La juste guerre (1) Laurent Cournarie 6-1-22.

La juste guerre


Laurent Cournarie


Conférence en remplacement de la Midi-Conférence de G. Kenny : »William Shakespeare, génie ou imposteur », initialement prévue et reportée à une date ultérieure.

Podcast : https://soundcloud.com/user-991517211/la-juste-guerre-laurent-cournarie-060122

Serions-nous encore prêts à mourir pour un drapeau, national ou européen ? Sans doute pas, et pas seulement parce que la conscription est révolue. On s’en féliciterait surtout, l’expérience historique des conflits modernes et la réflexion nous ayant enseigné qu’aucune cause ne justifie le prix des sacrifices d’une guerre. Aussi avons-nous du mal à entendre seulement les vers de Charles Péguy dans son poème Eve (1913) :

« Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre ! 
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés ! ».

La construction de l’Europe a heureusement préservé la paix sur le vieux continent qui a le plus connu la guerre et l’a peut-être le plus exportée sur les autres. La paix étant la condition de la jouissance de tous les biens, ce serait encore cautionner la guerre que de la qualifier de juste. L’expression de « juste guerre » est nettement oxymorique, ce qui suffit pour y renoncer. Trop de désastres nous ont prévenu contre l’attrait mortifère de la mystique de la guerre qu’elle exprime encore. La doctrine de la juste guerre est morte dans les tranchées. Le slogan « Plus jamais la guerre », « Nie wieder Krieg », mieux le « Plus jamais ça »  l’ont enterrée — car “ça” ne mérite même pas le nom de guerre et, a fortiori, de juste guerre.
Pourtant, plusieurs considérations justifient qu’on s’intéresse encore à cette doctrine. Une raison historique d’abord, car même si elle a été abandonnée, elle aura été la longue tradition du droit des gens. Ensuite, si la politique n’a pas seulement le visage de l’amitié civique mais consiste aussi à savoir discerner l’ami de l’ennemi. La guerre constitue peut-être l’horizon indépassable de la politique, et alors il n’est pas inutile de se demander ce qui ce qui pourrait la justifier à défaut de la rendre juste.
Tout repose sur une idée : la guerre est un fait humain (pas de guerre dans la nature). Cette idée entraîne deux questions.
1) Le fait humain de la guerre est-il universel ? La guerre a toujours eu lieu dans le passé comme le moyen ordinaire des puissances pour régler leurs différends. Mais l’universalité passée de la guerre impose-t-elle sa nécessité à toute l’histoire à venir ? Une histoire sans guerre est-elle possible ? Comme l’a chanté et rêvé un compatriote de Shakespeare : “Imagine all the people Livin’ life in peace…” Mais le progrès d’un droit « cosmomolitique » ne pourrait-il pas supprimer la guerre et constituer le seul idéal politique universel, rendant définitivement caduque toute théorie de la juste guerre ?
Ici, on est bien obligé de reconnaître deux choses. D’une part, la guerre n’a pas déserté notre monde. Par exemple le « piège de Thucydide »[1] est peut-être en train de se nouer dangereusement entre la Chine et les Etats-Unis. D’autre part même si la guerre est (jugée) immorale, parce qu’elle est un mal, voire le mal radical par sa puissance de destruction et de désolation, aucun article d’aucune déclaration ne la déclare illégale.
2) Si la guerre est un fait humain, elle n’a rien de strictement nécessaire. Or cette contingence est ce qui rend la guerre évaluable moralement. Quelle évaluation morale la guerre est-elle susceptible de recevoir ?
Les deux questions conduisent à un problème qu’on peut formuler sous la forme d’un paradoxe : si la guerre est immorale, toute guerre est-elle illégitime ? 
On se propose de traiter ce problème en trois temps : situer rapidement la juste guerre par rapport à deux autres positions rivales, le réalisme et le pacifisme ; préciser la doctrine classique de la juste guerre ; envisager comment elle pourrait être reformulée aujourd’hui dans le cadre d’un monde cosmopolitique. 

1/ Réalisme, pacifisme, juste guerre

Considérons qu’il y a face à la guerre et à la question de son évaluation morale, trois positions : le réalisme, le pacifisme, la juste guerre.
Le réalisme n’est pas un bellicisme, mais il est un amoralisme. Il privilégie une approche pragmatique des relations internationales. La reconnaissance de l’universalité historique de la guerre fonde l’attitude réaliste : les faits sont là. Il y a toujours eu la guerre, donc il y en aura toujours, et penser autrement c’est méconnaître à la fois l’anthropologie et la politique. La guerre ne pourra cesser qu’avec la fin de l’histoire, donc elle ne cessera pas — à moins qu’une ultime guerre thermonucléaire ne mette fin à l’histoire, pourrait objecter le pacifiste. Pour le réalisme, les relations internationales sont des rapports de forces entre les puissances :  chaque Etat tend à étendre sa puissance, à défendre ses intérêts, à améliorer l’accès aux ressources vitales, ce qui produit nécessairement des relations conflictuelles. En l’absence d’un Etat mondial, et pour préserver la paix, il faut assurer la balance des puissances. Le réalisme se rallie alors à l’adage latin : si vis pacem, para bellum.
Le pacifisme, à l’opposé du réalisme, est une position morale sur la guerre. La guerre y est intrinsèquement un mal et donc toutes les guerres sont mauvaises, aucune n’est ni justifiée ni juste. Le pacifisme trouve, pour nous historiquement ses premières racines dans l’éthique judéo-chrétienne : la guerre est l’image même du mal, c’est-à-dire la conséquence du péché ; la guerre contredit l’interdit du meurtre et l’enseignement du Christ : « Ne vous opposez pas au mal », « aimez vos ennemis » (Mt 5.44) et des apôtres : « Soyez en paix avec tous », (Rm, 12.18) : « Sois vainqueur du mal par le bien » (Rm 12.21). 
Le pacifisme peut aussi s’autoriser des trois types d’éthique normative qu’on s’est habitué à distinguer en philosophie contemporaine : le conséquentialisme, le déontologisme et l’éthique des vertus. Pour le conséquentialiste, les coûts d’une guerre (la somme de maux humains et matériels) sont toujours supérieurs aux bénéfices ; pour le déontologiste, l’intention de la guerre ne peut jamais être universalisée sans violer une obligation fondamentale (ne pas tuer) ; pour l’éthicien des vertus, la guerre empêche le perfectionnisme — comment la guerre pourrait-elle être compatible avec la vertu quand, devenue mécanique et aveugle, elle tue des innocents en masse ?  Seule la paix est compatible l’accomplissement moral. 
Le réalisme condamne le pacifisme comme un idéalisme, voire un angélisme, inadapté à la politique : donc le pacifisme est politiquement faux. Toutefois, aucune guerre n’est menée par un gouvernement, un Etat-major, sans qu’elle puisse être justifiée dans ses raisons, ses objectifs et même ses opérations. Engageant la liberté et la responsabilité de toute la chaîne de ses acteurs, la guerre n’échappe pas à l’espace de la justification morale[2] : donc le réalisme est moralement faux. Mais le pacifisme, aussi crédible soit-il —le pacifisme est aussi une politique[3], qui peut s’appuyer sur les faits (la plupart des différends entre puissances sont résolus pacifiquement par la voie de la négociation) et sur la critique du sophisme de la nécessité du dernier recours à la guerre — reste une position morale qui ne résiste pas, dans un monde qui est un pluriversum politique, au droit de la guerre impliqué par la souveraineté des Etats.
La doctrine de la juste guerre se présente comme le dépassement des insuffisances du réalisme (qui ignore l’évaluation morale de la guerre) et du pacifisme (qui ignore l’effectivité politique de la guerre). La guerre est nécessaire et parfois légitime. Mais elle n’est justifiée qu’à certaines conditions. La guerre est immorale et n’est jamais un bien mais toutes les guerres ne sont pas injustes. Cette théorie de la guerre juste est ancienne — elle remonte à Cicéron[4] —  est établie par les juristes romains et les théologiens chrétiens dont Thomas d’Aquin et par l’école de Vitoria et son disciple Francisco Suarez. Les guerres de religion permettent au juriste et philosophe Grotius (1583-1645) de lui donner une forme moderne dans Le droit de la paix et de la guerre. Ces normes de la guerre juste ont été progressivement introduites, à partir des Traités de Westphalie (1648), dans le droit des nations.

2/ De la guerre à la juste guerre

Le concept de juste guerre prolonge, à sa façon, le concept de guerre qui a la particularité de décrire une violence, même extrême, soumise à des formes juridiques. En effet, la guerre a) commence par une déclaration publique et se termine par un armistice et un traité  ; b) implique des Etats et non des individus — qui ne sont donc ennemis que par accident ; c) sa fin est la destruction ou la capitulation de l’Etat ennemi. Aujourd’hui ce concept de la guerre est devenu problématique — par exemple, les Etats sont entraînés dans des conflits par des organisations non étatiques qui disent leur faire la guerre — ce qui a conduit, depuis les années 1970, le droit international public a utilisé de plus en plus les notions de différends, de rupture de la paix, de situations conflictuelles, et non plus seulement celle de guerre[5].
La doctrine de la juste guerre s’attache ainsi à préciser les conditions de justification de la guerre et donc à inscrire plus profondément le droit dans la guerre. La guerre est juste si elle est conforme au droit et si le droit s’applique à tout le processus de la guerre. C’est pourquoi la juste guerre comporte un jus ad bellum et un jus in bello : le premier définit les conditions qui légitiment d’entrer en guerre, le second les conditions qui légitiment la manière de la faire.
Les règles du jus ad bellum sont les suivantes : 
1. la guerre doit être déclarée publiquement par une autorité compétente ou légitime (un Etat, une organisation internationale) ;
2. la guerre doit être menée pour une “juste cause” ;
3. les intentions de la guerre doivent dériver d’une intention juste ou droite ;
4. la guerre doit être une réponse proportionnelle à l’agression ;
5. la guerre doit être menée avec une chance raisonnable de succès ;
6. la guerre doit être le dernier recours.
Le jus in bello, de son côté, prescrit trois règles :
1. l’acte de guerre doit obéir au principe de proportionnalité ;
2. l’acte de guerre doit respecter le principe de discrimination qui interdit d’attaquer les non-combattants ;
3. l’acte de guerre doit recourir à la force minimale pour atteindre son objectif.

A suivre…

Bibliographie

Cicéron, Des devoirs
Thomas d’Aquin, Somme théologique (IIa IIæ, Q. 40 
Rousseau, Du contrat social 
C. Schmitt, Le Nomos de la terre dans le droit des gens du Jus Publicum Europaeum, 1950, Paris, PUF, 2001 
R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962.
M. Walzer, Just and Unjust Wars, 1977 — trad. : Guerre juste, guerre injuste, Paris, Folio, 2006. 
P. Haggenmacher, Grotius et la théorie de la guerre juste, Paris, PUF, 1981 
A. Garapon, Des crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner. Pour une justice internationale, Paris, O. Jacob, 2002.
S. Chauvier Justice et droits à l’échelle globale, Paris, Vrin, 2006.
Ch. Nadeau et J. Saada, Guerre juste, guerre injuste — Histoire, théories et critiques, Paris, PUF, 2009.
M. Canto-Sperber, Monique, L’idée de guerre juste, Paris, PUF, 2010.  
G. Allison, Vers la guerre : la Chine, et l’Amérique dans le piège de Thucydide ?, 2017, Paris, O. Jacob, 2019.
Charte de l’ONU 


Notes

[1] La montée en puissance d’une nation émergente entraîne la guerre avec la nation dominante. Cf. G. Allison, Vers la guerre : la Chine, et l’Amérique dans le piège de Thucydide ?, 2017, Paris, O. Jacob, 2019. 
« La question des prochaines décennies est de savoir comment la Chine et les États-Unis pourront échapper au “piège de Thucydide”, autrement dit au conflit résultant de la rivalité entre une puissance émergente et une puissance régnante, comme entre Athènes et Sparte au Ve siècle av. J.-C., ou entre l’Allemagne et ses voisins, à la fin du XIXe siècle. L’émergence rapide de toute nouvelle puissance perturbe le statu quo. Historiquement, dans 11 cas sur 15, depuis 1500, cela s’est terminé par une guerre. » (Entretien avec François d’Alançon, La Croix, 5 avril 2013) 

[2] Christian Nadeau et Julie Saada, Guerre juste, guerre injuste — Histoire, théories et critiques, Paris, PUF, p. 26.

[3] L’article 33 de la Charte de l’ONU, conformément à la doctrine de la juste guerre, recommande aux puissances engagées dans un différend de « rechercher la solution, avant tout, par voie de négociation, d’enquête, de médiation, de conciliation, d’arbitrage, de règlement judiciaire, de recours aux organismes ou accords régionaux, ou par d’autres moyens pacifiques de leur choix ». Le principe de l’interdiction du premier recours à la force armée est affirmé. La guerre n’est pas déclarée illégale mais il est illégal de commencer par la guerre. Or si on évite la guerre par la négociation. il suffirait de prolonger la voie diplomatique jusqu’à supprimer l’ultime recours de la guerre. Ce qui signifie que la guerre n’est jamais intrinsèquement ou par elle-même nécessaire, qu’elle est toujours la conséquence d’un défaut de négociation et donc le résultat d’une décision qui préfère y céder plutôt que de consentir à un effort supplémentaire pour l’éviter. Pour le pacifiste donc, la guerre est toujours une construction rhétorique. C’est encore par choix qu’on décide de sa prétendue nécessité[3]. On fait la guerre faute de vouloir la paix jusqu’au bout.

[4] De Officiis, 1.11.33-1.13-41.

[5] Christian Nadeau et Julie Saada, Guerre juste, guerre injuste — Histoire, théories et critiques, Paris, PUF, p. 13.