
Temps perdu et temps retrouvé.
Emmanuel Lacoue-Labarthe
Podcast https://audioblog.arteradio.com/blog/177738/podcast/179256/temps-perdu-et-temps-retrouve-emmanuel-lacoue-labarthe-18-02-22
Introduction
Pour bien comprendre ce qu’est le temps perdu et si ce temps qu’on dit perdu peut être retrouvé, il faut d’abord clarifier un peu la notion de temps.
Cette notion renvoie en premier lieu au fait que l’univers physique dont nous faisons partie n’est pas figé ou éternellement immobile : il est au contraire en perpétuel mouvement et c’est cet inlassable et irréversible passage d’un état à un autre qu’on appelle le temps ou, du moins, que le temps mesure. Selon Aristote, en effet, le temps est le nombre du mouvement et non le mouvement lui-même.
Mais le temps, c’est aussi la succession du passé, du présent et du futur. Or cette succession, c’est Saint Augustin qui a montré qu’elle n’existe que pour et par la conscience. En effet, objectivement, c’est-à-dire indépendamment de toute conscience, le passé n’existe plus, le futur, lui, n’existe pas encore et le présent n’existe pas vraiment non plus puisqu’il ne se définit que par rapport au passé et au futur : il est ce qui n’est déjà plus futur, mais pas encore passé. Ainsi, la succession du passé, du présent et du futur n’existe que pour et par une conscience capable de rétention (de souvenir), d’attention présente et de projection vers l’avenir, car passé, présent et futur ne sont pas des réalités objectives, mais des modalités de la conscience. Saint Augustin écrit :
« Ce qui me paraît maintenant avec certitude, et que je connais très clairement, c’est que les choses futures et les passées ne sont point, et qu’à proprement parler on ne saurait dire qu’il y ait trois temps, le passé, le présent et le futur : mais peut-être on pourrait dire avec vérité, qu’il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, et le présent des choses futures. Car je trouve dans l’esprit ces trois choses que je ne trouve nulle part ailleurs : un souvenir présent des choses passées, une attention présente des choses présentes, et une attente présente des choses futures. » (Saint Augustin, Confessions, XI, 20)
Enfin, cette succession du passé, du présent et du futur, cette « durée vécue » comme il l’appelle, Henri Bergson nous a appris qu’elle n’est pas quantitative et homogène, mais, au contraire, qualitative et hétérogène :
— Elle est hétérogène, d’abord, parce qu’elle n’est pas composée de parties rigoureusement identiques juxtaposées régulièrement les unes aux autres : passé, présent et futur ne se succèdent pas de façon régulière et ils ne sont pas juxtaposés les uns aux autres : selon les moments de notre vie, nous vivons plutôt au passé, perdus dans nos souvenirs, au présent, captivés par ce que nous sommes en train de vivre ou au futur, accaparés par nos attentes et nos projets. De plus, passé, présent et futur s’interpénètrent constamment : notre présent est plein de souvenirs et de projets, nos souvenirs sont déterminés par notre présent et par nos projets, enfin nos projets sont le fruit de notre présent et de notre passé.
— La durée vécue est qualitative, ensuite, car ce qui détermine la façon dont le passé, le présent et le futur s’organisent dans notre conscience est le contenu qualitatif de ce que nous vivons : si ce que je vis est passionnant, je vais m’immerger dans le présent, si je vieillis et appréhende la mort, je vais à la fois anticiper cette fin avec angoisse et trouver refuge dans mes souvenirs, etc. De plus, tout changement quantitatif de la durée est en réalité immédiatement un changement qualitatif : quand je joue une mélodie plus lentement, je la rends plus méditative ou mélancolique, quand je la joue plus rapidement, je la rends plus vivante et dynamique. Et, quand je m’ennuie, le problème n’est pas que le temps passe lentement — puisque, comme me l’indiquent clairement les horloges, d’un point de vue quantitatif, le temps purement physique s’écoule de manière homogène et régulière —, le problème est qu’il est de mauvaise qualité, qu’il n’est pas intéressant.
C’est à partir de cette compréhension de la durée vécue comme phénomène hétérogène et qualitatif de la conscience qu’on peut poser le problème du temps perdu et du temps retrouvé.
1. Le temps perdu
1) Demandons-nous d’abord ce que c’est que perdre son temps.
Le temps perdu est-il un temps qui n’a pas été vécu ? À l’évidence non car, de notre naissance à notre mort, chaque instant de notre vie est nécessairement vécu, même si c’est quotidiennement sur le mode du sommeil et, parfois – mais heureusement rarement –, sur le mode de la perte de conscience (de l’évanouissement) ou du coma.
Le temps qu’on dit perdu est donc un temps que nous avons vécu, le plus souvent de façon consciente et éveillée et, parfois seulement, dans un état d’inconscience : il n’est pas un temps qui nous aurait été dérobé ou que nous aurions égaré quelque part comme lorsqu’on perd un objet. Au contraire, quand je suis en train de perdre mon temps, le temps que je perds est bien là : il est celui que je suis en train de vivre. De même, quand un parent vient dire à son enfant qui passe son après-midi sur sa console : « arrête de perdre ton temps à jouer à ces jeux stupides », le temps que l’enfant est en train de perdre (tout au moins selon son père ou sa mère) est celui qu’il est en train de vivre.
Le temps qu’on dit perdu est donc un temps vécu, mais mal vécu. Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce qu’un temps mal vécu ?
Le problème, manifestement, est qualitatif : un temps mal vécu, c’est un temps dont on ne fait rien de riche, d’intéressant, de nourrissant, de substantiel. C’est un temps à l’intérieur duquel on ne fait rien d’autre que de passer le temps ou d’attendre que le temps passe. C’est un temps qui passe sans qu’on s’en saisisse vraiment, voire un temps qu’on fait passer par divers passe-temps, un temps qu’on « tue », conformément à l’expression « tuer le temps ».
C’est pourquoi, paradoxalement, prendre son temps, c’est-à-dire consacrer une plus grande quantité de temps à faire une chose, est bien souvent une manière de ne pas le perdre, c’est-à-dire de faire les choses bien, pleinement, d’un point de vue qualitatif. C’est, au contraire, quand je veux gagner du temps, quand je cherche à faire les choses le plus vite possible que, fréquemment, je les fais mal, de façon superficielle et imparfaite, et que, par conséquent, je perds mon temps : je l’emploie mal et n’en sors pas enrichi. Il arrive même, d’ailleurs, que je doive tout recommencer. « Vite fait, mal fait », comme on dit.
Il y a aussi les situations dans lesquelles je suis condamné à attendre sans avoir de quoi m’occuper intelligemment : par exemple, quand le médecin a du retard et que je passe une heure dans la salle d’attente sans rien d’autre à faire que lire les magazines disposés sur la table ou jouer sur mon téléphone. Cette heure passée à attendre ne m’est est en rien dérobée et elle n’est pas perdue comme un objet égaré : elle est vécue, mais pauvrement ; c’est une heure « pleine de vide ».
2) Le temps perdu, c’est donc le temps mal vécu, c’est le temps vide, pauvre, dont on ne fait rien d’intéressant. Et on voit bien que nous semblons fréquemment en grande partie responsables de ce phénomène : le temps perdu, c’est le temps dont je pourrais faire quelque chose, mais dont je ne fais rien, que ce soit par paresse, par imprévoyance ou en raison d’une vie intérieure insuffisamment riche :
– Au lieu de passer mon après-midi à regarder une série idiote, je pourrais lire un beau roman ou un recueil de poésie ; mais je suis trop paresseux et je préfère les plaisirs faciles.
– Quand je me rends chez le médecin, je pourrais anticiper le risque d’une longue attente et prendre toujours un livre avec moi de manière à ne jamais être coincé sans rien d’intéressant à faire. Mais je suis malheureusement imprévoyant.
– Enfin, même coincé et sans livre ou la moindre occupation intéressante, je pourrais, si ma vie intérieure était suffisamment riche, en profiter pour faire le point, pour méditer, me recueillir dans mes pensées, voire prier, s’il se trouve que j’aie des sentiments religieux. On imagine mal, par exemple, un moine chartreux s’ennuyer ou perdre son temps dans une salle d’attente tant sa vie spirituelle est sans doute riche et doit l’accompagner à chaque instant.
Il semble donc qu’on pourrait très bien ne jamais ou presque jamais perdre notre temps : il suffirait que nous soyons moins paresseux, plus prévoyants et que nous prenions le soin de nourrir notre vie intérieure.
2. Pascal et Proust
3) Pourtant, selon Blaise Pascal, l’homme est toujours en train de perdre son temps, c’est-à-dire d’appauvrir son présent. Dans l’une de ses Pensées (n° 80 édition Sellier), il écrit en effet :
« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. »
Voici pourquoi :
– Parce que, si le présent « nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper » : autrement dit, quand le présent nous plaît, au lieu d’en profiter et de le vivre pleinement, nous anticipons son passage, son futur caractère passé, et nous contaminons donc notre plaisir présent par des regrets anticipés. « C’est trop beau, ça ne va pas durer », se dit-on alors.
– Et si, au contraire, le présent « nous blesse », « nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige ». Autrement dit, loin d’essayer de saisir l’éventuelle richesse de ce présent difficile et blessant, nous faisons tout pour le fuir en nous réfugiant soit dans nos souvenirs, soit dans l’attente du futur.
Ainsi, au lieu de nous concentrer sur le temps présent, qui est pourtant le seul qui soit fait de sensations actuelles, nous ne cessons pas de nous exiler vers le passé ou vers l’avenir. Pascal écrit :
« Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. […]
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. »
Or cet exil hors du présent est une manière de l’appauvrir constamment : c’est une manière de perdre le temps que pourtant nous vivons, c’est-à-dire une manière de vivre à sa surface, de mal le vivre et de remettre sans cesse à plus tard la vie « enfin pleinement vécue » (pour parler comme Proust). D’où la conclusion de Pascal :
« Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »
Il y a donc là une façon de perdre le temps qui est globalement commune à tout le genre humain, mais contre laquelle on peut néanmoins essayer de lutter, comme Pascal nous y invite, en nous immergeant dans le présent afin de cueillir la substance et la richesse de chaque jour, aussi modeste et insensible soient-elles : carpe diem, écrit le poète Horace.
4) Mais, selon Proust, le problème du temps perdu ne se réduit pas à un simple manque d’attention au présent : selon lui, en effet, même pour celui qui est pleinement attentif et qui sait se tenir au temps présent, le temps est pourtant nécessairement toujours perdu, c’est-à-dire insuffisamment vécu.
En effet, même si l’on est attentif, même si l’on veille à cueillir le jour, on manque toujours de recul vis-à-vis du présent ; on a, en quelque sorte, le nez collé dessus, et l’on ne peut donc saisir, dans l’instant vécu toujours si immédiat et fugitif, que l’apparence des choses et non leur essence ou leur beauté intime. C’est pourquoi, selon Proust, la réalité immédiate est si souvent décevante : elle est rarement aussi riche et nourrissante qu’on le voudrait, car on sent que quelque chose d’elle, fatalement, nous échappe.
Le temps est donc toujours plus ou moins perdu et il nous faut sans cesse le retrouver après coup : on ne peut saisir l’essence des choses vécues que rétrospectivement, en revenant vers elles avec cette distance qui nous manquait initialement. Mais le souvenir ou la remémoration ne suffisent pas, car il leur manque les sensations réelles et actuelles qui sont la chair du présent : il faut donc qu’à la distance du souvenir s’ajoute la sensation présente, et c’est ce petit miracle que nous procure l’expérience de la réminiscence, qui est l’expérience du temps retrouvé ou, comme l’écrit Proust, du temps à l’état pur. Expliquons :
L’expérience de la réminiscence, c’est l’expérience présente d’une chose qui, en raison de son identité avec lui, réveille le souvenir d’un passé : l’inégalité des dalles de la cour de l’hôtel de Guermantes fait remonter le souvenir de l’inégalité des dalles du baptistère de Saint-Marc à Venise ; le tintement d’une cuiller contre une assiette fait remonter le souvenir d’un petit bois vu depuis un train arrêté dont un employé s’efforçait d’arranger la roue en la cognant avec son marteau, etc.
Or cette expérience est littéralement extra-ordinaire car elle possède à la fois l’ébranlement présent des sensations et le recul du souvenir : elle permet donc de vivre le présent avec un recul qui est habituellement impossible. Elle nous permet, dit Proust, de faire l’expérience d’objets qui sont « réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits » :
– «Réels sans être actuels» car ils sont réels par la sensation présente (les dalles inégales sous les pieds, le tintement de la cuiller contre l’assiette), sans pour autant être actuels grâce au recul du souvenir.
– «Idéaux sans être abstraits» car ils sont idéaux par le souvenir, sans pour autant être abstraits grâce à la sensation présente (les dalles inégales, le tintement de la cuiller).
L’expérience de la réminiscence, c’est donc l’expérience du temps retrouvé, c’est-à-dire du temps pleinement vécu, perçu dans toute sa richesse, ou encore du temps à l’état pur, selon l’expression de Proust.
Et cette expérience, qui nous place hors de l’ordre naturel du temps, nous permet de nous réapproprier notre durée, le temps que nous avons vécu et, dans cette mesure, elle enlève à la mort une grande partie de sa dimension angoissante, car, si la mort est effrayante, c’est surtout dans la mesure où elle est susceptible de nous empêcher de retrouver le temps perdu, c’est-à-dire de nous réapproprier pleinement ce que nous avons vécu. De sorte que, une fois le temps retrouvé, la mort ne peut plus vraiment nous séparer de nous-mêmes.
5) La réminiscence est donc la clé du temps retrouvé. Mais cet « expédient merveilleux de la nature », comme l’appelle Proust, étant imprévisible et éphémère (puisque le miracle de la réminiscence ne se commande et ne dure pas), il serait dommage d’attendre qu’il veuille bien se produire pour nous réapproprier notre vie.
Il a donc fallu inventer un autre expédient, un expédient merveilleux de la culture que l’on puisse produire volontairement afin de retrouver le temps perdu en quelque sorte à volonté. Cet autre expédient, c’est la littérature, qui, elle aussi, nous propose des objets « réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits ». Quand je lis un roman, en effet :
– Je vis par identification tout ce que vivent les personnages et mon émotion est par conséquent bien réelle.
— Mais, en même temps, cette identification est identification à une fiction et j’ai donc vis-à-vis d’elle la possibilité de prendre un recul qui, dans ma propre vie, m’est refusé.
Ainsi, en lisant « d’autres vies que la mienne », pour paraphraser le titre d’un roman d’Emmanuel Carrère, je suis à la fois arraché et ramené à ma propre vie que je peux en effet ressaisir avec ce petit peu de recul qui, habituellement, me fait défaut. C’est pourquoi Proust écrit cette phrase si célèbre :
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, le seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. » (Le Temps retrouvé, Pléiade, IV, p. 474).
Et il n’est pas interdit de penser, pour finir, comme Proust lui-même nous y invite, que ce n’est pas seulement la littérature, mais l’art en général, la peinture, la sculpture, la musique, etc., qui nous permet de retrouver le temps perdu :
« La grandeur de l’art véritable, […] c’est de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, […] cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. » (ibid.)