L’engagement Emmanuel Lacoue-Labarthe 14-01-22.

L’engagement

Emmanuel Lacoue-Labarthe

Podcast :https://prepasaintsernin.com/2022/01/12/lengagement-emmanuel-lacoue-labarthe-14-01-22/

Introduction
1) Il y a quelques mois, je me suis engagé à venir parler aujourd’hui de l’engagement : alors, commençons !
Le mot « engagement » est formé à partir du verbe « engager » qui, étymologiquement, signifie « mettre en gage », c’est-à-dire déposer ou laisser une chose entre les mains de quelqu’un à titre de garantie. Et ce mot renvoie principalement aux deux sens suivants :
a) Un engagement, c’est d’abord l’acte par lequel un homme se lie à un autre ou à un groupe, c’est-à-dire se soumet à une obligation à son égard. Cet engagement peut prendre deux formes :
Il est purement « moral », c’est-à-dire dénué de contraintes juridiques, quand il prend la forme d’une promesse.
Il est « juridique » quand il prend la forme d’un contrat, au respect duquel une institution judiciaire peut contraindre les contractants.
b) L’engagement, c’est ensuite le fait de se mettre au service d’une cause, quelle qu’elle soit : morale, politique, sociale, culturelle, sportive, etc. 
Et une cause, c’est une somme d’intérêts qui demandent à être soutenus afin de pouvoir l’emporter ou de ne pas être écrasés, c’est un ensemble d’intérêts à défendre.
2) Il y a donc deux formes d’engagement (les promesses et contrat et le soutien d’une cause) au sujet desquelles, on peut poser les problèmes suivants :
a) D’abord, au sujet de l’engagement comme promesse ou contrat, on peut se demander quel en est le but : dans quel but les hommes se lient-ils les uns aux autres ? Pourquoi acceptent-ils d’aliéner ainsi leur liberté et jusqu’où faut-il accepter une telle aliénation de la liberté ?
b) Ensuite, au sujet de tout engagement — promesse, contrat ou soutien d’une cause —, on peut se demander si l’engagement est seulement pour l’homme une possibilité qu’il est libre d’emprunter ou non, ou bien s’il n’est pas plutôt un fait indissociable de toute existence et, par conséquent, une nécessité au sens philosophique de ce qui ne peut pas ne pas être. De telle sorte que, même si c’est souvent sans le savoir, nous serions tous toujours profondément engagés.

L’enjeu de cette petite conférence serait donc de montrer que l’engagement, sous ses deux formes principales, est un élément essentiel de la condition humaine.

I. Promesses et contrats
Au sujet des promesses et des contrats, la question est donc triple : 
– À quoi servent les promesses et les contrats ?
– Jusqu’où faut-il aliéner sa liberté ?
– N’est-on engagé que lorsqu’on s’est engagé explicitement par une promesse ou un contrat ou bien est-on toujours en quelque manière engagé ?

1. La fonction des promesses et contrats
Il y a une autrice majeure qui nous aide à répondre à cette question, c’est la philosophe Hannah Arendt dans son livre intitulé Condition de l’homme moderne.
En effet, en analysant l’action humaine, Arendt constate que celle-ci possède deux caractéristiques qui la freinent de manière dommageable :
– Son irréversibilité : ce qui est fait, est fait définitivement (même si on peut parfois le défaire ou le réparer), ce qui rend le fait d’agir un peu effrayant.
– Son imprévisibilité : on ne sait jamais avec certitude comment l’homme va agir ou réagir et l’avenir est par conséquent toujours incertain de ce point de vue.
Or, pour tenter de remédier à ces deux facteurs qui dissuadent d’agir, les hommes ont inventé à la fois le pardon et la promesse :
– Le pardon permet, non d’effacer, mais de dépasser la faute et de donner à l’autre une « deuxième chance » : il est la solution à l’irréversibilité de nos actes.
– La promesse, elle, permet de lutter « contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir ». Elle permet de « disposer, dans cet océan d’incertitude qu’est l’avenir par définition, des îlots de sécurité sans lesquels aucune continuité, sans même parler de durée, ne serait possible dans les relations des hommes entre eux ».
S’engager (au sens de la promesse ou du contrat) est donc un acte salutaire :

René Magritte
La promesse salutaire (1927)

il est bon de savoir s’engager, car s’engager c’est offrir aux autres cette sécurité qui n’appartient pas à l’avenir. En amour, par exemple, l’engagement est essentiel parce qu’il ne peut pas y avoir d’amour serein lorsque plane la menace de l’infidélité, du « dégagement ». L’engagement est donc une forme de générosité qui permet aux hommes de compter les uns sur les autres : l’homme de parole (= celui qui tient sa parole ou n’a qu’un parole) est en effet identifié et aimé comme celui « sur qui on peut compter ».

2. Jusqu’où faut-il aliéner sa liberté ?
On peut penser que nos engagements doivent avoir deux limites :
a) D’abord, on ne doit jamais s’engager à renoncer à sa liberté, c’est-à-dire s’engager à une obéissance servile. Comme le dit Rousseau : « renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs » : toute promesse ou contrat qui implique la soumission servile est donc illégitime.
b) Nul ne peut ni ne doit s’engager pour ce qui ne dépend pas de sa liberté :
– En amour par exemple, si on peut s’engager à la fidélité ou à la franchise, on ne peut pas s’engager à aimer toujours parce que les sentiments ne se commandent pas.
– De même, en politique, si on peut s’engager à respecter la discipline d’un parti, on ne peut pas s’engager à être toujours d’accord avec sa ligne officielle parce que la pensée ne se commande pas non plus complètement.
L’engagement doit donc rester une « restriction » de la liberté et non devenir une « aliénation » de la liberté.

3. Est-on toujours engagé ?
1) Demandons-nous maintenant si l’on n’est engagé que quand on a fait une promesse explicite ou signé un contrat. À cette question, le philosophe Georges Gusdorf, dans son ouvrage intitulé La parole, répond que toute parole est une promesse et non seulement celles qu’on appelle explicitement des promesses. Son raisonnement est le suivant :
a) En parlant, chaque homme se construit, s’affirme comme individu et noue une relation originale, personnelle, avec le monde et avec autrui : « La parole définit une instance suprême de la personne, le dernier mot, ou le premier, de l’existence en sa spontanéité, attestation de l’être singulier s’affirmant et se réaffirmant à la face du monde. » (p. 117)
b) Par conséquent, toute parole, même si elle ne contient aucun engagement formel, est une sorte de « promesse ». En effet, par chacune de mes paroles, je m’affirme, je me définis, je définis un certain rapport au monde et je donne par conséquent aux autres une certaine image de moi sur laquelle ils vont s’appuyer pour agir, décider, s’attacher, etc. Conclusion : nos paroles, quelles qu’elles soient, sont les messagères de notre identité et, dans cette mesure, elles nous engagent   :« Toute parole […], même si elle n’a pas été formulée sous la foi du serment, est une promesse, et nous devons veiller à ne pas profaner nous-même un langage où les autres lisent le chiffre de notre vie personnelle. » (p. 119)
c) Georges Gusdorf tire une série de conséquences éthiques de sa thèse, qu’on peut résumer ainsi : la parole, étant promesse, doit être respectée et tenue : elle n’est pas seulement quelque chose qu’on prend, mais aussi et surtout quelque chose qu’on donne : parler, c’est donner sa paroletoute parole est parole donnée (diapo 8) :
« Si la parole est promesse, elle ne vaut que tenue […]. Tenir sa parole, c’est faire effort pour maintenir un certain sens de soi-même, dont on a une fois reconnu qu’il est constitutif de l’existence personnelle. » (p. 119-120)

II. Le soutien d’une cause
Demandons-nous, pour finir, ce qu’il en est de l’engagement au sens du soutien d’une cause : y a-t-il des hommes engagés tandis que d’autres ne le seraient pas ou le seraient moins ?
1) Dans Qu’est-ce que la littérature ? et dans sa présentation de la revue Les Temps modernes, Sartre pose cette question au sujet de l’écrivain : y a-t-il des écrivains engagés tandis que d’autres ne le seraient pas ou le seraient moins ? Et il défend l’idée que l’engagement n’est pas pour l’écrivain une simple option, mais un fait incontournable, auquel il lui est impossible d’échapper. Pourquoi ? Parce que :
– L’écrivain est un parleur, or « parler c’est agir : toute chose qu’on nomme n’est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence. » (p. 27)
– Ainsi, un écrit, quel qu’il soit, est toujours « une entreprise » (p. 40) qui engage son auteur (= dont il doit répondre) et par laquelle son auteur prend nécessairement position à l’égard du monde, par laquelle, qu’il le veuille ou non, il s’engage en faveur d’une certaine idée du monde  : « De quelque façon que vous y soyez venu, quelles que soient les opinions que vous ayez professées, la littérature vous jette dans la bataille ; écrire c’est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé, de gré ou de force, vous êtes engagé. » (p. 72)
« Pour nous, en effet, l’écrivain […] est « dans le coup », quoi qu’il fasse, marqué, compromis, jusque dans sa plus lointaine retraite. » (Situations II, p. 12).
3) Or ces formules renvoient plus ou moins explicitement à celle de Blaise Pascal (diapo 11) qui, au libertin qui voudrait ne parier ni pour ni contre l’existence de Dieu (puisqu’on ne peut prouver ni son existence ni son inexistence), répond la chose suivante : « Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. » (Pensées, fr. 680 Sellier).
Si l’on étend la pensée de Pascal au-delà de la seule question du pari pour ou contre l’existence de Dieu, l’idée est la suivante : l’existence nous incombe à la manière d’un fait qui n’offre aucune position de retrait : elle n’est pas comparable à un fleuve dont on pourrait sortir pour l’observer depuis la rive : elle cette réalité dans laquelle nous sommes immergés et au sein de laquelle nous prenons nécessairement et inévitablement position. Exister, c’est être impliqué qu’on le veuille ou non, et tout retrait n’est qu’une façon parmi d’autres de prendre position. 
Conclusion : tout comme la promesse est apparue avec Gusdorf comme la vérité cachée de toute parole, de même, l’engagement pourrait bien être la vérité cachée de toute existence, même la plus apparemment dégagée et indifférente aux affaires du monde. L’engagement serait donc, en un sens, la vérité de la condition humaine elle-même.
4) Dans ces conditions, la vraie frontière ne se situe donc pas entre engagement et dégagement, entre des vies engagées et des vies spectatrices, mais entre des vies inconsciemment ou passivement engagées et des vies consciemment ou activement engagées  : « Si tout homme est embarqué cela ne veut point dire qu’il en ait pleine conscience : la plupart passent leur temps à se dissimuler leur engagement. »
Conclusion : l’engagement, au sens du soutien d’une cause, n’est donc pas une simple option facultative : il est un fait auquel nous sommes condamnés, qu’on le veuille ou non, car, de même que « se taire ce n’est pas être muet, c’est refuser de parler, donc parler encore » (p. 30), de même se désengager est encore une façon de s’engager : « Serions-nous muets et cois comme des cailloux, notre passivité même serait une action. » (Situations II, p. 13)
Mais ce fait incontournable de l’engagement nous laisse cependant entièrement libres de deux choses :
– Nous sommes d’abord libres de choisir ce pour quoi nous souhaitons nous engager, c’est-à-dire la ou les cause(s) que nous jugeons dignes d’être soutenues.
– Nous sommes ensuite libres de choisir la façon dont nous souhaitons être engagés ou nous engager : de façon passive ou active, militante ou plus mesurée, avec bonne ou mauvaise foi, etc.
D’ailleurs, au sujet des écrivains qui, contrairement à lui, ont revendiqué une absence d’engagement et se sont rangés du côté de « l’art pour l’art », non seulement Sartre reconnaît que « l’on trouve parmi eux quelques-uns de nos écrivains les plus grands et les plus purs », mais encore il reconnaît le mérite de leur parti pris, qui n’est pourtant pas le sien :
« Comme chaque conduite humaine nous découvre un aspect de l’univers, leur attitude nous a enrichis en dépit d’eux-mêmes en nous révélant la gratuité comme une des dimensions infinies du monde et un but possible de l’activité humaine. » (p. 150)

Conclusion  : engagés, nous le sommes donc quoi qu’il arrive ; et si, comme les soldats romains après le passage de la tornade gauloise, il nous arrive de regretter nos engagements, eh bien il est toujours temps d’en changer.