Argument:
L’art comme « magie à rebours » chez Gilbert Simondon
Introduction par Laurent Cournarie:
Une philosophie de l’art ou la philosophie tout court devrait toujours être capable de se mesurer à l’expérience du monde dont l’art est l’occasion pour en dire l’originalité, voire l’originarité. C’est tout l’intérêt des pages insolites, au regard de l’ensemble de l’ouvrage, que G. Simondon consacre dans Du mode d’existence des objets techniques à l’art et à l’esthétique, identifiés à un retour au rapport primordial et magique au monde que les avènements de la technique et de la religion ont fait perdre, chacun à leur manière. C’est cette thèse originale de l’art comme « magie à rebours » chez G. Simondon que notre collègue E. Lacoue-Labarthe a choisi de nous présenter, pour sa 6ème participation. Qu’il soit six fois remercié pour sa fidélité. Bonne conférence.
Diaporama:
Texte de la conférence:
« En quoi l’art est-il magique ? »
L’art comme « magie à rebours » chez Gilbert Simondon
Le projet général
[Diapo 2] Dans la 3e partie de son ouvrage consacré au mode d’existence des objets techniques[1] et paru pour le première fois en 1958, Gilbert Simondon s’interroge sur la genèse de la technicité (c’est-à-dire du mode technique d’être au monde), et il propose de remonter à « la phase primitive et originelle des rapports de l’homme au monde » (p. 216), afin de comprendre comment la technicité en dérive.
C’est dans ce cadre très particulier qu’il en est venu à formuler la thèse que je voudrais expliquer aujourd’hui et selon laquelle l’art serait « magique » : il serait une sorte de « magie à rebours ».
Pour comprendre cette thèse, il nous faut donc commencer par remonter jusqu’à cette « phase primitive et originelle des rapports de l’homme au monde » dont la technicité dérive.
La magie
[Diapo 3] Selon Simondon, cette phase première est la « phase magique », qui correspond à un « mode magique d’existence », à un « mode magique de relation au monde » (p. 216).
Celui-ci consiste, nous dit Simondon, à « distingue[r] figure et fond, en marquant des points-clefs dans l’univers ». [Diapo 4] Il nous faut, bien sûr, expliquer ce point :
- Le « fond », c’est tout simplement le monde, tel qu’il se donne à nous sous ses deux dimensions d’espace et de temps ; c’est donc la réalité spatio-temporelle ou, pourrait-on dire, la nature.
- Et les « figures » que la pensée magique détache de ce « fond », ce sont des lieux et des moments privilégiés, ce sont de « hauts-lieux » et des « dates remarquables ».
Le mode magique de relation au monde consiste donc à créer une sorte de réseau de lieux et de moments privilégiés, « comme si tout le pouvoir d’agir de l’homme et toute la capacité du monde d’influencer l’homme se concentraient en ces lieux et en ces moments » (p. 228) :
- Comme exemples de lieux privilégiés, Simondon évoque le « pic élevé », qui est « seigneur de la montagne », ou bien le cœur de la forêt, le centre d’une plaine ou encore « tel chemin, telle enceinte », qui « contiennent toute la force de la contrée » (p. 229).
- Et, comme exemple de « dates remarquables » ou de « moments privilégiés », on peut penser au solstice d’été ou au solstice d’hiver, et Simondon remarque que, dans la vie civilisée actuelle, on peut considérer que les congés, les fêtes, les vacances « compensent par leur charge magique la perte de pouvoir magique que la vie urbaine civilisée [nous] impose » (p. 231).
Il serait, bien sûr, tentant d’assimiler la pensée magique à la superstition, mais, comme le fait remarquer Simondon, les superstitions ne sont, en réalité, que des vestiges dégradés de la pensée magique :
- Elles sont gouvernées par la crainte et l’espoir et elles s’attachent à des réalités insignifiantes : porter tel t-shirt qui est censé porter bonheur, redouter ou aimer la date du vendredi 13, etc.
- Tandis que la pensée magique, elle, correspond, non à la crainte, mais à des « formes hautes, nobles et saintes de la pensée » (p. 230), comme le désir d’élévation, d’exploration, de renouvellement, etc. Et elle s’attache à des réalités qui, comme le rivage, la haute montagne, le solstice d’été ou d’hiver, comportent quelque chose d’intrinsèquement et réellement privilégié du point de vue de la relation de l’homme au monde.
L’univers magique, c’est donc celui dans lequel l’homme donne naissance à un réseau de lieux et de moments privilégiés qui sont autant de points-clefs à travers lesquels s’effectuent ses échanges avec le monde.
Le premier déphasage : technique et religion
Mais, si la magie est le mode initial de relation de l’homme au monde, elle cède peu à peu la place à deux nouveaux modes de relation qui sont à la fois opposés et complémentaires [Diapo 5], à savoir la technique et à la religion :
1) D’une part, en effet, l’évolution technique correspond à une sorte d’objectivation des points-clefs de l’univers magique sous forme d’outils et d’instruments concrétisés, sous forme d’objets techniques instrumentaux, qui sont progressivement abstraits du milieu et rendus transportables, mobiles, capables d’efficacité en n’importe quel lieu et à n’importe quel moment (p. 232). Souvent, en effet, note Simondon, la technique commençante se contente d’aménager un lieu privilégié, comme en construisant une tour au sommet d’une colline, ou en plaçant un phare sur un promontoire, au point le plus visible. Mais elle construit ensuite des outils et des machines qui sont de véritables instruments qu’on peut transporter et déplacer.
2) D’autre part, l’évolution religieuse, elle, correspond à une sorte de subjectivation des pouvoirs inhérents aux lieux et moments privilégiés de l’univers magique, subjectivation qui consiste à les personnifier sous la forme du divin et du sacré, les lieux et moments vécus comme chargés de pouvoirs se transformant donc en divinités et en prêtres.
Comme l’écrit Simondon [Diapo 6] :
« Pendant que les points-clefs s’objectivent sous forme d’outils et d’instruments concrétisés, les pouvoirs de fond se subjectivent en se personnifiant sous la forme du divin et du sacré (Dieux, héros, prêtres). » (p. 232-3)
Ce remplacement de la magie par la technique et la religion entraîne deux choses :
- D’une part, il entraîne une perte de l’unité magique originaire selon deux niveaux : non seulement il y a désormais deux modes de relation de l’homme au monde nettement distincts (technique et religion) au lieu d’un seul (la magie), mais encore, les objets de la technique (les outils, les machines) et les sujets de la religion (les divinités, les prêtres), introduisent une distance entre l’homme et le monde.
- D’autre part et par conséquent, il se produit inévitablement pour l’homme une perte de richesse et d’intensité dans sa relation au monde car, écrit Simondon, « technique et religion sont […], prises chacune à part, plus pauvres que la magie d’où elles sortent » (p. 240) puisque les objets et les sujets qu’elles proposent n’incorporent chacun qu’une partie (technique ou religieuse) du pouvoir total des points-clefs magiques du monde originaire.
Le second déphasage théorique et pratique
Or, ce phénomène de perte de l’unité originaire et de perte de richesse et d’intensité dans la relation de l’homme au monde est encore accentué par le fait que, à ce premier dédoublement du monde magique en technique et religion, succède un second dédoublement de la technique et de la religion elles-mêmes, chacune se divisant respectivement en un mode théorique et un mode pratique [Diapo 7] :
- La pensée technique, qui vise une action toujours localisée et particularisée, se dédouble en science d’une part (c’est le dimension théorique, avec la question « comment ? ») et en éthique d’autre part (c’est la dimension pratique, avec le souci du résultat).
- Quant à la religion, qui est, elle, animée par « l’exigence de la totalité » (p. 240), elle se dédouble en théologie d’une part (c’est la dimension théorique, avec une « requête d’unité théorique absolue » et la question « pourquoi ? » p. 243) et en morale d’autre part (c’est la dimension pratique, avec le souci de l’intention et l’« exigence, pour l’éthique, de normes d’action absolues » p. 240).
La pensée esthétique
L’évolution que décrit Simondon est donc celle d’une relation de l’homme au monde qui, en se divisant en technique et religion d’abord, puis en science, en éthique, en théologie et en morale, s’éparpille, s’éloigne de la magie primitive et en perd l’unité et la richesse originaires. Or, selon Simondon, c’est précisément à partir de cette perte de l’unité originaire qu’il faut comprendre la spécificité et le double rôle de la pensée esthétique [Diapo 8] :
- Celle-ci, en effet, cherche d’une part à maintenir le souvenir implicite de l’unité magique originaire.
- D’autre part, elle est plus qu’un simple souvenir de la pensée magique, puisqu’elle « vise à recomposer cette unité » à partir de la technique et de la religion et qu’elle crée donc une nouvelle forme d’unité, qui essaie de réunir et de transcender à la fois la technique et la religion.
L’art
Or, selon Simondon, c’est par le moyen privilégié de l’œuvre d’art que la pensée esthétique parvient à se concrétiser et à produire en l’homme l’impression esthétique. L’œuvre d’art, écrit-il, « entretient surtout, et préserve, la capacité d’éprouver l’impression esthétique, comme le langage entretient la capacité de penser, sans pourtant être la pensée » (p. 248).
D’où deux questions :
- Qu’est-ce, d’abord, qui définit et caractérise l’impression esthétique ?
- Qu’est-ce, ensuite, qui définit et caractérise l’œuvre d’art ?
(i) L’impression esthétique, nous dit Simondon, correspond au sentiment de la perfection complète d’un acte ou d’une chose, perfection qui donne à cet acte ou à cette chose un rayonnement et une autorité par laquelle il ou elle « devient un point remarquable de la réalité vécue, un nœud de la réalité éprouvée » (p. 249).
L’impression esthétique a donc bien une parenté étroite avec l’univers magique originaire, dans lequel se détachent certains lieux et moments, perçus comme lieux et moments d’exception. Comme l’impression magique, l’impression esthétique est la perception d’une chose comme point remarquable de la réalité vécue ; mais, contrairement à la magie, l’impression esthétique appartient au monde de la technique et de la religion et non à celui de la magie : elle est, en un sens, une impression à la fois technique et religieuse (qui mêle une certaine admiration d’ordre technique et un sentiment d’ordre religieux). Par exemple, face à un coucher de soleil, on admire le ciel comme s’il était une œuvre composée avec l’art le plus raffiné, tout en éprouvant une émotion liée à un sentiment de transcendance.
(ii) Quant à l’œuvre d’art, elle est, nous dit Simondon, une production et souvent un objet qui comporte et réunit les deux dimensions de la technique et de la religion :
- En tant qu’objet fabriqué ou réalisation non naturelle, l’œuvre d’art a des éléments communs avec les objets techniques : non seulement elle est un artefact, mais encore sa réalisation requiert, dans bien des cas, une maîtrise et des outils.
- En même temps, l’œuvre d’art est dotée d’une signification et d’un pouvoir de type quasi personnel (= qui est de l’ordre du sujet plus que du simple objet) : en effet, elle appelle et retient l’attention, elle s’adresse à notre sensibilité et la touche. Elle apparaît donc comme une réalité d’exception, rayonnante, comme le point-clef d’un univers à la fois humain et naturel : elle a donc quelque chose de « divin » qui l’apparente à la religion.
L’insertion
L’œuvre d’art est donc une réalité d’exception rayonnante qui suscite l’impression esthétique. Or Simondon insiste sur le fait que l’œuvre d’art est toujours insérée dans le monde et ne rayonne que dans une certaine relation avec lui et avec les lieux et moments d’exception identifiés par la pensée esthétique :
- Certains lieux ou moments, en effet, appellent l’œuvre d’art, qui vient les compléter et les prolonger. La colline [Diapo 9], par exemple, appelle le temple. Il y a dans le monde, écrit Simondon, « des vides qui doivent être remplis, des rocs qui doivent porter une tour », il y a « un certain nombre de lieux remarquables, de points exceptionnels qui attirent et stimulent la création esthétique, comme il y a dans la vie humaine un certain nombre de moments particuliers, rayonnants, se distinguant des autres, qui appellent l’œuvre » (p. 253).
- Et l’œuvre d’art, en retour, ne rayonne pleinement qu’en s’insérant dans des lieux ou moments privilégiés : une statue, par exemple, n’est une œuvre esthétique que parce qu’elle « s’insère dans l’architecture d’une ville [Diapo 10], marque le point le plus haut d’un promontoire, termine une muraille ou surmonte une tour » (p. 253).
Ainsi, grâce à ce phénomène d’insertion, l’activité artistique fait « bourgeonner l’univers », écrit Simondon, elle « le prolonge » en « constituant un réseau d’œuvres, c’est-à-dire de réalités d’exception, rayonnantes, de points-clés d’un univers à la fois humain et naturel ». Et ce réseau spatial et temporel des œuvres d’art constitue, entre l’homme et le monde, la médiation qui conserve, en la réinventant, la structure du monde magique originaire.
Et ce phénomène d’insertion est d’autant plus essentiel qu’il permet de comprendre également comment même des objets purement techniques peuvent, dans certaines circonstances, susciter l’impression esthétique : lorsque, en effet, l’objet technique s’insère dans un point du monde qu’il concrétise et contribue à manifester comme point-clef, il est saisi comme beau [Diapo 11] : la voilure d’un navire, écrit Simondon, « n’est pas belle lorsqu’elle est en panne, mais lorsque le vent la gonfle et incline la mâture tout entière, emportant le navire sur la mer […]. Le phare au bord du récif dominant la mer est beau, parce qu’il est inséré en un point-clef du monde géographique humain. Une ligne de pylônes supportant des câbles qui enjambent une vallée est belle, alors que les [mêmes] pylônes, vus sur les camions qui les apportent, ou les câbles, sur les grands rouleaux qui servent à les transporter, sont neutres. Un tracteur, dans un garage, n’est qu’un objet technique ; quand il est au labour, et s’incline dans le sillon pendant que la terre se verse, il peut être perçu comme beau. Tout objet technique, mobile ou fixe, peut [donc] avoir son épiphanie esthétique, dans la mesure où il prolonge le monde et s’insère en lui » (p. 254-255).
L’art comme magie à rebours
Le monde de l’art que produisent la pensée et l’activité esthétiques est donc à la fois technique et religieux :
- Il est technique parce qu’il est construit au lieu d’être naturel, et qu’il utilise le pouvoir d’application des objets techniques au monde naturel.
- Il est religieux en ce sens qu’il incorpore certaines des forces, des qualités et des caractères de fond que les techniques, elles, laissent de côté.
Ce monde de l’art n’est donc pas exactement identique au monde magique originaire puisqu’il repose sur la technique et la religion qui n’existaient pas encore dans le monde magique. Néanmoins, dans la mesure où il comporte la même structure faite d’un réseau de points-clés, de réalités d’exception, rayonnantes, il est une sorte de « réciproque de la magie », écrit Simondon, une « magie à rebours », une « magie en sens inverse » [Diapo 12] :
« La véritable fonction esthétique ne peut être magique : elle ne peut être que fonctionnellement un souvenir et un réaccomplissement de la magie ; elle est une magie à rebours, une magie en sens inverse […]. L’art est donc ainsi la réciproque de la magie. » (p. 265)
Art sacré et art profane
Dès lors, tout en ayant une parenté essentielle avec le monde magique originaire, le monde de l’art n’en a pourtant pas l’unité et ne peut pas en avoir l’unité, et c’est ce dont témoigne le fait qu’il existe [Diapo 13] « deux formes partielles d’art : l’art sacré et l’art profane » (p. 265), le premier trouvant ses racines principales dans la religion, le second dans la technique.
(i) L’œuvre de l’art sacré est en effet porteuse d’une intuition de type mystique et en même temps elle a une valeur ou un pouvoir quasi rituel. Par exemple, une cantate de Bach exprime des éléments essentiels de la théologie chrétienne et elle constitue une célébration quasi rituelle. Elle réunit donc [Diapo 14] les deux versants de la pensée religieuse que sont l’attitude mystique et la pratique rituelle.
(ii) Quant à l’œuvre de l’art profane, elle se situe, elle, à mi-chemin du vrai et du bien : elle dévoile un pan du réel, qu’elle rend visible, et elle élève l’homme en le plaçant dans une attitude de contemplation désintéressée. Elle réunit donc les deux versants de la pensée technique : la science et l’éthique, le vrai et le bien, la savoir et le vouloir.
Or, nous dit Simondon, la véritable impression esthétique, l’impression esthétique complète est, elle, [Diapo 15] « à la fois sacrée et profane » (p. 266) : elle réunit en elle l’impression de l’art sacré et celle de l’art profane et c’est pourquoi elle ne peut malheureusement que difficilement être suscitée par l’art, qui est, lui, la plupart du temps, ou bien sacré ou bien profane.
D’où deux conséquences :
- D’une part, comme l’ont compris les Romantiques, l’impression esthétique complète est peut-être plutôt à chercher et à trouver dans la vie elle-même, que dans l’œuvre d’art isolée.
- D’autre part, les œuvres d’art et l’art institué (c’est-à-dire celui qui en a le statut reconnu et qui produit des œuvres profanes ou sacrées), ont tendance à faire écran à l’impression esthétique véritable dès qu’ils se présentent comme fin en soi, comme c’est le cas dans l’esthétisme, que dénonce Simondon parce que celui-ci oublie que l’œuvre d’art n’est que le vecteur de quelque chose qui la dépasse, à savoir la magie originaire.
On pourrait donc dire, pour conclure, que l’art ne conduit à l’impression esthétique véritable que lorsqu’il s’efface derrière ce qu’il exprime, lorsqu’il a en quelque sorte conscience de son caractère de simple médiation (et non de fin en soi). Ou encore, on pourrait dire que l’art véritable s’oppose à l’art institué par sa « volonté d’universalité » (p. 272), c’est-à-dire par sa volonté de réaliser tous les modes – technique et religieux – dans le sien propre par un dépassement des limites du sien. L’intention esthétique authentique est, écrit Simondon, « exigence de débordement et de passage à la limite » (p. 273) : c’est pourquoi « elle ne crée pas, ou tout au moins ne devrait pas créer un domaine spécialisé, celui de l’art » (p. 274). C’est donc uniquement lorsqu’il « franchit les limites ontologiques », c’est-à-dire la limite entre l’art sacré et l’art profane et la limite entre l’art et la vie, que l’art réalise pleinement sa vocation et c’est alors, et alors seulement, qu’il est vraiment « magique » (p. 275).
[1] Du mode d’existence des objets techniques, Aubier-Montaigne, 1958
