (en l’occurrence sous l’injonction du dieu, ce qui restreint l’interprétation « rationaliste” du procédé socratique) est une vie qui met à l’épreuve l’opinion d’autrui et la réfute par le raisonnement ou qui met sa propre opinion à l’épreuve de celle d’autrui pour se réfuter.
Le philosophe cynique (le « philosophe-chien » du nom du gymnase « Cynosargès » fréquenté par les disciples d’Antisthène) retient du socratisme l’option existentielle, en choisissant non la voie longue de la dialectique, privilégiée par Platon (le long détour) mais la voie courte vers la vertu par la subversion des valeurs traditionnelles[29]. Le philosophe cynique retient de Socrate la capacité à se maîtriser, en vue d’atteindre l’autarcie la plus complète. La vie philosophique, pour atteindre le souverain bien, impose de conformer sa vie à la nature, en se délivrant des chaînes des conventions, des commodités et des artifices de la vie sociale. Diogène ne possédait, selon la légende, qu’un bâton, une besace et un manteau. Cette radicalité du cynisme[30] l’écarte non seulement de la foule (insensés) mais aussi des autres écoles philosophiques Le philosophe cynique heurte les règles élémentaires, les valeurs partagées de propreté, de tenue, de politesse. Le philosophe cynique est « sans cité, sans maison, privé de patrie, miséreux, errant vivant au jour le jour »[31] Diogène se masturbe[32] ou fait l’amour en public : le plaisir sexuel est entièrement naturel et ce sont les normes sociales qui l’entravent. L’état de nature (phusis), manifeste dans le comportement animal ou enfantin, est supérieur à toute la civilisation (nomos). La vie philosophique est constituée par des exercices pour supporter la faim, la soif, les intempéries, c’est-à-dire pour acquérir l’indépendance. La vie authentiquement philosophique est, pour la cité, la vie la plus scandaleuse. Mais le scandale social est le signe d’une vie indépendante. Sur le plan du discours, le cynisme cultive le franc-parler, la liberté de parole (parrhêsia) en toute situation, sans craindre les puissants. Il est concis, manie le sarcasme ou la boutade plutôt que l’argumentation logique : à celui qui affirme que le mouvement n’existe pas, Diogène se contente de se lever et de marcher. M. Foucault cerne, de manière saillante dans Le courage de la vérité, la signification de la parrhêsia dans la philosophie cynique. Elle est un « dire-vrai » sans honte et sans crainte, sans retenue, qui pousse le courage de la vérité jusqu’à l’insolence. Le dire-vrai s’identifie ici avec le mode de vie, ou la vie se doit d’être seulement la manifestation de la vérité. Il s’agit pour le cynique d’ « exercer dans sa vie et par sa vie le scandale de la vérité. (…) Bien peu de vérité est indispensable pour qui veut vivre vraiment et… bien peu de vie est nécessaire quand on tient vraiment à la vérité »[33]. Peu de vérité dans la vie, peu de vie dans la vérité. C’est cette identité, par leur resserrement maximal, qui caractérise la « vraie vie » (aléthinos bios). L’adjectif « vrai » recouvre alors quatre significations : (1) une vie sans dissimulation, intégralement transparente ; (2) une vie sans mélange ; (3) une vie droite, jusqu’à braver les lois conventionnelles ; (4) une vie qui cherche le bonheur par la maîtrise de soi. Or seul le bios kunikos est capable de réaliser ainsi cet idéal de la vraie vie. Et c’est effectivement une vie de chien : une vie sans pudeur, sans honte ; une vie qui se satisfait des besoins immédiats, tout le reste étant indifférent (adiophoron) ; une vie d’aboyeur toujours en éveil ; une vie de chien de garde pour l’humanité en général. La vie non-dissimulée se convertit en exigence de visibilité absolue qui frise l’impudicité (masturbation, défécation, copulation en public). L’exigence de pureté prend la forme de la pauvreté extrême, qui ne se limite pas à un simple détachement de l’âme par rapport au corps. Puisque toute autre loi que la nature est conventionnelle, la droiture a une connotation naturaliste. Alors que dans les autres écoles philosophiques, la différence de l’homme à l’égard de l’animal est un motif de fierté, le cynisme se replie sur l’animalité comme modèle d’une vie réduite.
Le scepticisme est un art de vivre qui consiste dans une règle simple : « une indifférence parfaite à l’égard de toutes choses ». Diogène-Laërce soutient que la source de la pensée de Pyrrhon, fondateur de la philosophie sceptique, vient de sa découverte, au cours de son voyage en Inde avec Alexandre, des gymnosophistes et brahmanes (Calanos en particulier). Il en tira peut-être l’idée de l’irréalité de tout ce qui semble réel, c’est-à-dire de l’universalité de l’apparence. L’être n’existe pas : il n’est que la réification illusoire d’une apparence[34]. Le sceptique reconnaît que nous n’avons aucun moyen de savoir si les choses sont, en elles-mêmes, ou des biens ou des maux. Et ne pouvant accéder jamais qu’aux apparences des choses toujours changeantes, les jugements que nous portons sur elles occasionnent des troubles dans l’âme au lieu de la quiétude recherchée. Donc tout le malheur tient au jugement que l’esprit ajoute aux apparences. Inversement, toute la sagesse se réduit à retrancher le jugement, donc la croyance et l’adhésion aux choses, pour s’en tenir à l’égalité des apparences.
Ainsi l’exercice fondamental de la vie philosophique sceptique consiste dans la suspension du jugement (épochê) : il faut laisser apparaître les choses comme elles apparaissent, c’est-à-dire les laisser se présenter d’elles-mêmes pour les recevoir dans leur adiaphora (indifférence) et à agir sur cette base. Cette règle seule est susceptible de produire la sérénité, la quiétude de l’âme. Peu importe ce qu’on fait, l’essentiel est de le faire avec indifférence, avec la disposition intérieure de ne pas valoriser ce qu’on fait (pour en tirer une vaine satisfaction) ou ce qu’on ne fait pas (pour le regretter). Cette totale indifférence ou impassibilité est la manière humaine d’atteindre la nature du bien ou du divin qui est de demeurer toujours la même. Diogène-Laërce raconte ainsi comment Pyrrhon, voyant son ami Anaxarque tombé dans un marais, ne lui porte pas secours ; et celui-ci de le féliciter pour son insensibilité. Par ailleurs, Pyrrhon mène une vie simple — très éloignée du scandale du philosophe cynique :
« Il vivait pieusement avec sa sœur qui était sage-femme ; quelque fois il allait vendre au marché de la volaille et des cochons de lait et, avec indifférence, il faisait le ménage ; et on dit aussi qu’il faisait, avec indifférence, la toilette du cochon ».[36]
L’usage du discours est ici évidemment très limité, restreint à la répétition de quelques formules (phonai) : « pas plus ceci que cela », « je ne définis rien », « à tout argument s’oppose une argument de force égale »[37]. Au fond, il s’agit pour le sceptique de vivre la vie sans un jugement sur la vie : éprouver la vie sans y ajouter son opinion. Le sceptique « prenait la vie pour guide » comme dit Sextus Empiricus à propos de Pyrrhon : non pas se guider dans la vie mais faire de la vie simplement le guide de l’homme. Le scepticisme est bien une vie « philosophique » (un « art » de vivre), tant il paraît difficile de parvenir à pareil état d’indifférence, de poser que tout est indifférent sauf l’indifférence, que le bien est l’indifférence même[38]. La vie sceptique vise un dépouillement total pour vivre le monde à partir de l’égalité de toutes les différences.
L’épicurisme est une quête du bonheur par le plaisir. C’est pourtant un art de vivre parce qu’il ne s’agit pas pour le sage de rechercher le plaisir des « gens dissolus » et que le plaisir doit durer toute la vie. Or une vie de plaisir ne va pas sans philosophie — ce qui n’a rien d’un idéal « ascétique »[39] puisque si l’on pouvait vivre heureux, c’est-à-dire sans trouble, en éprouvant sans limite toutes les sortes de plaisirs, il ne faudrait pas s’en priver. L’épicurisme illustre la définition antique de la philosophie comme art de vivre et sagesse pratique. La philosophie réjouit la vie immédiatement, et c’est pourquoi il faut la pratiquer sans tarder quand on est jeune, et sans s’en priver quand on ne l’est plus. « Dans l’exercice de la sagesse (philosophie), le plaisir va de pair avec la connaissance. Car on ne jouit pas après avoir appris, c’est tout ensemble qu’on apprend et qu’on jouit »[1]. Tout le malheur humain vient des craintes de l’âme et de la douleur du corps. Aussi toute l’éthique épicurienne et toute la thérapeutique tient dans ce tetraphramakon : il n’y a rien à craindre des dieux ; la mort n’est rien par rapport à nous ; le bien est facile à obtenir (par la maîtrise et la hiérarchie des désirs) ; la douleur est facile à supporter (car elle est ou brève et supportable ou insupportable et mortelle). Il s’agit ainsi de supprimer les craintes par la connaissance de la nature[2] et de s’exercer à distinguer les types de désirs selon leur capacité à conduire au bonheur, c’est-à-dire renoncer aux désirs vains (ni naturels ni nécessaires), maîtriser les désirs intermédiaires (désirs naturels non nécessaires) et réduire sa vie autant que possible aux désirs naturels et nécessaires qui assurent des plaisirs stables. Ce n’est pas le corps qui est mauvais, mais l’opinion qui oublie la nature. Si le désir limité est le désir naturel-nécessaire, inversement tout ce qui s’oppose à la limite s’oppose à la nature. C’est pourquoi Épicure ne propose pas une police des mœurs mais une hygiène de vie : réguler les désirs ce n’est pas la même chose qu’éradiquer certains désirs. Si l’on se fixe sur cette équation : nature = limite, alors la modération des désirs conduit à une « pauvreté joyeuse » selon l’expression de Sénèque. L’hédoniste se satisfait de peu parce que la vie est comblée par peu de choses. Ainsi Épicure invite-t-il finalement à la frugalité et à la sobriété. Diogène Laërce et Sénèque rapportent ce propos du maître : « ayons de l’eau, de la polenta, rivalisons de félicité avec Zeus lui-même»[3]. Il y a renoncement donc sans ascétisme. Car renoncer à l’inutile aliénant n’est pas renoncer, soustraire mais augmenter, affirmer. Certes le plaisir vient après un désir et donc un manque. Mais il y a désir et désir, manque et manque. On peut étancher sa soif, manger à satiété. Mais qui désire l’ambition, la gloire désire à perte et sans fin. Ainsi la priorité est de discriminer les désirs[4], ce qui revient finalement à simplifier sa vie autour de ce qui est naturel et nécessaire.
[1] Épicure, Lettres et maximes, Sentence vaticane 27, op. cit., p. 255. [2] (1) Les dieux sont matériels et indifférents à l’égard des hommes. (2) La douleur suppose la vie, or la mort est la destruction atomique du lien entre l’âme (matérielle) et le corps, condition de la vie et de la perception, donc la mort ne peut être un mal à redouter. [3] « La richesse selon la nature est bornée et facile à se procurer ; mais celle des opinions vides tombent dans l’illimité » (Épicure, Lettres et maximes, Maximes capitales, XV, op. cit., p. 235-237). 4] « Il faut, en outre, considérer que, parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires, les autres naturels seulement » (Épicure, Lettres et maximes, Lettre à Ménécée, 127, op. cit., p. 221). Désirs vains : a) illimitation des désirs naturels et non-nécessaires (passion amoureuse et raffinement ) ; b) désirs ni naturels ni nécessaires (désir des richesses ; désir des honneurs ; désir de gloire). Désirs naturels : désirs naturels et nécessaires : pour le bonheur, pour le corps, pour la vie Désirs intermédiaires : désirs naturels non-nécessaires : pour le désir sexuel, pour les désirs esthétiques
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« Dans l’exercice de la sagesse (philosophie), le plaisir va de pair avec la connaissance. Car on ne jouit pas après avoir appris, c’est tout ensemble qu’on apprend et qu’on jouit »[40]. Tout le malheur humain vient des craintes de l’âme et de la douleur du corps. Aussi toute l’éthique épicurienne et toute la thérapeutique tient dans ce tetraphramakon : il n’y a rien à craindre des dieux ; la mort n’est rien par rapport à nous ; le bien est facile à obtenir (par la maîtrise et la hiérarchie des désirs) ; la douleur est facile à supporter (car elle est ou brève et supportable ou insupportable et mortelle). Il s’agit ainsi de supprimer les craintes par la connaissance de la nature[41] et de s’exercer à distinguer les types de désirs selon leur capacité à conduire au bonheur, c’est-à-dire renoncer aux désirs vains (ni naturels ni nécessaires), maîtriser les désirs intermédiaires (désirs naturels non nécessaires) et réduire sa vie autant que possible aux désirs naturels et nécessaires qui assurent des plaisirs stables. Ce n’est pas le corps qui est mauvais, mais l’opinion qui oublie la nature. Si le désir limité est le désir naturel-nécessaire, inversement tout ce qui s’oppose à la limite s’oppose à la nature. C’est pourquoi Épicure ne propose pas une police des mœurs mais une hygiène de vie : réguler les désirs ce n’est pas la même chose qu’éradiquer certains désirs. Si l’on se fixe sur cette équation : nature = limite, alors la modération des désirs conduit à une « pauvreté joyeuse » selon l’expression de Sénèque. L’hédoniste se satisfait de peu parce que la vie est comblée par peu de choses. Ainsi Épicure invite-t-il finalement à la frugalité et à la sobriété. Diogène Laërce et Sénèque rapportent ce propos du maître : « ayons de l’eau, de la polenta, rivalisons de félicité avec Zeus lui-même»[42]. Il y a renoncement donc sans ascétisme. Car renoncer à l’inutile aliénant n’est pas renoncer, soustraire mais augmenter, affirmer. Certes le plaisir vient après un désir et donc un manque. Mais il y a désir et désir, manque et manque. On peut étancher sa soif, manger à satiété. Mais qui désire l’ambition, la gloire désire à perte et sans fin. Ainsi la priorité est de discriminer les désirs[43], ce qui revient finalement à simplifier sa vie autour de ce qui est naturel et nécessaire.
« A tous les désirs, il faut appliquer cette question : que m’arrivera-t-il si est accompli ce qui est recherché conformément à mon désir, et quoi si ce n’est pas accompli ? »[44].
Enfin, l’exercice d’une sorte de gratitude envers la vie, par remémoration des plaisirs passés, notamment du plaisir de l’amitié et du plaisir de la discussion avec le maître et entre les disciples, permet de supporter la douleur[45]. La vie philosophique consiste ainsi à vivre pleinement la vie dans son unicité, à partir de la conscience qu’elle est le produit d’un pur hasard, situé entre deux néants, en méditant jour et nuit les enseignements du maître pour être « comme un dieu parmi les hommes », en pratiquant un discours conforme à la nature (phusiologia), pour chercher à partir de la sensation des contenus d’expérience capables d’apaiser l’âme inquiète. La vie philosophique est une vie bornée au simple plaisir d’exister.
La source d’inspiration du stoïcisme est sans doute le tragique de la vie. Ce n’est pas une philosophie tragique mais une philosophie en réponse au destin qui accable les hommes. La seule manière de le supporter, c’est de veiller à la manière de recevoir les choses et de les juger. La liberté est seulement là. Les choses sont ce qu’elles sont, ni bonnes ni mauvaises en soi. Le malheur n’est pas une structure objective du monde. Il provient exclusivement du rapport de l’homme au monde, c’est-à-dire fondamentalement d’une inadéquation entre les désirs humains et les choses, entre l’individu et lui-même. Aussi le stoïcisme propose-t-il un principe simple : maîtriser ce qui dépend de nous et consentir (ce qui dépend également de nous) à ce qui relève de l’ordre du monde (qui ne dépend pas de nous) :
« Il y a des choses qui dépendent de nous, il y en a d’autres qui n’en dépendent pas. Ce qui dépend de nous ce sont nos jugements, nos tendances et nos désirs (…) Ce qui ne dépend pas de nous, c’est le corps, la richesse, la célébrité, le pouvoir ; en un mot, toute les œuvres qui ne nous appartiennent pas »[46].
Le souverain bien pour le stoïcien implique que « l’âme reprenne possession d’elle-même »[47] pour vivre en plein accord avec soi et avec le monde. Les exercices de la vie philosophique stoïcienne s’organisent autour de trois disciplines auxquels le sage pouvait s’exercer grâce aux hypomnêmata dans le but de fortifier la vie intérieure de l’âme pour en faire une « citadelle imprenable » : discipline des désirs (physique) (consentir à l’univers en accueillant avec joie les événements comme ils arrivent) ; discipline de l’action (éthique) (pratiquer la justice) ; discipline du jugement (logique) (distinguer ce qui dépend et ce qui ne dépend pas de soi).
« Ce qui trouble les hommes, ne sont pas les choses, ce sont les jugements sur les choses. (…) Lorsque … nous sommes traversés, troublés, chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes, càd à nos jugements propres. Accuser les autres de ses malheurs est le fait d’un ignorant ; s’en prendre à soi-même est d’un homme qui commence à s’instruire ; n’en accuser ni un autre ni soi-même est d’un homme parfaitement instruit »[48].
Et puisque les jugements sur les choses dépendent absolument de nous, le sujet à en lui le pouvoir de ne jamais être troublé. Et si les choses arrivent comme elles doivent arriver, la liberté est de vouloir et aimer la nécessité qui exprime la loi du monde, de Dieu ou de la Providence[49] pour être heureux[50]. Voici un tableau récapitulatif des vies philosophiques selon les écoles antiques.
La difficulté initiale était de saisir la philosophie antique à partir d’elle-même, sans en déformer la conception à partir de notre compréhension de la philosophie. La difficulté terminale est inverse : que faire de la philosophie antique si la philosophie aujourd’hui n’est pas ce qu’elle fut ? Un philosophe n’est plus un maître de vie et de sagesse. C’est un intellectuel, mi-écrivain, mi-professeur, mais jamais un « semi-conducteur » pour former les âmes. La philosophie s’enseigne, mais ce qui s’enseigne à l’université est surtout l’histoire de la philosophie — ou quand elle se fait recherche, c’est autour de micro-arguments par articles spécialisés interposés. La philosophie contemporaine ne possède aucune unité et certainement pas sous l’égide d’un art de vivre. Donc qu’est-ce que la philosophie antique pour nous ? Que faire de la philosophie antique en philosophie aujourd’hui ? Avant d’avancer quelques éléments de réponse, on fera quatre remarques préalables. (1) L’idéal de la philosophie antique n’a jamais complètement disparu. La « dimension existentielle et vitale de la philosophie antique »[51] a continué d’inspirer les auteurs au cours des siècles, de la Renaissance[52] à Kant[53], et jusqu’au « trip gréco-latin » de Foucault[54] en passant (paradoxalement) par Descartes[55]. (2) La philosophie antique est inactuelle pour la philosophie contemporaine, mais actuelle pour le sens commun. Elle correspond pour lui à ce que doit être la philosophie. La philosophie ne vaudrait pas une heure de peine si elle devait renoncer complètement à faire de la vérité un enjeu existentiel et proposer une forme de vie spirituelle. (3) Cet attachement à la définition de la philosophie comme art de vivre, donc à la définition de la philosophie antique, explique peut-être l’émergence de nouveaux lieux et peut-être de nouvelles pratiques de la philosophie : à l’école primaire, dans l’entreprise, au café, sous forme de BD… Un désir « sociétal » de philosophie semble s’exprimer comme une sorte de quête de sens, en marge du savoir académique de la philosophie et dans le déclin du christianisme qui avait eu précisément pour effet, à partir du Moyen Age et l’institution de l’Université, de réduire la philosophie à une tâche théorique, au service à la théologie (ancilla), pour s’accaparer religieusement intégralement l’aspiration spirituelle et la vocation existentielle. (4) Paradoxalement, l’art de vivre c’est ce qui reste de la philosophie quand le projet de la métaphysique comme science a été abandonné. Donc le socratisme, le cynisme, le scepticisme, l’épicurisme, le stoïcisme peuvent être investis comme des possibilités de vie, peut-être davantage que le platonisme ou l’aristotélisme en raison de leur soubassement ontologique. En particulier, la philosophie antique fondée sur le « souci de soi » peut être explorée comme un modèle de « subjectivation ». C’est la voie suivie par Foucault dans ses derniers ouvrages : Subjectivité et vérité (1980-81) : L’Herméneutique du sujet (1981-82), Le Gouvernement de soi et des autres (1982-83), Le Courage de la vérité (1983-84), L’Usage des plaisirs, Le Souci de soi. Mais, donc, finalement, la philosophie antique peut-elle être vraiment actualisée ? Elle l’a été et elle l’est, de fait. Seulement, dans la société civile, la réactivation de la philosophie antique est portée trop souvent par des experts en développement personnel. Marc-Aurèle est promu ou rabaissé au rang de « conseiller d’existence ». Ici la philosophie antique perd à la fois sa technicité et son exigence éthique. On y confond aussi volontiers l’ascèse d’une construction patiente de soi avec le retour authentique à soi. Quant à la réinterprétation philosophique foucaldienne du souci de soi comme subjectivation, elle tire la philosophie antique davantage vers une « esthétique de soi » que vers une éthique de soi. Elle dissocie le rapport entre sagesse et exercices spirituels et oublie la dimension cosmique de la philosophie antique. C’est la double objection de P. Hadot adressée à Foucault[56]. Enfin, la vie donne certes des occasions d’être socratique, en veillant à la cohérence de sa pensée, entre son discours et sa vie, d’être cynique en choisissant la voie de la marginalisation sociale, d’être épicurien par le calcul des plaisirs, d’être stoïcien en tentant de reprendre le contrôle de sa vie par la maîtrise de ses représentations, d’être sceptique devant des informations contradictoires ? Mais peut-on encore adopter l’art de vivre socratique, ou cynique, ou stoïcien, etc. ? Outre le fait que la philosophie ne s’organise plus en écoles (même s’il y a des « chapelles »), que la relation maître-disciple a disparu, peut-être est-ce le monde qui se refuse à l’idéal d’un art de vivre, soit parce qu’il est technoscientifique, soit parce qu’il n’est plus un modèle d’ordre par rapport auquel s’orienter, soit parce qu’un art de vivre est décidément trop « subjectif » ? Mais si la philosophie n’est plus ce qu’elle fut, si elle fut ce qu’elle n’est pas, et s’il s’agit malgré tout ici et là de philosophie, la vraie question générale et préalable est : « qu’est-ce que la philosophie ? ». Aucun philosophe n’a de réponse à cette question, preuve désespérante qu’il est philosophe. Ou alors, la réponse adoptera une position à la fois nominaliste et pragmatiste, comme le fait selon nous P. Vesperini[57] : il y a philosophie partout où une pratique quelle qu’elle soit a été nommée telle. Ainsi il faut conclure que la philosophie antique fut une philosophie, comme il y eut une philosophie scolastique. La définition de la philosophie comme art de vivre est sans doute la moins mauvaise définition de la philosophie antique et doit nous avertir de ne pas projeter sur elle notre conception moderne de la philosophie comme système théorique. Mais, pour cette raison même, elle n’est pas la définition de la philosophie. La conclusion serait donc qu’on ne peut philosopher comme philosophaient les Anciens, surtout s’il faut voir les Grecs comme des Irokois. L’actualisation de la philosophie antique ne peut être qu’une actualisation historique de la philosophie antique qui, quelle qu’en soit la forme (éthique spiritualiste : Hadot ; esthétique de l’existence :Foucault ; anthropologie historique : Vesperini) qui ne saurait répondre à l’idéal d’une sagesse pratique fondée sur un rapport théorétique au monde.
[1] « C’est ce thème du souci de soi, consacré par Socrate que la philosophie ultérieure a repris et qu’elle a fini par placer au cœur de cet “art l’existence” qu’elle prétend être. [La culture de soi] est … un impératif qui circule parmi nombre de doctrines différentes … a imprégné des façons de vivre ; il s’est développé en procédures, en pratiques et en recettes qu’on réfléchissait, développait, perfectionnait et enseignait ; il a constitué une pratique sociale… » (M. Foucault, Histoire de la sexualité, 3, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 59). [2] Platon, Apologie de Socrate, 38a. [3] Par ex. l’alternative physique : atomes et vide ou Providence (voir Marc-Aurèle, Pensées pour soi-même, IV, 5 : « Répète-toi l’alternative : ou bien la Providence, ou bien les atomes »), ou l’alternative éthique : plaisir ou vertu. [4] « C’est dans les écoles hellénistiques et romaines de philosophie que le phénomène est plus facile à observer. Les stoïciens, par exemple, le déclarent, explicitement : pour eux, la philosophie est un “exercice”. A leurs yeux, la philosophie ne consiste pas dans l’enseignement d’une théorie abstraite, encore moins dans une exégèse de textes, mais dans un art de vivre, dans une attitude concrète, dans un style de vie déterminé, qui engage toute l’existence. L’acte philosophique ne se situe pas seulement dans l’ordre de la connaissance, mais dans l’ordre du “soi” et de l’être : c’est un progrès qui nous fait plus être, qui nous rend meilleurs. C’est une conversion qui bouleverse toute la vie, qui change l’être de celui qui l’accomplit. Elle le fait passer d’un état de vie inauthentique, obscurci par l’inconscience, rongé par le souci, à un état de vie authentique, dans lequel l’homme atteint la conscience de soi, la vision exacte du monde, la paix et la liberté intérieures » (P. Hadot, Exercices spirituels, p. 15-16). [5] Il faudrait, en conséquence, corriger une certaine lecture de l’histoire de la philosophie antique laissant penser que la philosophie aurait « changé d’essence au cours de son histoire dans l’Antiquité » passant de l’enquête sur la phusis (philosophie pré-socratique) aux grandes synthèses « métaphysiques » (Platon, Aristote), à un repli de la raison philosophique sur l’approfondissement d’une liberté plus intérieure, à l’époque hellénistique. En réalité, déjà chez Socrate au moins, la philosophie est « un mode de vie, une technique de la vie intérieure » (P. Hadot, Exercices spirituels, p. 222). [6]Ibid., p. 9. [7] P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 16. [8] P. Hadot, Exercices spirituels, p. 308. [9] Nous suivons dans la suite l’article de D. Desroches, « La philosophie comme mode de vie chez Pierre Hadot », L’Encyclopédie de L’AGORA, 2011. [10] « Au moins depuis Socrate, l’option pour un mode de vie ne se situe pas à la fin du processus de l’activité philosophique, comme une sorte d’appendice accessoire, mais bien au contraire, à l’origine, dans une complexe interaction entre la réaction critique à d’autres attitudes existentielles, la vision globale d’une certaine manière de vivre et de voir le monde, et la décision volontaire elle-même ; et cette option détermine jusqu’à un certain point la doctrine elle-même et le mode d’enseignement de cette doctrine. Le discours philosophique prend donc son origine dans un choix de vie et une option existentielle et non l’inverse. En second lieu, cette décision et ce choix ne se font jamais dans la solitude : il n’y a jamais un philosophe ni philosophes en dehors d’un groupe, d’une communauté, en un mot d’une “école” philosophique et, précisément, une école philosophique correspond alors avant tout au choix d’une certaine manière de vivre, à un certain choix de vie, à une certaine option existentielle, qui exige de l’individu un changement total de vie, une conversion de tout l’être, finalement un désir d’être et de vivre d’une certaine manière. Cette option existentielle implique à son tour une certaine vision du monde, et ce sera la tâche du discours philosophique de révéler et de justifier rationnellement aussi bien cette option existentielle initiale et il y reconduit, dans la mesure où par sa force logique et persuasive, par l’action qu’il veut exercer sur l’interlocuteur, il incite maîtres et disciples à vivre réellement en conformité avec leur choix initial, ou bien il est en quelque sorte la mise en application d’un certain idéal de vie » (P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 17-18). [11] La philosophie est certes divisée en parties (physique, logique ou canonique, éthique). Mais d’une part la physique et la logique ne sont que les moyens de l’éthique, c’est-à-dire de la visée du souverain bien. D’autre part la philosophie est en fait une sorte un acte unique qui rassemble les parties du discours philosophique. « Selon les Stoïciens, les parties de la philosophie, c’est-à-dire la physique, l’éthique et la logique étaient en fait non pas des parties de la philosophie elle-même mais des parties du discours (…) Mais la philosophie elle-même, c’est-à-dire le mode de vie philosophique, n’est plus une théorie divisée en parties mais un acte unique qui consiste à vivre la logique, la physique et l’éthique. On ne fait plus alors la théorie de la logique, c’est-à-dire du bien parler et du bien penser, mais on pense et on parle bien, on ne fait plus la théorie du monde physique, mais on contemple le cosmos, on ne fait plus la théorie de l’action morale, mais on agit d’une certaine manière droite et juste » (P. Hadot, Exercices spirituels, p. 219-220). [12]Ibid., p. 13-14. Hadot qui anticipe l’objection rappelle que les Exercia spiritualia sont attestés avant Ignace de Loyala dans l’ancien christianisme latin, correspondent à l’askesis du christianisme grec qui existe déjà dans la tradition philosophique antique. M. Foucault, de son côté (voir Histoire de la sexualité, Les aveux de la chair, p. 106 sq), souligne que les auteurs chrétiens des premiers siècles n’ont pas « masqué » l’antériorité et la parenté de leurs exercices (direction spirituelle, examen de soi…) avec ceux des philosophes « païens », avant de souligner la différence des pratiques : reconnaissance en soi de ce qui conduit à Dieu qui est la vérité, détachement à l’égard du monde extérieur, renoncement à la volonté, aveu sans répit des fautes (exagoreusis). [13] Voir M. Foucault, Histoire de la sexualité, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. Le souci éthique des plaisirs sexuels ne porte pas sur des types de plaisirs mais sur des actes, ne repose pas sur le soupçon du mal mais fait craindre une perte de maîtrise de soi et associe dans une dynamique acte, désir et plaisir (la pastorale chrétienne dissociera). La question n’est pas de savoir quels désirs ou quels plaisirs sont licites ou illicites, mais avec quelle force il faut se livrer aux plaisirs. Le partage se fait selon le plus ou le moins,non selon le permis et le défendu. L’éthique des plaisirs reçoit deux noms : sophrôsunê et enkrateia. Les deux se traduisent par « tempérance » mais en un sens différent. Ils peuvent être associés comme chez Platon : se commander (archein) c’est être sage (sophrona onta) et se dominer (enkratè) et commander en soi aux plaisirs et aux désirs (Gorgias, 491d). Pour Foucault la sophrôsunê, c’est la tempérance comme il convient vis-à-vis des hommes et des dieux. L’enkratia, c’est la tempérance active envers soi. C’est pourquoi la tempérance prend la forme d’un combat, avec la connotation de virilité qui l’accompagne (pour cette morale d’homme, comme ne cesse de le répéter Foucault). Car la vertu n’est pas de ne pas désirer, de ne pas jouir, mais de savoir dominer les plaisirs, les vaincre sans être vaincu par eux. Il faut s’armer, par l’exercice (askesis) — souffrir la privation, rabattre le plaisir sur le besoin — pour conserver son âme-acropole. L’enjeu du souci éthique, c’est non pas la préservation de la pureté (spiritualité chrétienne) mais la capacité de la liberté. « Beaucoup plus que la souillure, le danger que porte avec eux les aphrodisia, c’est la servitude » (ibid., p. 92). [14] « Telle est ma règle : chaque jour je me cite à mon tribunal. Dès que la lumière a disparu de mon appartement, et que ma femme, qui sait mon usage, respecte mon silence par le sien, je commente l’inspection de ma journée entière, et reviens, pour les peser, sur mes discours, comme sur mes actes. Je ne me déguise ni ne me passe rien. » (Sénèque, De la colère, III, 3). Voir le commentaire de M. Foucault, Histoire de la sexualité 4, Les aveux de la chair, Paris, Gallimard, 2018, p. 111-112. [15] Voir P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 289 sq) [16] M. Foucault, Histoire de la sexualité, op. cit., p. 66-67. [17] P. Hadot, Exercices spirituels, p. 218. [18] Épicure, Lettre à Pythoclès, 35, trad. M. Conche, Paris, éd. Mégare, 1977, p. 99. [19] Épicure, Lettre à Pythoclès, 84, trad. M. Conche, Paris, éd. Mégare, 1977, p. 191. [20] Épicure, Lettre à Ménécée 122-123, trad. M. Conche, Paris, éd. Mégare, 1977, p. 122-123. [21] Ainsi comme l’écrivait justement É. Bréhier :« Le jeune philosophe n’a point à chercher ce qui a été trouvé avant lui ; la raison et le raisonnement ne servent qu’à consolider en lui les dogmes de l’école et à leur donner une assurance inébranlable ; mais il ne s’agit de rien moins dans ces écoles que d’une recherche libre, désintéressée et illimitée du vrai ; il faut s’assimiler une vérité déjà trouvée. » (É. Bréhier, Histoire de la philosophie antique, T. I, L’Antiquité et le Moyen Age, Paris, Félix Alcan, 1928, 788 p. V. p. 19) [22] Selon le titre de P. Hadot pour son ouvrage consacré aux Pensées de Marc-Aurèle. Voir Marc-Aurèle, Pensées pour soi-même, IV, 3 ; VIII, 48. [23] Ce point est discutable au moins pour la philosophie antique à l’époque impériale, si l’on en croit P. Vesperini (Droiture et mélancolie – Sur les écrits de Marc-Aurèle, Verdier, 2016). Marc-Aurèle n’est pas un empereur philosophe ou un empereur qui fait de la philosophie, mais un empereur qui utilise les « logoi » des philosophes pour vivre droitement, en romain et en disciple d’Antonin (philosophie = orthopraxie). Voir notre article sur l’ouvrage de Vesperini, L’empereur Marc-Aurèle fut-il un philosophe stoïcien ?, Philopsis, 2020. [24] P. Vesperini conteste cette interprétation dans son étude consacrée à Lucrèce, sous-titrée « Archéologie d’un classique européen » (Paris, Fayard, 2017) où il propose, à nouveau, une autre lecture de l’Antiquité hellénistique. On découvre que Lucrèce n’est pas un philosophe qui recourt à la poésie pour exposer la doctrine philosophique d’Epicure (poésie didactique) mais un poète professionnel répondant à une commande de Mémmius, aristocrate en fin de carrière, qui, par-là, espère voir son nom éternellement commémoré. Mémmius n’est pas seulement le destinataire du Poème, vite évacué dans les commentaires sous prétexte qu’on ne sait à peu près rien de lui. En fait, c’est le commanditaire, sénateur de cette République aristocratique romaine où la culture grecque est “cultivée” par toute l’élite. Mémmius, proche du chef de l’école épicurienne à Rome, un certain Patron, entend associer l’épicurisme à son prestige d’aristocrate. L’épicurisme du Poème se déplacerait de l’auteur à son commanditaire-dédicataire. Lucrèce n’aurait pas de conviction philosophique particulière (comme Marc-Aurèle). C’est un artiste, non un philosophe. Donc il faut lire le Poème comme un poème et non comme une œuvre philosophique. Ou il ne faut plus lire Lucrèce comme un philosophe romain exposant sa philosophie ou, en disciple zélé, la philosophie d’Épicure. Il faut rompre avec (le préjugé d’) une certaine hiérarchie des disciplines, par exemple entre la poésie et la philosophie. Lucrèce est un poète et non un philosophe faisant de la poésie pour exposer la philosophie épicurienne, c’est-à-dire une sorte de vulgarisateur de l’épicurisme. Ce qui n’ôte rien à son mérite mais donne plutôt l’occasion de montrer comment une œuvre d’art fonctionne, comment le jugement esthétique n’a besoin d’aucun prétexte philosophique. Plus largement, cette méthode d’histoire appliquée à l’histoire de la philosophie antique — depuis théorisée par son auteur dans son dernier ouvrage, La philosophie antique. Essai d’histoire, Fayard, 2019, notamment dans le chapitre intitulé « Comment on peut écrire l’histoire de la philosophie. Discours d’une méthode » — corrige notre vision de la philosophie antique et de la pratique du savoir antique. En effet, on se méprend sur la culture hellénistique si l’on néglige le fait que celle-ci ignore la séparation des disciplines (philosophie, politique, poésie, géométrie, histoire, etc.) — Vesperini parle de la « ronde des savoirs », et que le savoir est y toujours un objet de plaisir. On mesure donc les déplacements ou les effets de déconstruction : (1) Lucrèce n’est pas un philosophe mais un artiste ; (2) La vérité du texte n’est pas conceptuelle mais contextuelle ; (3)Le savoir est une pratique sociale plutôt qu’une théorie de la vérité ; (4) Non seulement la philosophie antique ne correspond pas à ce qu’on désigne aujourd’hui sous ce terme, mais l’histoire de la philosophie cesse d’apparaître comme l’histoire des problèmes philosophiques. [25] Épicure, Sentences vaticanes, 54, trad. M. Conche, op. cit., p. 261. [26] P. Hadot, Exercices spirituels, op. cit., p. 16. [27] Platon, Apologie de Socrate, 38a. [28] Voir J.-F. Balaudé, Le savoir philosophique, Paris, Grasset, 2010. [29] Selon Diogène-Laërce (Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité, VI, 22), Platon se serait exclamé à propos de Diogène : « C’est Socrate devenu fou ». [30] P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 170 [31] Diogène-Laërce, Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité, VI, 38. [32] « Il se masturbait constamment en public et disait : “Ah ! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim” ».[33] M. Foucault, Le courage de la vérité, op. cit., p. 161 et p. 175. [34] « Ceux qui disent que les sceptiques suppriment les [choses] apparentes (phainomena) me semblent ne pas avoir écouté ce que nous disons : car ce qui nous conduit à l’assentiment sans que nous le voulions, conformément à une représentation (phantasia) passive, nous ne nous en détournons pas, comme nous l’avons déjà dit plus haut – or c’est cela les [choses] apparentes (phainomena). Et quand nous cherchons si la réalité est telle qu’elle apparaît (phainetai), nous accordons le fait qu’elle apparaît (phainetai), et notre recherche ne porte pas sur ce qui apparaît (phainomenou) mais sur ce qui est dit de ce qui apparaît (phainomenou) – or cela est différent du fait de faire une recherche sur ce qui apparaît (phainomenou) lui-même. Par exemple, le miel nous apparaît (phainetai) avoir une action adoucissante. De cela nous sommes d’accord, car nous subissons cette action adoucissante par nos sens. Mais si, de plus, il est doux, pour autant que l’on suit l’argument, nous le cherchons – ce n’est pas ce qui apparaît (phainomenon), mais quelque chose qui est dit de ce qui apparaît (phainomenou). Et si nous proposons également des arguments directement contre les [choses] apparentes (phainomenôn), nous ne les exposons pas avec la volonté de supprimer les [choses] apparentes (phainomena), mais pour bien montrer la précipitation des dogmatiques : car si le raisonnement est trompeur au point qu’il s’en faille de peu qu’il ne dérobe même les [choses] apparentes (phainomena) sous nos yeux, combien ne faut-il pas détourner le regard de lui dans le cas des choses obscures, de peur que nous ne soyons entraînés par lui à nous précipiter ? (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes I, 10 [19-20]). [35] Timon de Philonte (325-235 av JC), disciple direct de Pyrrhon. Il est cité notamment par Sextus dans son Contre les logiciens (ou Adversus Mathematicos) de la manière suivante : « En effet le philosophe sceptique, s’il ne veut pas être entièrement inactif et s’il veut prendre part aux activités de la vie quotidienne, est contraint de posséder un critère de choix qui est l’apparence (to phainomenon) dont témoigne aussi Timon lorsqu’il déclare : Mais l’apparence (to phainomenon) l’emporte sur tout, où qu’elle aille » (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, VII, 30). [36] P. Hadot signale qu’on trouve à peu près la même anecdote, sans qu’on puisse établir aucun lien entre les deux textes, par Tchouang-tseu à propos de Lie-tseu (maître taoïste) : « Trois années durant, il s’enferma, faisant des besognes ménagères pour sa femme et servant la nourriture aux cochons, comme il l’aurait servie à des hommes ; il se fit indifférent à tout et il élimina tout ornement pour retrouver la simplicité » (Qu’est-ce que la philosophie antique ?, op. cit., p. 175). [37] Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhonniennes, I, 194-204. [38] Ce qui n’implique pas contradiction précisément parce que ce n’est pas un principe théorique mais une règle pratique dont l’application permet l’ataraxie recherchée. [39] Voir J. Salem, Tel un dieu parmi les hommes, Paris, Vrin, 1994. [40] Épicure, Lettres et maximes, Sentence vaticane 27, op. cit., p. 255. [41] (1) Les dieux sont matériels et indifférents à l’égard des hommes. (2) La douleur suppose la vie, or la mort est la destruction atomique du lien entre l’âme (matérielle) et le corps, condition de la vie et de la perception, donc la mort ne peut être un mal à redouter. [42] « La richesse selon la nature est bornée et facile à se procurer ; mais celle des opinions vides tombent dans l’illimité » (Épicure, Lettres et maximes, Maximes capitales, XV, op. cit., p. 235-237). [43] « Il faut, en outre, considérer que, parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires, les autres naturels seulement » (Épicure, Lettres et maximes, Lettre à Ménécée, 127, op. cit., p. 221). 1 Désirs naturels : désirs naturels et nécessaires : pour le bonheur, pour le corps, pour la vie 2 Désirs intermédiaires : désirs naturels non-nécessaires : pour le désir sexuel, pour les désirs esthétiques 3 Désirs vains : a) illimitation des désirs naturels et non-nécessaires (passion amoureuse et raffinement ) ; b) désirs ni naturels ni nécessaires (désir des richesses ; désir des honneurs ; désir de gloire). [44] Épicure, Lettres et maximes, Maximes capitales, Sentences vaticanes 71, op. cit., p. 265. [45] « A ces douleurs, j’ai opposé la joie de l’âme que j’éprouve au souvenir de nos entretiens philosophiques » (Lettre d’Épicure à Idoménée). [46] Épictète, Manuel, I, 1. [47] Sénèque, Lettres à Lucilius, 93, 2-3. [48] Épictète, Manuel, V, trad. M. Meunier, Paris, GF, 1964, p. 209-210. [49] Voir Marc-Aurèle, Pensées pour soi-même, II, 3 ; 4, 27 et 40. [50] « Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux » Épictète, Manuel, VIII, op. cit., p. 210 [51] P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 392. [52] On citera par exemple Pétrarque dans on De vita solitaria, Érasme dans son Adagia, et Montaigne avec son hellénisme unique, curieux, cultivé, éclectique, évoluant du stoïcisme vers l’hédonisme en passant par le pyrrhonisme. [53] « Une Idée cachée de la philosophie a depuis longtemps été présente parmi les hommes. Mais soit ils ne l’ont pas comprise, soit ils l’ont considérée comme une contribution à l’érudition. Si nous prenons les anciens philosophes grecs, comme Épicure, Zénon, Socrate, etc., nous découvrons que l’objet principal de leur science a été la destination de l’homme et les moyens de l’atteindre. Ils sont donc restés beaucoup plus fidèles à l’Idée vraie du philosophe, que cela n’est arrivé dans les temps modernes, où l’on ne rencontrer le philosophe que comme artiste de la raison. (…) Quand vas-tu enfin commencer à vivre vertueusement, disait Platon à un vieillard qui lui racontait qu’il écoutait des leçons sur la vertu. — Il ne s’agit pas de spéculer toujours, mais il faut aussi une bonne fois penser à l’exercice effectif. Mais aujourd’hui on prend pour un rêveur celui qui vit d’une manière conforme à ce qu’il enseigne » (Vorlesungen über die philosophische Encyclopädie, cité par Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 399). L’idéal antique de sagesse commande encore la distinction kantienne dans la Logique et dans la Critique de la raison pure entre un concept scolastique et un concept cosmique de la philosophie. [54] M. Foucault, Le courage de la vérité, p. 3. [55] Les Lettres à Elisabeth, commentant et corrigeant Sénèque, représentent une forme de « direction spirituelle » (Hadot, ibid., p. 399). [56] À travers deux articles : « Un dialogue interrompu avec Michel Foucault : convergences et divergences » et « Réflexions sur la notion de “culture de soi” ». [57] Pierre Vesperini, Droiture et mélancolie, Verdier 2016 ; Lucrèce, archéologie d’un classique européen, Fayard, 2018 ; La philosophie antique, Fayard, 2019. Aucune définition de la philosophie ne contiendra toute la diversité des pratiques reconnues sous ce nom au cours de l’histoire, ou toute définition de la philosophie exclura arbitrairement des formes de philosophie, pourtant culturellement et historiquement reconnues et attestées. C’est pourquoi, il faut s’interdire de définir la philosophie, ou alors il faut la définir uniquement selon le critère le plus ouvert, d’après son contexte pratique de production et de diffusion, ce qui implique de suivre, en histoire de la philosophie, la voie d’une anthropologie historique. Ici le nominalisme rejoint le positivisme. La philosophie est constituée de faits et de témoignages, qu’il faut rassembler très au-delà du matériel textuel privilégié par l’histoire philosophique académique de la philosophie (histoire philosophante de la philosophie) : ils attestent une certaine pratique par des individus, dans des échanges, des institutions et un milieu, qui correspond à ce qu’on nomme philosophie. La logique du raisonnement de Vespérini paraît être la suivante. La philosophie est un mot (nominalisme) : il faut rechercher les pratiques conformes à ce mot (pragmatisme), en s’attachant à étudier tous les faits sans distinction (positivisme) afin de préserver ou de promouvoir sa définition la moins dogmatique possible (libéralisme). A moins que ce ne soit l’inverse : à partir du souci d’éviter toute position verticale de surplomb (libéralisme), il convient de tout lire et n’écarter surtout aucun fait (positivisme), pour reconnaître que décidément la philosophie n’est qu’un mot (nominalisme).
Le Sacre du Printemps (Nijinski) : une œuvre chorégraphique intemporelle ». Construction d’une œuvre mythique de la danse : du scandale à l’adoration.
L’année 1913 est souvent citée comme une année charnière dans l’histoire de la modernité : l’art moderne européen et américain s’expose à l’Armory Show de New York, Schoenberg dirige un concert atonal à Vienne. 1913, c‘est aussi l’année du scandale du Sacre du printemps de Stravinsky, sous-titré Tableaux de la Russie païenne en deux parties au théâtre des Champs-Élysées. Le martellement rythmique de la musique et la rupture avec les codes de la danse classique par la chorégraphie de Vaslav Nijinski font de ce ballet une sorte de chef de d’œuvre de la transgression. (LC).
Échec relatif d’une tentative de gouvernement à distance (26-37 après J.-C.).
De tous les empereurs romains, Tibère n’est pas celui qui a laissé la meilleure image à la postérité. Il est décrit comme un dissimulateur par Tacite et comme un tyran par Suétone. Ce qu’on sait moins peut-être, c’est qu’il exercera la dernière décennie de son règne, éloigné de Rome, en Campanie puis sur l’île de Capri. Tibère aurait-il inventé en matière de gouvernement le « télétravail » et avec quel succès ? C’est ce que notre collègue Marie Platon a choisi de traiter pour nous aujourd’hui.(L.C.)
Tibère ou l’invention du télétravail. Échec relatif d’une tentative de gouvernement à distance (26-37 ap. J.-C.) M. Platon
Nous sommes nombreux ici à avoir expérimenté le télétravail pour la première fois en mars 2020, situation rendue d’une part nécessaire par le contexte pandémique et rendue d’autre part possible par la large diffusion des technologies numériques dans les foyers occidentaux. Le bilan que l’on tire de cette expérience est généralement mitigé : réduction du temps passé dans les transports, plus grande autonomie et souplesse dans l’organisation du travail d’un côté, sentiment d’isolement, difficultés à séparer vie professionnelle et vie privée de l’autre. Mais là n’est pas notre propos. La question qui nous préoccupe aujourd’hui est la suivante : comment cette modalité de travail à distance a-t-elle pu s’appliquer dans un contexte historique qui n’est pas celui de 2020 , mais celui des années 26-37 ap. J.-C., alors même qu’aucune nécessité impérieuse d’ordre sanitaire ou politique ne le justifiait, que les outils de télécommunication étaient bien sûr beaucoup plus rudimentaires qu’aujourd’hui (l’information circulant principalement par courrier, et parfois, sur les champs de bataille, par transmissions de signaux saonores ou lumineux), et, surtout, que ledit travail ne consistait pas en une banale tâche administrative mais à gouverner le plus grand empire du monde antique, l’empire romain (qui compte, à la mort d’Auguste en 14 ap. J.-C., environ 54 millions d’habitants pour une superficie totale de 3 339 500 km²) ? C’est pourtant ce que décida de faire l’empereur romain Tibère, parvenu au pouvoir après la mort de son père adoptif Auguste en août 14 ap. J.-C. et qui décida en 26 de quitter Rome d’une manière définitive (mais sans l’annoncer ainsi et en laissant toujours planer le doute d’un possible retour dans la capitale). Après les décès successifs de Germanicus et Drusus II (les deux premiers héritiers désignés de Tibère), en 26, Tibère quitte donc Rome pour dédier deux temples, l’un à Jupiter à Capoue, l’autre à Auguste à Nole. Mais ensuite, il ne revient pas à Rome et s’installe sur l’île de Capri, lieu sauvage et isolé, qui selon Suétone et Tacite, permettait à l’empereur de rendre plus difficile tout accès à sa personne. Mais quelles sont les raisons de ce départ volontaire et inattendu ?
1. Mésentente profonde et politique avec Livie, sa mère,qui est devenue Augusta après la mort d’Auguste son mari. Ce titre lui confère une auctoritas et une légitimité plus grandes que quand elle n’était que la femme d’Auguste, et fait d’elle en quelque sorte la gardienne de la politique de son défunt mari. Elle entend gouverner à égalité avec son fils, au motif qu’elle l’avait imposé à Auguste comme héritier. C’est ce que rapporte l’historien Tacite dans ses Annales : « On rapporte même qu’il fut chassé par l’incapacité de sa mère à se contrôler, elle qu’il méprisait comme associée dans l’exercice du pouvoir absolu et qu’il ne pouvait écarter, étant donné qu’il avait reçu ce pouvoir absolu lui-même comme un cadeau de sa part. Auguste avait en effet hésité à mettre à la tête de l’Etat romain Germanicus, le petit-fils de sa sœur, loué de tous, mais, vaincu par les prières de son épouse, il fit adopter Germanicus par Tibère, qu’il adopta lui-même. C’était à ce sujet que l’Augusta lui faisait des reproches, lui réclamait son dû » (Tac. Ann. IV, 57.3). Le biographe Suétone insiste aussi sur les mauvaises relations entre l’empereur et sa mère : « Mais celle-ci, bouleversée, lui mit sous les yeux et lui récita certains billets d’Auguste à elle, tirés de son sanctuaire domestique, qui parlaient de l’âpreté et de l’intolérance des mœurs de Tibère. Que ceux-ci à la fois aient été conservés si longtemps et lui aient été reprochés avec tant d’hostilité, il le supporta si mal que certains pensent que ce fut même pour lui la principale raison de sa retraite » (Suét., Tib. 51.3-4). Mais alors que Livie décède en 29 ap. J.-C., Tibère ne quitte pas pour autant sa résidence de Capri et y restera encore 8 années, jusqu’à sa mort en 37. Les dissensions entre Tibère et sa mère n’expliquent donc pas tout.
2. Autre raison avancée par Tacite, et d’ordre purement physique : Tibère aurait eu honte des effets de l’âge sur son apparence (« il y avait des gens pour croire que, dans sa vieillesse, il avait aussi eu honte de son aspect physique ; de fait, il était d’une grande taille très maigre et courbée, le sommet de sa tête était dépourvu de cheveu, son visage présentait des ulcères et était la plupart du temps parsemé d’onguents », Tac. Ann. IV 57.2). Explication qui peut sembler un peu légère tout de même…
3. Autre explication, donnéepar Suétone : la difficulté croissante de l’empereur à contrôler ses pulsions. les vices de l’empereur prenaient des proportions telles qu’il lui était désormais difficile de les dissimuler s’il restait à Rome (Suét. Tib. 42.1). Il s’agit d’une explication donnée a posteriori, qui reflète surtout l’incompréhension des Romains face à cet « exil » volontaire de Tibère.
4. Autre hypothèse qui a été avancée par Tacite, d’ordre politique : le départ de l’empereur est le résultat d’une manœuvre de Séjan, le préfet du prétoire et homme de confiance de Tibère, qui décide d’éloigner Tibère de Rome pour accroître davantage son propre pouvoir (Tac. Ann. IV, 41.1-3). Cette explication semble assez fragile car après la mort de Séjan, Tibère choisit de rester à Capri où il passe encore six années avant de mourir. Par conséquent, il semble bien que la retraite à Capri soit une décision pleine et entière de Tibère.
5. Enfin, dernière explication :les relations difficiles de Tibère avec les sénateurs et son dégoût pour l’adulation (Tibère est un empereur taciturne, peu soucieux de sa popularité, qui n’aime pas trop se mêler à la foule).
Mais bien qu’installé sur l’île de Capri, Tibère ne dépose pas le pouvoir pour autant et continue à exercer le principat. Comment « télé-gouverner » ? En mettant en place un système de relais de pouvoir à Rome. Au lieu d’assister en personne aux séances sénatoriales, l’empereur écrit aux consuls qui lisent ses missives devant le Sénat. Tibère oriente donc les débats sénatoriaux, transmet ses recommandations aux pères conscrits… mais à distance. Il gouverne aussi par l’entremise de son homme de confiance, Séjan, resté à Rome. Enfin, il a sa cour de conseillers à Capri, comme le jurisconsulte Nerva. Est-ce que ça marche ? Si l’on se place du point de vue de l’opinion publique de l’époque, c’est assez discutable : cette réclusion volontaire à Capri suscite en effet une incompréhension totale des Romains (qui persiste encore au début du IIes. au moment où les historiens Tacite et Suétone écrivent leurs ouvrages). Cette incompréhension provient sans doute de l’ambivalence des îles dans la mentalité romaine, qui sont normalement des lieux de relégation, où l’on envoie les exilés. Or les Romains n’acceptent pas l’exil volontaire, ce qui explique pourquoi la décision de certains chrétiens, au IVe siècle, de se retirer de la société a beaucoup choqué. Il était dès lors d’autant plus inconcevable que l’empereur lui-même décide de quitter la Ville, lieu d’exercice et de manifestation par excellence de son pouvoir, car on ne se retire de la communauté que parce qu’on a été condamné ou qu’on a quelque chose à se reprocher.Quelle faute l’empereur a-t-il donc pu commettre quelle turpitude cherche-t-il à dissimuler ? L’on va dès lors prêter à Tibère toutes sortes de perversions sexuelles, complaisamment décrites par Suétone et Tacite – Cassius Dion est, lui, plus discret vis-à-vis de ces pratiques. La retraite capréenne cristallise tous les fantasmes[1]. Surprenant car le prince avait jusque là mené une vie plutôt chaste et rangée ! Les fantasmes sur Tibère à Capri suscités en premier lieu par son seul éloignement sont amplifiés par une présentation plus globale de sa personne en tyran. Depuis Platon, le tyran est décrit comme un homme laissant libre cours à tous ses vices et violant impunément toutes les institutions de la société. La débauche est un trait topique de la figure du tyran, comme la cruauté. Bref, il y a làun premier préjugé : si l’empereur ne se montre pas, c’est qu’il a quelque chose à cacher. Rome est le centre du monde et le centre des regards, loin de l’Vrbs le contrôle social ne s’exerce plus de la même façon : « mais après avoir obtenu la licence que confère le secret et comme si le regard de la cité avait été détourné, il laissa enfin s’échapper en même temps tous ses vices longtemps mal dissimulés » (Suét. Tib. 42.1). Les télétravailleurs le savent bien, quand on n’est pas dans un cadre formel, officiel, mais que l’on reste chez soi, on peut davantage « se laisser aller ». Deuxième préjugé : si l’on ne voit pas l’empereur travailler, c’est qu’il ne fait rien (Tacite parle de malum otium, « oisiveté malfaisante », Ann. IV 67.3). La politique ne l’intéresse plus, il ne soucie plus de l’intérêt général. Aux yeux des Romains, la retraite de l’empereur signifie une véritable rupture de celui-ci avec la communauté des citoyens. En effet, les occasions ne manquaient pas, à Rome, pour un prince bon « communiquant », de paraître en public et de mettre en scène son action politique : le calendrier politique et religieux était assez rempli, il y avait de nombreuses fêtes et cérémonies, des dédicaces de temples, des triomphes militaires, des jeux du cirque etc. Le prédécesseur de Tibère, Auguste, savait habilement exploiter ces événements à son avantage. Tibère, lui, n’a aucun goût pour cela. Du temps où il vivait à Rome, il assistait au jeux sans grand enthousiasme et sans se mêler à la foule. Lors des étrennes aux calendes de janvier, il quittait la ville pour éviter les dépenses liées à la réciprocité des dons et par souci de tranquillité, ce qui montre bien son caractère. Autre occasion où la présence tutélaire et réconfortante de l’empereur est particulièrement attendue et scrutée : les moments de crises, de catastrophes naturelles, d’accidents… Or, en 27 après J. -C., se produit un fait divers tragique relaté par Tacite, qui eut lieu à Fidènes (ville des Sabins sur le Tibre, à 5 milles au nord de Rome) : les gradins (en bois) d’un amphithéâtre s’écroulent pendant un combat de gladiateurs, faisant cinquante mille victimes, écrasées ou estropiées (Tac. Ann., IV, 62, 1-4). Tibère ne quittera pas Capri pour se rendre sur les lieux. Peu après, un incendie se déclenche à Rome et dévaste tout le mont Caelius. Tibère ne vient pas non plus – mais il indemnise les victimes. Cette double catastrophe est perçue par le peuple comme la conséquence du départ du prince : « Chacun disait que cette année était sinistre, et que Tibère avait formé sous de funestes auspices le projet de son absence ». Tibère en quittant Rome la prive aussi de son praesens numen, c’est-à-dire de sa présence tutélaire, protectrice et attire donc le malheur sur la ville. Son absence prolongée fragilise aussi son autorité, érode son prestige et il doit faire face à une tentative de « putsch » de la part de son favori Séjan, devenu si puissant qu’il fait figure d’empereur bis. Bref, on serait tenté de dire que gouverner à distance est un mode de gouvernement bien précaire. Tibère est d’ailleurs régulièrement obligé de faire croire qu’il va revenir à Rome sous peu… ce qu’il ne fait jamais ! Pourtant, ce système de gouvernement, si imparfait soit-il, a fonctionné bon an mal an pendant plus d’une décennie. Rome et ses provinces ont continué à être administrées et à vivre en paix (Tibère n’entreprit aucune conquête militaire), et en dehors de la tentative avortée de Séjan d’évincer Tibère, le régime politique n’est pas remis en question. Plusieurs raisons à cela : l’existence d’une administration efficace et de serviteurs loyaux de l’État, une répression sanglante des contestations (les partisans de Séjan et les proches d’Agrippine en firent particulièrement les frais), mais aussi un empereur pas si désinvesti qu’on a pu le penser ou le laisser supposer. On trouve en effet chez Cassius Dion et Tacite des indices montrant qu’il a continué à administrer les affaires de l’empire depuis sa retraite insulaire : mesures économiques visant à combattre l’usure et la rareté du numéraire (Cassius Dion, HR 58.21.5 ; Tac. Ann. VI. 16-17), remise en vigueur des lois de César sur les emprunts (Cassius Dion, HR 58.21.4)…
Pour conclure, Tibère fut un « télé-empereur » impopulaire, mais le régime politique demeura stable : la misanthropie du vieux prince, sa cruauté, sa méfiance qui confinait à la paranoïa et évidemment son éloignement ont largement contribué à l’image dégradée léguée par les historiens antiques comme Suétone, Tacite et Cassius Dion. Tibère ne fait pas partie des « bons » empereurs comme Auguste, Vespasien et Titus, ou encore les Antonins, et il n’a pas eu les honneurs de l’apothéose à sa mort, mais il n’a pas non plus été frappé de damnatio memoriae comme les mauvais empereurs Néron, Caligula, Commode etc. même s’il a en commun avec ces derniers des traits topiques du tyran. Il y a donc des crimes plus graves que l’abandon de l‘Vrbs ! Le départ de Rome et la retraite à Capri ont surpris voire choqué les Romains de la plèbe comme de l’élite sénatoriale, et cette situation absolument inédite ne se reproduira plus jamais par la suite. Certains empereurs s’absenteront longtemps de Rome pour mener des campagnes militaires ou effectuer des tournées d’inspection des provinces de l’empire (comme Hadrien), mais c’est toujours provisoire et justifié par la raison d’État.
[1] En témoigne un jeu de mots sur le nom de Capri (la chèvre) rapporté par Suétone (Tib. XLV, 2) : « hircum uetulum capreis naturam ligurire », « le vieux bouc lèche les parties naturelles des chèvres » (le sexe oral était très mal vu pour les hommes chez les Romains).
« Ne trouvez-vous pas que ce thème a quelque chose d’insistant ? » (M. Ravel).
Le Bolero de Ravel est le morceau de musique classique le plus joué au monde. De ce long crescendo, composé originellement pour ballet avec des influences ibériques, et simplement constitué de 16 mesures qui se répètent pendant environ 17 minutes, on a tout dit : que c’était un morceau érotique avec son final « orgasmique », qu’il était dénué de toute virtuosité et même vide de toute musique ! Et pourtant « ça marche » à chaque fois. Nous remercions notre collègue Myriam Garcia de nous donner les moyens de mieux comprendre la mécanique obsessionnelle du Boléro, derrière son thème insistant. (L.C.).
Le capitalisme est intrinsèquement immoral, suppose-t-on parfois ou souvent. Mais qu’en est-il de l’économie elle-même ? Est-elle conciliable avec l’éthique sans perdre son efficacité, l’éthique est-elle intégrable en elle sans perdre son âme ? Cette relation « dangereuse » entre l’économie et l’éthique se joue à plusieurs niveaux : dans l’éthique des affaires, dans le modèle d’une économie de marché, autour de la théorie de la justice. Bref, la rationalité économique peut-elle être morale — à moins que la séparation entre l’économie et l’éthique ne soit préjudiciable aux deux, comme le pense Amartya Sen, en référence à Adam Smith lui-même, le père de l’économie moderne qui fut aussi professeur d’éthique à Glasgow ? Ce sont ces questions que notre collègue Angélique Gomes-Samaran a choisi d’aborder pour nous. (L.C.).
Pourquoi « aller en Jean Zay » est-il un geste politique qui fait de notre salle des actes un lieu du commun ?
Les lieux ne sont pas seulement chargés de mémoire. Ils revêtent aussi une dimension politique. Par exemple, que signifie pour nous, élèves ou personnels saint-serninois, d’« aller en Jean Zay » ? C’est ce que notre collègue O. Loubes a choisi de traiter, en poursuivant, ce que je nommerai, son état des «lieux de mémoire-pouvoir » à Saint-Sernin. (L.C.).
Le théâtre peut-il rendre sensible l’essence de l’homme et du monde ?
Le théâtre est à la fois une représentation du monde et une présentation des hommes en proie aux questions de l’existence. Peut-on dire pour autant sinon que le théâtre en général est métaphysique, du moins qu’un certain théâtre symboliste réalise mieux la métaphysique que la philosophie en rendant sensible ce qui échappe aux sens ? Ce sont ces questions que notre collègue Sever Martinot-Lagarde a choisi d’aborder pour nous aujourd’hui. (L.C.).
Comment La Fontaine donne-t-il l’impression d’improviser oralement sans qu’on devine les effets de style ?
La fable n’est pas un genre enfantin. Et faire de La Fontaine un auteur scolaire, c’est manquer la profondeur des leçons que les animaux adressent aux grands et aux hommes et surtout le génie de la langue qui, chez La Fontaine, pourrait passer pour improvisée. C’est ce que notre collègue Florent Mercadier a choisi de traiter pour nous aujourd’hui. (L.C.).
Muriel Fazeuille Jean-Luc Lévrier Maryse Palévody Marie Platon
Les Langues et culture de l’Antiquité font partie de la formation obligatoire en Lettres supérieures A/L. Chaque étudiant suit un enseignement de 2 heures de latin ou de grec, niveau débutant ou confirmé, et d’1 heure de culture antique. A l’approche spécifiquement linguistique de la langue ancienne est associé le programme de culture antique, renouvelé chaque année (pour 2024-2025 : Amour et amitié), qui permet l’analyse critique et pluridisciplinaire des grands textes de l’Antiquité. Ainsi l’enseignement des Langues et culture de l’Antiquité poursuit plusieurs objectifs : – approcher une civilisation qui est l’une des sources de nos systèmes de pensée et de notre culture ; – se familiariser avec des auteurs et des œuvres littéraires dont on découvre la singularité et la richesse grâce à la pratique de la traduction et du commentaire ; – maîtriser la grammaire qui, au-delà des langues anciennes, sera utile pour l’analyse textuelle en général et l’acquisition réflexive des langues vivantes. – préparer les concours des ENS et des autres Grandes Ecoles. Le concours des écoles de commerce et management notamment nécessite deux langues : l’une est obligatoirement l’anglais, l’autre peut être le latin ou le grec ancien.
CHOISIR LE LATIN EN HYPOKHÂGNE
Le latin est la langue ancienne du français. Langue officielle de l’Empire romain, elle reste jusqu’à la Renaissance la langue du droit, de l’administration, de la diplomatie.
Elle est longtemps également la langue de la science et de la philosophie. La littérature moderne et contemporaine reste très marquée par la langue et la culture latines. Plusieurs cours de latin sont proposés, quel que soit votre niveau ou votre expérience : – latin débutant, pour celles et ceux qui n’en n’ont jamais fait ou très peu ; – latin confirmé pour celles et ceux qui en ont fait au lycée. Aux 2 heures obligatoires, vous pouvez si vous le souhaitez ajouter 2 heures d’enseignement complémentaire de latin, de niveau débutant ou confirmé : vous vous donnerez ainsi toutes les chances de réussir, au terme de votre parcours en classes préparatoires, les épreuves écrites ou orales de langue ancienne aux concours des ENS ou d’autres concours. Cet enseignement complémentaire de spécialité est accessible à tous les étudiants quel que soit le profil envisagé, mais est tout particulièrement recommandé à celles et ceux qui se destinent à un parcours de Lettres Modernes (notamment en vue de l’agréation), de Philosophie ou d’Histoire. Le lycée Saint-Sernin peut en outre proposer un enseignement conjoint de latin ET grec (2 h + 2 h). Néanmoins, les étudiants souhaitant se spécialiser en langues anciennes et visant le CAPES et l’Agrégation de lettres classiques doivent plutôt suivre leur formation au Pierre de Fermat (Toulouse) en hypokhâgne AL.
L’équipe de latin du lycée Saint-Sernin : Virginie Masclet, Maryse Palévody, Marie Platon.
Vous entrez en khâgne : poursuivre un enseignement de grec (ou de latin) se pose à vous : à quoi cela sert-il ? Qui peut / doit continuer le grec ? Ci-dessous vous trouverez les différents cas de figures et vous jugerez de la pertinence de garder ou non cet enseignement. I.Le grec aux concours
1.Les concours des ENS ✔ Aux épreuves de l’ENS Lyon, il n’y a pas d’épreuves écrites de grec ancien. En revanche, à l’oral dans le cadre des épreuves d’admission, vous pouvez présenter le grec (ou le latin)(traduction d’un texte de 120 mot avec dictionnaire et commentaire*) ou une langue vivante (commentaire d’un article de presse). *L’épreuve de grec est présentée de façon plus exhaustive en fin de document. Tout étudiant, quelle que soit sa spécialité en khâgne peut choisir le grec pour les épreuves orales d’admission. ✔ Aux épreuves de l’ENS Ulm, le latin ou le grec sont obligatoires à l’écrit.
2.Les concours bac +2 autres que l’ENS ✔ Ecoles de commerce /ECRICOME (par la Banque Epreuves Littéraires). Pour les épreuves orales, on peut remplacer la langue 2 par une épreuve de grec (ou de latin). ✔ Ecoles de management (par la Banque Epreuves Communes). Epreuve écrite de grec (ou de latin) et éventuellement épreuve orale de grec (ou de latin).
3.Concours de l’Education nationale ✔ AGREGATION de lettres modernes : version grecque ou latine obligatoire à l’écrit. ✔ AGREGATION de philosophie : possibilité de présenter une épreuve orale de grec (ou de latin). ✔ CAPES et AGREGATION de lettres classiques : obligation de présenter des épreuves écrites et orales de latin et de grec.
II.Le grec pour la cohérence du cursus scolaire Il s’agit de conserver un enseignement de grec mais en ne le présentant pas aux concours. -dans le cadre d’une spécialité en lettres modernes, la poursuite du grec est obligatoire sauf si si vous étudiez deux langues vivantes ou si vous suivez la préparation aux concours des écoles de commerce, de journalisme… -dans toutes les autres spécialités (HIDA, théâtre, ciné, philosophie, histoire-géo….), l’enseignement du grec peut se poursuivre car cette langue, à moyen terme, sera utile pour une L3 un M1, M2…. C’est sans doute le plus important, vous pouvez choisir de poursuivre le grec PAR GOUT, PAR PLAISIR ; c’est aussi une dimension importante dans les études…. Concrètement, vous pourrez suivre 2 heures de grec en khâgne. Les étudiants débutants et confirmés y sont mélangés. Les notions grammaticales (morphologie et syntaxe) y seront systématiquement revues ; l’entraînement à la traduction d’un texte grec (version) constituera une part importante de l’enseignement ainsi que le commentaire littéraire. Les cours préparent à l’épreuve ORALE de l’ENS Lyon : traduction d’un texte de 120 mots environ avec dictionnaire ; le texte portera obligatoirement sur le thème de culture antique 2019-20 « Savoir, apprendre, éduquer ». La préparation est de 1 heure ; l’oral dure 20 mn ; s’ensuit un entretien de 10 mn avec le jury. Si des étudiants veulent préparer les écrits de l’ENS Ulm, qu’ils se fassent connaître à la rentrée, car une préparation spécifique sera mise en place. Comme la version est au coeur de l’enseignement de grec, vous pouvez vous procurer plusieurs manuels : -Dictionnaire grec-français d’Antoine Bailly chez Hatier ou -Dictionnaire grec-français abrégé d’Antoine Bailly chez Hatier ou -Dictionnaire grec-français de Ch.Georgin chez Hatier Vous pouvez consulter le dictionnaire Bailly en ligne (ou le télécharger) à l’adresse suivante : https://archive.org/details/BaillyDictionnaireGrecFrancais/mode/2up -Grammaire grecque de J.Allard et E.Feuillâtre chez Librairie Hachette -Cahier d’activités, Grec débutant de Danielle Jouanna chez Hatier Les belles lettres
Veuillez trouver ci-dessous les conseils bibliographiques et les consignes de travail estival pour chacune des trois classes de Lettres supérieures (1ère année) LSH.
La première année permet l’acquisition des connaissances fondamentales dans chaque champ de la matière (approche chronologique de l’histoire de la musique, première partie de l’étude du traité en écriture musicale, développement de l’oreille harmonique, approche du travail du piano et du chant, connaissance et mise en pratique des outils et duvocabulaire analytiques, etc.).
Pour bien débuter l’année : -Révisez les chiffrages d’accords (3 et 4 sons), -Jouez-les et apprenez à les reconnaître (visuellement et à l’oreille), -Entraînez-vous à lire les clefs de sol, de fa4 et d’ut3 afin de pouvoir écrire pour le quatuor vocal et le quatuor à cordes,
-Travaillez l’intonation. Trois lectures sont fortement conseillées pour se forger quelques repères historiques et techniques indispensables : -Brigitte François-Sappey, Histoire de la musique savante en Europe, P.U.F., « Que sais-je ? » (ISBN : 978-2130813866) -Claude Abromont et Eugène de Montalembert, (Guide de) La théorie de la musique, Fayard (pp. 1-366) (ISBN : 978-2213609775) -Philippe Gouttenoire et Jean-Philippe Guye, Vocabulaire pratique d’analyse musicale, Delatour, (ISBN : 978-2752104151)
Deux autres lectures facultatives peuvent vous aider pour la lecture de notes et l’intonation : -Georges Dandelot, Manuel pratique pour l’étude des clefs, Eschig (ISBN : 979-0045043063) -Marie-Claude Arbaretaz, Lire la musique par la connaissance des intervalles, Chappell, vol. 1 (ISBN : 978-8882913533), 2 (ISBN : 978-8882913595) et 3 (ISBN : 978-8882917876)
Une partition est conseillée pour développer l’approche musicale harmonico-contrapuntique et appréhender le clavier : -Jean-Sébastien Bach, Choral-Gesänge, Breitkopf (ISBN : 979-0004161975)
Parallèlement à l’option, vous pouvez envisager une inscription au Conservatoire à Rayonnement Régional (CRR) de Toulouse afin de compléter votre formation musicale (pratique instrumentale et/ou formation musicale). Trois cursus voussont ouverts : -La formation diplômante qui vous permettra d’obtenir des diplômes reconnus nationalement, -Le département adulte (formation musicale + pratique vocale ou ateliers de pratique) -PlayMusic (pratique collective)
Ces deux derniers dispositifs permettent de maintenir une véritable pratique de qualité (encadrée par des professeurs du CRR). N’hésitez pas à télécharger un dossier d’inscription en suivant ce lien : http://conservatoirerayonnementregional.toulouse.fr/index.php?category/Comment-s-inscrire Enfin, profitez des vacances pour renforcer et ouvrir votre culture musicale.
ENSEIGNEMENT DE SPECIALITE THEME ET LITTERATURE CIVILISATION ET PRESSE
1. EPREUVE ECRITE DE THEME Il s’agit de l’épreuve de spécialité (appelée aussi option). Elle suppose un travail approfondi qui a été entrepris en première année. Il faut poursuivre nos efforts et même les redoubler pour préparer au mieux cette épreuve en gagnant en efficacité. (Coefficient 2). La finalité consiste à permettre de faire le point sur les compétences linguistiques des candidats dans l’une et l’autre langue, « linguistique » étant entendu dans son sens le plus large : depuis la simple exactitude lexicale jusqu’à l’appréhension socio-linguistique et stylistique du texte-source, en passant naturellement par l’indispensable maîtrise de la morphosyntaxe de la langue castillane. L’épreuve de thème est le reflet d’une longue et complexe préparation, à laquelle concourt tout ce qui touche à la langue-cible des candidats : exercices académiques, explications de texte, écrites et orales, dissertations, exposés, etc…L’expression authentique est évidemment privilégiée par rapport à la « langue de bois »… Les lectures et contacts personnels avec une langue authentique ainsi que l’utilisation des nouvelles technologies mettent à la portée de tous les étudiants journaux, films, romans, émissions de télévision et de radio. « Tout est bon pour appréhender et faire sien ce monde protéiforme qu’est une langue vivante, la langue castillane dans notre cas ». (ENS Lyon, rapport de jury 2005). La première condition de notre travail passe par une connaissance solide de la grammaire de base et des conjugaisons en particulier. Par ailleurs il faut absolument « acquérir »du vocabulaire et ne pas cesser d’en apprendre. Pour cela il faut lire de tout ! Lire et noter les mots et expressions. Ce travail personnel et quotidien est indispensable. Le moment des vacances est idéal pour l’amorcer.
Dictionnaires : Clave,Diccionario de uso del español actual.Ediciones SM ,2006 ISBN : 84-675-0921-X Excellent dictionnaire. Le seul autorisé pour l’épreuve de commentaire et de version. Il est donc obligatoire. Larousse Grand dictionnaire français-espagnol, espagnol-français, 420.000 traductions, 2007. Ouvrage indispensable. María Moliner, Diccionario de uso del español , Gredos, 1966(4èmeédition réactualisée en 2012). Une référence. Dictionnaire disponible au CDI. Diccionario de la Real Academia de la Lengua Española (DRAE), Espasa Calpe, 1992 édition de poche en deux volumes. Utile dans la mesure où il ne se cantonne pas à l’usage actuel. Consultable gratuitement en ligne. Manuel Seco, Diccionario de dudas y dificultades de la lengua española,Espasa Calpe, 1994.
Grammaires au choix : Jean-Marc Bedel, Grammaire de l’espagnol moderne, PUF, 1997. Excellent ouvrage, très complet. Jean Coste et Augustin Redondo, Syntaxe de l’espagnol moderne, Sedes, 1965. Grammaire très intéressanteavec de nombreux exemples de phrases tirées d’œuvres littéraires. Pierre Gerboin et Christine Leroy, Grammaire d’usage de l’espagnol contemporain, Hachette Université, 2014. Michel Camprubi, Etudes fonctionnelles de grammaire espagnole, PUM, 2001.
La conjugaison Bescherelle, El arte de conjugar los verbos españoles, Hatier, 1984. Plusieurs rééditions. Indispensable pour tout hispanisant. González Hermoso, Los verbos españoles, Hachette, 2000. Disponible au CDI
Dictionnaires en français : Petit Robert, Dictionnaire de la langue française, editions Le Robert, réactualisé chaque année. Indispensable. Dictionnaire historique de la langue française, éditions Le Robert, deux volumes, 1992. Ouvrage passionnant consultable en bibliothèque. Emile Littré, Dictionnaire de la langue française, Le livre de poche, coll. »La pochothèque », 1863.
Grammaires françaises/manuel de conjugaison Grévisse/ Goosse, Nouvelle grammaire française, Duculot, 1990. Grévisse, Le Bon usage, Duculot, 1993. Bescherelle, L’art de conjuguer les verbes en français, Hatier, 1980 (Plusieurs rééditions). Fortement recommandé.
2. EPREUVE ORALE DE LITTERATURE SUR PROGRAMME (20 mn + 10 mn d’entretien)
Pour les œuvres de la session 2026, consultez le programme officiel.
3. ÉPREUVE ORALE DE PRESSE / ANALYSE D’UN TEXTE HORS PROGRAMME (20 mn + 10 mn d’entretien) sans dictionnaire autorisé
Le candidat dispose de 20 minutes maximum pour présenter son exposé, le temps restant étant consacré à l’entretien. « Les candidats sont invités à respecter ce découpage ; le jury sanctionne les candidats qui ne parviennent pas à développer leur exposé au-delà de dix minutes ; pareillement, l’entretien intervient à part entière dans l’évaluation en ce sens qu’il est censé constituer, pour le candidat, l’occasion d’approfondir et d’affirmer son analyse, de lever d’éventuels malentendus, et en tout état de cause de mettre en évidence sa maîtrisedans le maniement spontané de la langue ». ENS rapport du jury 2006.
Objectifs « L’épreuve a plusieurs finalités : elle vise à tester le niveau de langue des candidats, tant au niveau de la compréhension que de l’explication de texte ; elle vise à apprécier les capacités d’analyse et de synthèse tout comme la maîtrise d’un minimum de références solides concernant les grands problèmes du monde hispanique, lesquels peuvent parfois et de plusen plus se confondre avec ceux du monde tout court ». ENS rapport du jury 2006 Le rapport du jury 2012 insiste sur l’effort linguistique que doivent fournir les candidats dès la préparation de l’oral et la sévérité avec laquelle le jury entend sanctionner une mauvaise expression orale.
Méthodologie L’exercice est différent des questions de cours de civilisation (texte-prétexte). Cependant il suppose une connaissance claire des grands faits et repères historiques et des aspects de civilisation dominants. Les candidats doivent en faire une analyse et un commentaire ordonnés. Il leur est demandé d’effectuer une synthèse fidèle et critique de l’article proposé, sans en négliger aucune partie. « Le candidat insistera sur les principales idées exprimées par l’auteur, en manifestant cependant un recul indispensable […] Face au texte, le candidat doit montrer sa capacité à déterminer les intérêts en cause, les enjeux ou les conséquences du problème posé. Peu importe que son point de vue personnel apparaisse au fil du résumé ou après. L’essentiel estque l’article reste toujours le point de référence de la réflexion. Il doit fournir la matière première de celle-ci et susciter la mobilisation de connaissances appropriées ». Le texte « ne doit jamais être un prétexte à des développements généraux » ENS rapport du jury 2002. De même le rapport 2016 souligne qu’un commentaire d’article de presse « ne peut, en aucun cas, être assimilé à une récitation de cours « . Sur le plan méthodologique le jury accepte « tout type de commentaires, linéaires ou composés, pourvu que celui-ci reflète une bonne compréhension du texte et une démarche analytique ». Il appartient donc au candidat de définir la stratégie qui lui paraît le mieux adapté au document proposé. Il est aussi rappelé que l’épreuve est un « exercice de communication. Le candidat doit savoir gérer son temps pour que l’ensemble du texte soit étudié et présenter un commentaireconstruit, sans répétitions inutiles ». ENS, rapport du jury 2016.
Contenu des articles
Il s’agit principalement d’articles de presse issus des médias espagnols et hispano-américains (El País, El Mundo, La Vanguardia, La Nación, El Universal, Granma,La Jornada) qui traitent de l’actualité au sens large : questions de société mais aussi événements plus précis. Les articles peuvent être davantage orientés vers l’information ou l’expression d’une opinion. C’est pourquoi il est indispensable de prendre du recul par rapport à ce qu’affirme l’auteur, de déceler le parti-prisqu’il manifeste.
Connaissances requises et consignes de lecture
Un étudiant d’espagnol se doit de connaître la géographie et les principaux faits historiques du monde hispanique et hispano-américain. De brefs moments de cours seront consacrés à une révision et une évaluation des connaissances des candidats dans ce domaine. Cette connaissance du passé va de pair avec une attention particulière et régulière aux faits et aux événements qui se déroulent dans le monde. Tel est l’esprit de cette épreuve. Le plus souvent ces derniers portent sur des sujets récurrents dans l’histoire des pays et réactivés par l’actualité. Pour cela il est indispensable de parcourir le plus souvent possible la presse espagnole et notamment le grand journal de référence « El País » (la version numérique www.elpais.com est partiellement accessible de manière gratuite) mais aussi www.eldiario.es , www.publico.es, www.elmundo.es . Vous pourrez ainsi alimenter votre connaissance de l’actualité et repérer des articles qui très régulièrement constituent des sujets d’interrogation. Lire c’est aussi s’intéresser à la langue : profitez-en pour relever mots et expressions et enrichir ainsi votre lexique.
Principales sources d’informations en Espagne et en Amérique Latine
Espagne EL PAÍS (centre gauche) , EL MUNDO (Droite libérale) sont les deux grands journaux de référence en Espagne. ABC (Monarchiste), LA RAZÓN (Droite decomplexée !) PUBLICO (gauche), EL DIARIO.ES et EL CONFIDENCIAL sont trois sites web très consultés. LA VANGUARDIA (journal de la bourgeoisie catalane) existe en castillan et catalan.
Amérique – CLARÍN (Droite), LA NACIÓN (droite) et PÁGINA 12 (Gauche péroniste) en Argentine. – EL MERCURIO DE CHILE, LA TERCERA (Droite) – EL COMERCIO, LA REPÚBLICA au Pérou. – EL TIEMPO et EL ESPECTADOR en Colombie. – EL UNIVERSAL (opposé au « chavisme ») et EL NACIONAL au Venezuela. – EL UNIVERSAL, EXCELSIOR, LA JORNADA au Mexique. – GRANMA (Parti Communiste) , JUVENTUD REBELDE (Jeunesses communistes) et www.14ymedio.com de la blogueuse Y.Sánchez (Anticastriste) à Cuba.
Pour obtenir des attestations de niveau CECRL (A1 à C1) vous pouvez vous inscrire gratuitement à des sessions d’examen organisées par le CLES si vous êtes inscrits comme étudiant à l’UT2J :
Le cours d’espagnol LVA (LV1)(5h / semaine), dont l’objectif premier est la préparation aux concours d’entrée aux Ecoles Normales Supérieures, porte essentiellement sur trois domaines : – Histoire et civilisation de l’Espagne et de l’Amérique hispanique contemporaines (XVIII-XX° siècles) pour l’épreuve écrite de commentaire à l’ENS d’Ulm et l’ENS de Lyon (Commentaire en 6h de plusieurs documents) – Etude de la presse, actualité, culture hispanique et hispano-américaine, civilisation et littérature pour les épreuves orales des ENS Lyon et Ulm (Cours de Mme Corbacho) – Langue et traduction pour l’épreuve écrite de l’ENS Saclay (version + essai sur la presse en 3 h – Cours de Mme Dudreuil)
Le cours de LVB (LV2)(2h / semaine) a pour objectif principal la préparation aux oraux des concours d’entrée aux ENS.- Etude de la presse, actualité, culture hispanique et hispano-américaine, civilisation et littérature. (Cours de M. Comella en hypokhâgne – Cours de madame Corbacho en khâgne)
Afin de pouvoir, dès les premières semaines de cours, approfondir les connaissances et enrichir la langue sans perdre de temps sur des apprentissages déjà faits dans les classes de collège et lycée, nous vous demandons de réviser impérativement avant la rentrée : -Les conjugaisons -Les structures grammaticales et difficultés syntaxiques propres au castillan -Le lexique vu dans le secondaire
Pour aborder sereinement la prochaine année scolaire, nous vous recommandons également de vous familiariser avec la presse hispanophone afin de vous entraîner à la compréhension d’un texte en langue espagnole mais aussi pour compléter vos connaissances de la culture et de l’actualité hispaniques et hispano-américaines. Quelques sites d’information en accès libre sur internet pour lire et s’informer cet été et toute l’année.:
Afin de mieux vous préparer au travail qui vous sera demandé en hypokhâgne, il vous est vivement recommandé de lire un ouvrage de civilisation espagnole et hispano-américaine tel que : – Carole Poux, Claire Anzemberger, Espagnol – Précis de civilisation espagnole et ibéro-américaine du Xxème siècle à nos jours, 2ème édition, Ellipses, 2021 Si vous n’en disposez pas encore à la maison, nous vous recommandons d’acheter : – Pierre Gerboin, Christine Leroy, Précis de grammaire espagnole, Hachette éducation (plusieurs rééditions). – Un dictionnaire bilingue pour mieux appréhender les textes à la maison (Le Larousse bilingue espagnol-français convient tout à fait.
Les étudiants très motivés et d’un très bon niveau d’espagnol pourront, s’ils le souhaitent, permuter leur langue B en langue A afin d’augmenter leurs chances de réussite aux différents concours présentés à la fin de la khâgne, avec l’accord préalable des professeurs d’anglais et d’espagnol. Le groupe de Langue A espagnol étant d’un effectif réduit (moins de 20 élèves), les progrès et l’aide personnalisée au travail sont facilités. Attention : votre choix devra être annoncé dès la rentrée. Il va de soi que vous devrez faire les lectures et le travail cet été en fonction de ce choix.
Travail obligatoire pour la rentrée (LVA seulement) (en vue d’une évaluation dès les premiers jours de septembre) :
Maîtriser le présent de l’indicatif et du subjonctif. Maîtriserles temps du passé de l’indicatif ( prétérit + imparfait) ainsi que le subjonctif imparfait. Lire les articles en pièce jointe
EL PAÍS – 11 JUN 2024 -Yásnaya Elena A. Gil – ¿Defender la democracia o defender las instituciones democráticas? Ju’ejx
Tal vez el problema viene desde la construcción misma del Estado Mexicano, quienes construyeron el andamiaje que lo sostiene pertenecían a una élite cerrada que entendía de qué iba aquello de construir una República, técnicamente hablando. Con esto no quiero demeritar la movilización popular detrás de la Independencia, pero es verdad que, una vez logrados los objetivos, la mayoría de la población, mayoría indígena durante gran parte del siglo XIX, no participó de la construcción de la arquitectura del Estado naciente. Ni la población afrodescendiente, ni la mayoría de las mujeres ni mucho menos la población empobrecida se sentaron a discutir y a diseñar el funcionamiento de la República, aquello fue tarea de ilustrados y de contadas excepciones como la del zapoteco Benito Juárez que, lejos de responder a la lógica comunalista de su contexto de origen, se convirtió en algo así como el mayor defensor de las ideas liberales para la consolidación del Estado, en muchos casos jugando abiertamente en contra de los intereses de los pueblos indígenas. El andamiaje institucional ha sido históricamente diseñado por grupos de élite que resguardan una especie de conocimiento iniciático. Por lo que podemos ver de los resultados de la pasada elección del 2 de junio, el llamado de la oposición a defender la democracia no tuvo mayor eco en las casillas. Aquí es cuando conviene distinguir entre “defender la democracia” y “defender las instituciones democráticas”, este último es un sistema institucional de contrapesos y de controles para mantener un equilibrio de poder, sistema que se fue configurando con la llamada transición en cuanto la aplastante hegemonía del PRI como partido de Estado se fue resquebrajando, el Instituto Nacional Electoral (antes IFE) es el organismo estrella de este sistema. ¿Por qué si costó tanto crear este sistema de instituciones para el funcionamiento democrático, la mayoría de la población no salió a votar por la opción que dice defenderlo? Porque una vez más sucedió lo mismo, el movimiento popular que resquebrajó la hegemonía del PRI y que luchó por la democracia fue excluida del diseño técnico de aquellas instituciones cuyo funcionamiento nunca se popularizó realmente, por más que digan que se creó un instituto electoral con liderazgo ciudadano, es verdad que la ciudadanía que participó en su creación y funcionamiento pertenece a una élite que tiene un conocimiento iniciático. El INE ha fallado terriblemente en la educación cívica, en convertir un conocimiento iniciático y elitista en conocimiento popular. ¿Cómo explicar el entusiasmo que hay por la propuesta de López Obrador para que los ministros y las ministras de la Suprema Corte sean elegidos mediante voto popular? Para la defensa de la democracia popular, que la población elija a los jueces es totalmente democrático y quienes defienden lo contrario no han sabido explicar sin tecnicismos su punto, no han sabido popularizar sus términos ni sus argumentos. Por otro lado, la defensa de la democracia va más allá de la defensa de las instituciones democráticas y creo que justamente eso es lo que no ha entendido la oposición. Por eso se sorprenden tanto de que el movimiento de defensa del INE no se haya hecho masivo y popular. ¿Cómo poneros masivamente a rizar el rizo y discutir “los frenos y contrapesos a las facultades del poder ejecutivo” cuando la desigualdad social es tan radical? Defender la democracia es algo que se ha hecho masiva y popularmente a lo largo de la historia del país; por el contrario, poder participar e incidir en el diseño de las instituciones democráticas y del sistema de frenos y contrapesos necesita de ciertas condiciones materiales y de justicia social que no se ha garantizado para la mayoría de la población mexicana. Para muchos movimientos populares, instituciones como el INE han incluso traicionado la lucha por la democracia y es por eso que la defensa de este instituto en los términos en los que lo plantea la oposición no son nada populares, para estos movimientos estas instituciones necesitan profundas reformas. Parece haber un divorcio y un contraste rotundo entre la defensa de la democracia y la defensa de las actuales instituciones democráticas. De pronto, para la gran mayoría de la población parece resultar claro que la tarea más urgente para defender la democracia es el combate frontal a la pobreza y a la desigualdad social; claramente una sociedad más justa y más equitativa podrá participar también en igualdad de condiciones en una de las muchas dimensiones de la democracia: el diseño y funcionamiento de las instituciones democráticas. No puede haber democracia sin justicia social y la mayoría de los votantes cree y siente que esta justicia social está llegando de la mano de la Cuarta Transformación, en esta lógica, la mejor manera de defender la democracia es votar masivamente por Morena. Ambos lados, simpatizantes de Morena y de la oposición, consideran que están defendiendo la democracia y no se entienden en absoluto, ambos lados se acusan de estar dinamitándola. Sin bienestar y equidad social no puede haber democracia, es verdad, pero desde los movimientos alternativos en resistencia a los megaproyectos, desde la defensa del territorio, desde las personas buscadoras de desaparecidos y colectivos preocupados por el poder que se le está confiriendo a las fuerzas armadas en este sexenio hay evidencias de que Morena no es la respuesta, ni tampoco lo es la oposición. Otras maneras son posibles, pero de eso hablaré en otra ocasión. Hoy México no solo está listo, sino que será gobernado por su primera mujer presidenta. Quedó demostrado que mientras más mujeres participamos en política, la agenda pública se transforma e incluye temas que los hombres no habían considerado
07 JUN 2024 – NADINE GASMAN ZYLBERMANN – Con Claudia Sheinbaum llegamos todas
¿México está listo para una mujer Presidenta? A lo largo de 200 años de nuestra historia democrática (1824-2024) este cuestionamiento tuvo dos claros propósitos. El primero, reforzar la narrativa de la cultura machista dominante en nuestra sociedad y que no elegiríamos una mujer para tomar decisiones, porque se asumía que la política y los espacios de poder no eran para nosotras. El segundo era precisamente mantener el mito de que no había mexicanas capaces de tomar decisiones en un país tan complejo como el nuestro, porque se nos consideraba frágiles de carácter y demasiado emocionales. Hoy México no solo está listo, sino que será gobernado por su primera mujer presidenta. Fue un camino lleno de obstáculos y resistencias, pero al ser la igualdad entre mujeres y hombres una de las metas prioritarias de este gobierno de la Cuarta Transformación, el trayecto se redujo y fue posible el sueño de tantas mujeres que lucharon por conquistar nuestro derecho a votar y ser votadas. Por eso era imposible pensar en el segundo piso de la transformación de nuestra vida pública sin una mujer al frente. Porque en este gobierno apostamos por una auténtica revolución de las conciencias, por una profunda transformación social y cultural donde las mujeres estén en el centro de las prioridades. Por eso, como nunca hubo mujeres protagonistas desde un gabinete paritario y al frente de secretarías del poder Ejecutivo federal. Lo mismo desde el Congreso de la Unión, donde incluso se superó el 50% de representación de senadoras y diputadas. Igualmente tuvimos primeras presidentas del Banco de México, la Suprema Corte de Justicia de la Nación, el Instituto Nacional Electoral, el Tribunal Electoral, entre otros espacios conquistados. Quedó demostrado que mientras más mujeres participamos en política, la agenda pública se transforma e incluye temas que los hombres no habían considerado. Así se construyó la ley para la igualdad entre mujeres y hombres, la ley de acceso a una vida libre de violencia, la reforma constitucional para la paridad en todo e instrumentos jurídicos como la tipificación del feminicidio como delito grave, la 3 de 3 contra personas agresoras y deudores alimentarios. El principio de paridad política se elevó a rango constitucional, se ratificó el convenio 189 de la Organización Internacional del Trabajo (OIT) sobre las personas trabajadoras del hogar y el 190 sobre el trabajo libre de violencia y acoso. Principalmente, el tema de los cuidados se colocó en el interés nacional al grado que fue una bandera de las tres candidaturas presidenciales y esta semana se discute en la OIT la inclusión de la economía del cuidado en el marco del trabajo digno. En el mismo sentido, hoy participan en la economía formal 3.5 millones de mujeres más que antes de la pandemia, se redujo en 3.3 puntos porcentuales la brecha salarial entre mujeres y hombres, el 58% de las personas beneficiarias de los programas sociales son mujeres y redujimos 36% la tasa de fecundidad en adolescentes. Todos estos temas forman parte de una amplia agenda feminista que no sería posible sin la participación de las mujeres y sin el compromiso del presidente Andrés Manuel López Obrador, quien siempre ha sido un aliado de las causas de las mujeres. Por todo esto me llena de orgullo felicitar a la doctora Claudia Sheinbaum Pardo, quien después de 65 presidentes, será la primera mujer en ocupar el máximo cargo de representación de nuestra nación. Y lo más importante: es una mujer de izquierda, sensible a las necesidades del pueblo, cercana a los movimientos sociales, con alta formación académica y que demostró saber gobernar en la Ciudad de México. Orgullo porque dimos este paso antes que democracias en apariencia más avanzadas, como la estadounidense, y porque ahora son ocho las mujeres latinoamericanas que han alcanzado este cargo. Felicidades, compañera presidenta. Confiamos en que harás un excelente trabajo para consolidar el segundo piso de la transformación, donde las mujeres estarán al centro como agentes de cambio, reconstruyendo la paz y el tejido social desde el territorio y como líderes impulsando la economía nacional. Somos fruto de nuestras abuelas, de nuestras madres. Y vamos a ser ejemplo para nuestras hijas y nuestras nietas. Con Claudia llegamos todas, porque ahora sabemos que sí podemos lograrlo.
Nadine Gasman Zylbermann es la presidenta del Instituto Nacional de las Mujeres.
El ciclón Otis exacerbó la vulnerabilidad de las comunidades rurales de la costa de Guerrero, afectadas también por los sismos y las sequías. Las mujeres y las niñas son las más perjudicadas por los efectos del cambio climático
EL PAÍS – Apalani (México) – 16 JUN 2024 – ANDREA J. ARRATIBEL – Hasta siete horas diarias para recolectar agua: la resistencia de las campesinas de Acapulco
En la región agraria de Acapulco, una postal habitual estampa sus paisajes. Por las empinadas colinas que atraviesan los poblados, desde la primera luz del día hasta que el sol se pone, figuras femeninas de todas las edades bajan cargadas con pesados baldes en sus cabezas. En estas comunidades marginadas, construidas sobre los cerros, las mujeres dedican todo su tiempo a trabajar: recogen leña para el fuego, mantienen las milpas, atienden las tareas domésticas y a sus criaturas y preparan las tortillas que saldrán a vender por los caminos. Pero, quizás, a lo que más tiempo dedican es a recolectar agua para sus familias. “Nos levantamos bien tempranito. Acá nunca acaban los quehaceres”, dice Eveliana Romero, de 53 años, madre de nueve hijos y abuela de más de una decena de chiquillos. “Todos los días hay que ir del arroyo a la casa para traer el agüita en varios viajes”, relata la campesina de Apalani, localidad de unos mil habitantes en la Costa Grande de Guerrero. Como ella, la mayoría de mujeres de esta región rural dedica hasta siete horas diarias para acarrear agua de los pozos comunitarios a sus hogares. Las más afortunadas cuentan con un burro, bestias de carga a los que las campesinas guían cuesta arriba y cuesta abajo, que llevan a modo de ánforas los bidones a cada costado de su lomo. “Pero yo no tengo uno. Por eso voy bien tempranito por ella”, dice Romero, que lleva haciendo la misma tarea desde que tiene memoria. “Siempre hubo mucho trabajo. Pero más desde que llegó la sequía y la tormenta nos dejó sin techos, sin cosecha. Con miedo”. Apalani, donde nació Romero y de donde nunca salió, fue uno de los poblados del centro agrario de Acapulco que el 25 de octubre de 2023 azotó Otis, la tormenta tropical que marcó un punto de inflexión en la historia del Estado de Guerrero y en las ciencias meteorológicas. “Empezó a las 10 y no terminó hasta de madrugada. Aquella noche se fue el mundo, parecía que iba a desaparecer, zumbaba muy feo. Las láminas saltaron del tejado a la carretera, los trastes volaban. El viento se llevó los pajaritos, mató a los marranos. Por suerte, no hubo muertos. Pero ese susto no se quita”, confiesa la mujer. Han pasado más de ocho meses desde que el ciclón arrasó la costa guerrerense y las comunidades van a necesitar años para recuperarse de lo que la tempestad destrozó en una sola hora. En la zona rural, se desbordó el río Papagayo, sobre el que se asientan tantos poblados. Sus aguas desbocadas inundaron parcelas y echaron a perder las cosechas. Se estima que el paso de la tormenta arrasó hasta el 80% del sector agrícola: cultivos de limones, jamaica, ajonjolí, las plantaciones de subsistencia. “Mi esposo tiene su milpita, pero Otis se lo tiró todo”, lamenta Romero, mientras prepara la comida del día. “Cuando hay suerte, compramos un pollo, huevo, aceite, carnita de res… Pero la mayoría de días, almorzamos tortilla con manteca de chuchi (cerdo) que le echamos al comalito”. Las pérdidas materiales del desastre se vieron amplificadas por la escasez que vive la zona. “El paso del ciclón exacerbó la vulnerabilidad en la que ya se encontraban estas comunidades”, explica Isadora Hastings, una de las fundadoras de Cooperación Comunitaria, organización que trabaja con comunidades rurales en la reconstrucción de hogares. “Llevamos a cabo procesos de reconstrucción integral y participativa de la vivienda tradicional, producción agrícola y restauración ambiental para disminuir la vulnerabilidad de la población y de los ecosistemas”, detalla la arquitecta. Sequía e inseguridad alimentaria La falta de lluvias que resquebraja la tierra es otro problema en el Acapulco rural. La sequía de 2023 y de este año, junto a la falta de semillas, preludian la inseguridad alimentaria. Si bien las autoridades federales destinaron fondos a los damnificados por Otis a través del Programa de Bienestar, dicen que no les alcanza. “Quienes nos ayudan son las organizaciones”, asegura Romero bajo el techo de su casa a medio reparar. “El Gobierno dio dinero directamente a la gente, pero sin considerar la asesoría técnica”, señala Hastings. Según explica la arquitecta, cuando al reconstruir no se tienen en cuenta las necesidades locales, “se compra material industrializado, que es más caro”, señala. “Esto impacta mucho en la calidad de vida. Pierden habitabilidad porque se reduce el espacio y empeoran los efectos de la temperatura. También van perdiendo su cultura constructiva, sus saberes tan valiosos sobre el procesamiento de los bienes naturales en materiales”, afirma. El equipo de Cooperación Comunitaria llegó a estas comunidades mucho antes que azotara Otis. Desde hace diez años trabajan en la región de la montaña. En Cacahuatepec, el municipio cabecera del núcleo agrario de Acapulco, “se han hecho mapeos de riesgos con ocho comunidades para identificar las vulnerabilidades de las poblaciones y trabajar sobre las causas y no solo sobre los daños de Otis”, cuenta Hastings. Guerrero ocupa el segundo lugar en sismicidad a nivel nacional. Está afectada por la inseguridad y la violencia debida a la penetración del crimen organizado y los conflictos comunitarios, además de la falta de infraestructura y programas públicos. “La política pública ha marginado a esta parte de la población. Las comunidades no cuentan con acceso a salud ni medicinas ni profesionales”, lamenta la arquitecta. Tampoco tienen sistemas sanitarios adecuados. “La gente hace sus necesidades detrás de la casa, al aire libre”, revela mientras a su alrededor pululan los puercos libres como perros callejeros, lo que se puede convertir en una fuente de enfermedades. El mayor golpe de Otis a las mujeres Además, “el acceso al agua es malo e inequitativo, y la calidad es nefasta”, enumera Hastings. Su equipo se enfoca en las necesidades de las mujeres, con quienes trabajan en diseñar mapas del terreno para detectar arroyos, fuentes y pozos y crear estrategias integrales de saneamiento doméstico y comunitario para mejorar sus espacios. “Cuando suceden eventos como Otis, se visibiliza cómo las afectaciones impactan más en las mujeres y niñas”, dice Blanca Meza, responsable de Adaptación y Coordinación de Reducción de Riesgos sobre Desastres en Oxfam México, otra de las ONGs que se instalaron en la zona tras el paso del ciclón. Como destaca la cooperante, “son comunidades que dependen completamente de los bienes naturales para sobrevivir”. Necesitan su milpa para comer, la leña para los fogones y el agua para todo. Pero esos recursos están amenazados por el cambio climático que ya transforma los ecosistemas de México y que también afecta más a las mujeres. “Ellas sufren más los problemas derivados del agua en mal estado o por las condiciones en las que trabajan”, matiza Meza. En la franja baja de Apalani se encuentra el lavadero donde las mujeres recolectan el agua y lavan. Un refugio ante el sofocante calor, donde el murmullo del agua que brota del arroyo se mezcla con las conversaciones de las mujeres que frotan con ahínco el jabón con la ropa en las pilas y con las carcajadas de las niñas que las acompañan. “Nos gusta mucho este lugar porque siempre está fresco. Lo malo es que se enloda por la basura, los plásticos se acumulan y a veces huele muy mal por el agua contaminada”, cuenta una de las mujeres. El equipo de Cooperación Comunitaria ha identificado otro problema: mientras sus esposos se bañan en casa con el agua que ellas llevan a los hogares, las mujeres suelen hacerlo en el lavadero. Allí se asean con la ropa puesta por temor a que algún hombre las vea desnuda, lo que se convierte en otro foco de posibles infecciones y en un reflejo de la desigualdad de género. En el tiempo que la cooperante de Oxfam lleva trabajando en la zona, su equipo ha constatado que parte de esta inequidad se debe a la temprana edad a la que las mujeres son madres. “Chicas de veintitantos que ya tienen muchos hijos, que dejan de estudiar para encargarse de la familia, para llevar a cabo las tareas comunitarias que no se les reconoce como trabajo; las niñas abandonan la escuela para ayudarlas…”, relata. “En esta región, hay muchas mujeres de 25 años que no saben escribir más que su nombre, con un acceso muy limitado a la información”, continúa. Y eso perjudica a las campesinas que no tienen acceso igualitario a la tierra ni voz en la comunidad. ”Los ejidatarios toman las decisiones y las necesidades de las mujeres quedan fuera”, añade la funcionaria de Oxfam. Sin embargo, ellas son “quienes sacan a la comunidad adelante, unas tremendas guerreras”, destaca Hastings al referirse a las mujeres y niñas campesinas de Acapulco. Las que cada día suben y bajan las cuestas cargadas con bidones de agua en la cabeza y traen la leña a los hogares, las que no poseen propiedades terrenales aunque son quienes las cuidan y administran: ellas son la verdadera resistencia de la región.
L’option musique de la classe de Lettres supérieures du lycée Saint-Sernin comprend un enseignement de six heures par semaine.
En première année, il s’organise autour de deux grands domaines d’études principaux, chacun divisé en deux composantes : – Les champs historiques et socio-économiques : Histoire de la musique, esthétique et culture musicale générale, Musique et société. – Les champs analytiques et pratiques : L’œuvre et son langage ; L’œuvre, sa réalisation et son interprétation.
En deuxième année est dispensée une préparation plus spécifique au concours, principalement autour des deux questions définies par les ENS, à la fois pour les épreuves écrites (dissertation analytique) et orales (écriture musicale et interprétation).