Comment le genre construit le sexe.
Maris Pachoud
Le genre, qu’est ce que c’est ?
Un concept construit par la sociologie pour penser les différences faites entre filles et garçons. Définition du genre : Bereni, Jaunait, Chauvin, Revillard, dans le manuel de référence Introduction aux études sur le genre : le genre est « un système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin/féminin) ». On peut donc résumer le genre par deux dimensions : séparation et hiérarchisation
Ici on va se concentrer seulement sur la bicatégorisation – il y a tellement à dire sur la hiérarchisation (on donne plus de valeur au masculin, les hommes sont mieux payés…) qu’il faudrait prévoir un cycle de conférences à lui seul.
L’importance de la bi-catégorisation
La bi-catégorisation, qu’est ce que c’est ? Le fait qu’on va tout distribuer – les individus, les normes, les codes de conduite, les comportements attendus, les jeux, les couleurs – en deux catégories, masculin / féminin. Trois exemples :
– On a toujours envie de classer quelqu’un soit dans le masculin soit dans le féminin : on veut savoir, on est mal à l’aise, curieux quand on n’arrive pas à catégoriser une personne comme étant une fille ou un garçon (ce qui est dans les faits très rare) alors que par exemple on ne se pose pas la question de la taille des pieds de son interlocuteur ou de la couleur de ses yeux. Pour reprendre les termes de la philosophe Judith Butler : on n’accepte pas qu’il y ait du trouble dans le genre. Le fait qu’on associe immédiatement un genre à une personne, et qu’on ait besoin de le faire, montre toute l’importance du genre dans la construction de notre identité (contrairement par exemple à la couleur de nos yeux).
– Nous même on se genre sans cesse dans l’une ou l’autre des catégories : on choisit des attributs (des coupes de cheveux, des vêtements…) qui permettent à nos interlocuteurs de nous genrer, de nous situer dans la bi-catégorisation dès le premier regard. Pour reprendre encore Butler, tous les jours, on performe notre genre.
– Dans notre langage, on bi-catégorise continuellement : il faut choisir entre « il » ou « elle », jusqu’à présent (mais c’est en train d’émerger) il n’y a pas de réelle alternative. Du coup quand on parle de quelqu’un on est obligé de classer cette personne dans la bi-catégorisation.
Par rapport à la bi-catégorisation, le concept de genre a évolué.
Au départ, quand le terme de genre a émergé en sociologie dans les années 1970, on ne questionnait pas cette bi-catégorisation (c’est bien expliqué, par exemple, dans la manuel cité plus haut). On partait de l’idée qu’il y avait des filles et des garçons, deux catégories naturelles ; et on montrait que ces deux groupes recevaient une éducation différente, à même de créer chez eux des comportements différents, des goûts différents (pour caricaturer : goût pour les films d’action VS les comédies romantiques ; goût pour le bleu VS pour le rose ; goût pour le sport VS goût pour le bavardage…). Le genre était un concept pour penser la socialisation différenciée, une éducation différente. On était donc dans un raisonnement de type : sexe genre : naturel social : naturellement il y aurait deux sexes différents, les garçons et les filles, et sur cette base naturellement différente on viendrait créer des comportements différents, par une éducation différente. C’est ce qu’on appelle le premier âge des études de genre. On emploie alors genre au pluriel : il y a plusieurs genres, le genre féminin, le genre masculin.
Et puis petit à petit, en sociologie on est allé plus loin dans la déconstruction – on aime bien déconstruire ! – , on est venu questionner la division même entre filles et garçons – la bi-catégorisation. Doit-on vraiment la prendre comme donnée ? Est-ce qu’il a d’abord une séparation entre le féminin et la masculin et ensuite du genre, ou est-ce que le genre n’aurait pas un rôle à jouer dans cette bipartition même ?
A alors émergé l’idée selon laquelle on n’a pas simplement un mouvement sexe genre, mais aussi un mouvement genre sexe : on s’est dit que le genre construit le sexe, le social influe sur le naturel. C’est le deuxième âge des études de genre.
Mais qu’est ce que cela veut dire, que le genre construit le sexe ?
Cela ne veut pas dire qu’en sociologie on nie une certaine réalité de corps différents. Il y a dans l’immense majorité – la quasi totalité – des cas des corps différents, la différence la plus visible se situant bien évidemment au niveau des organes génitaux externes et des différenciations sexuelles secondaires (poitrine…) comme vous le voyez très bien en SVT. En SES on ne dit pas que la SVT se trompe ! On ne nie pas une différence biologique. Quand on dit que le genre construit le sexe, c’est en fait du à deux mécanismes :
Ce qu’on dit en sociologie, c’est d’une part que ces différences physiques sexuées s’inscrivent dans tout un éventail de différences, et qu’on leur donne un statut particulier. Le genre crée le sexe signifie que le genre distingue le sexe comme une différence physique importante et significative ; le genre donne une importance sociale à une variation physique parmi d’autres. Parmi tout un ensemble de différences physiques, certaines sont dotées d’une importance sociale : on les perçoit comme significatives, comme étant un socle de notre identité, et elles vont avoir un effet déterminant sur notre trajectoire. C’est le cas du genre, qui fait de notre sexe un élément déterminant dans notre identité et notre trajectoire. Ce faisant, on vient donner une signification sociale particulière à un fait physique, on lui donne une importance particulière. Donc dans ce premier sens, quand on dit que le genre crée le sexe, cela signifie que parmi tout un éventail de différences physiques, le genre distingue le sexe comme un élément d’importance.
D’autre part le genre crée le sexe parce que le genre va déterminer la manière dont on perçoit le sexe, dont on perçoit la dimension biologique du sexe par un prisme strictement binaire. Deux manières de le montrer :
– On va toujours insister sur les différences corporelles entre les sexes. Exemple des hormones, Ilana Löwy dans L’emprise du genre (historienne des sciences, rattachée à l’Inserm, donc un institut médical) : on va toujours insister sur les différences entre ce qu’on appelle les hormones féminines (oestrogènes, progesterone) et hormones masculines (testostérone), alors que :
– dans la réalité biologique ce n’est pas aussi catégorique dans le sens où hommes comme femmes ont de la testostérone comme des oestrogènes, à des degrés différents ; et jusqu’aux années 1930 les chercheurs en biologie insistaient sur leur structure chimique très proche. Löwy souligne donc qu’on pourrait penser les hormones sur le modèle du continuum plutôt que de la binarité. Mais nos représentations sont aujourd’hui marquées par la binarité, comme le montre le fait qu’on parle d’hormones féminines et masculines. Ce faisant, dit Löwy, on « force » les modèles biologiques pour les faire correspondre à nos représentations sociales en créant une binarité hormone féminine / hormone masculine qui n’est pas aussi stricte dans la nature. La réalité biologique est plus complexe, mais on a cette norme de genre, masculin / féminin, et on vient appliquer cette norme pour penser, décrire le biologique. C’est ainsi bien le genre qui détermine le sexe, qui détermine notre vision du sexe comme étant strictement binaire.
– Löwy nous interroge aussi : quelles autres hormones on connaît ? Peu, alors que plein d’hormones jouent un rôle important dans nos vies aussi ! Par exemple l’histamine, en lien avec les allergies. Pour Löwy, on donne de l’importance aux hormones sexuelles parce qu’elles renforcent notre modèle binaire, c’est pour ça que ce sont des hormones que l’on connaît, et cela montre l’importance de la binarité genrée dans notre vision du monde.
– On voit également que le genre nous amène à penser strictement le sexe sous le modèle de la binarité dans le sens où on a du mal à accepter quand certains traits physiques sont non-déterminés :
– exemple des enfants intersexes, dont l’organe génital est indéterminé à la naissance : on opère les enfants pour les faire correspondre à un sexe. C’est un exemple idéal typique du genre qui crée le sexe : du fait de nos normes de genre binaire, on intervient chirurgicalement sur le sexe ;
– Caster Semenya : double championne olympique, triple championne du monde du 800m. Hyperandrogénie. Elle a un génotype XY : elle est génétiquement homme, mais ses attributs sexuels sont féminins. On voit qu’il n’y a pas forcément de concordance à différents niveaux, la détermination du sexe est parfois compliquée, ce qui nous montre bien d’ailleurs que le strict modèle binaire ne permet pas de comprendre l’éventail des possibilités biologiques parce que le sexe d’une personne se détermine à différents niveaux. Ce qui nous intéresse ici c’est le positionnement des comités sportifs à son égard : ils ne savent pas quoi faire, on ne sait pas quoi faire avec ce qui sort de notre strict modèle de la binarité. En 2010, on lui propose de courir en handisport : comme si c’était un handicap de ne pas correspondre à la bi-catégorisation
Synthèse de l’analyse
Ainsi, le genre impose une binarité qui n’est parfois pas aussi simple dans la réalité et on a du mal à comprendre / à accepter les déviations par rapport à la binarité. La binarité est en fait une norme sociale qu’on applique strictement à une réalité biologique un peu plus complexe. Donc quand on dit que le genre crée le sexe en sociologie, on ne nie pas une réalité physique différente, mais on dit que la bi-catégorisation systématique, importante et stéréotypée est sociale. On perçoit le monde à travers un prisme genré : on a en nous des normes de genre par lesquelles on perçoit le monde, des lunettes binaires qui fait qu’on caractérise sans cesse entre masculin et féminin. On raisonne comme une signalétique de toilettes, en catégorisant tout le monde en masculin ou en féminin !
Utiliser le genre au singulier
On reprend la définition donnée au début, différenciation et hiérarchisation : le genre, c’est un rapport de pouvoir qui donne une importance majeure au sexe dans la détermination de nos positions sociales et réduit tout à une double alternative stéréotypée masculin / féminin, qui est aussi une hiérarchisation.
Le genre n’est plus alors une simple éducation différente des hommes et des femmes, mais le principe même d’organisation en deux groupes masculin et féminin. Le genre devient alors un rapport diviseur : on emploie alors le concept de genre au singulier.
Cette réduction en deux catégories vient limiter nos possibles. Quelle traduction politique de cette conclusion ? Ouvrir les possibles, voir des individus avant de voir des hommes ou des femmes permet de ne pas assigner les individus à une identité et à une trajectoire. Cela reviendrait à changer la signalétique de toilettes binaire qui gouverne notre esprit.
Pour aller plus loin
On peut faire un parallèle avec le racisme : dans la continuité des analyses menées ici, on pourrait dire que le racisme crée la couleur de peau. En effet, comme le sexe, la couleur de peau n’est qu’un trait physique parmi d’autres, comme aussi la couleur des yeux, la taille des pieds… mais le racisme fait de la couleur de peau une différence importante, on s’en sert pour catégoriser les individus, on y associe des stéréotypes, il y a une influence déterminante sur la trajectoire des individus. Et on a là encore une bi-catégorisation, entre ceux qui sont discriminés de par leur couleur de peau et ceux qui ne le sont pas : une binarité que la sociologie approche par les concepts de « blanc » et de « non blanc » – une autre bi-catégorisation sur laquelle, comme pour le genre, vont se construire de nombreuses inégalités.
Bibliographie
Bereni, Chauvin, Jaunait, Revillard, 2012, Introduction aux études sur le genre, De Boeck
Butler J., 2005 (1990), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte
Löwy I., 2006, L’emprise du genre. Masculinité, féminité, inégalité