L’insécurité sociale ou la société du précariat selon Robert Castel. Angélique Gomez-Samaran 6-12-2021

 L’insécurité sociale ou la société du précariat selon Robert Castel  

Angélique Gomes-Samaran

Le podcast : https://soundcloud.com/user-991517211/linsecurite-sociale-angelique-gomes-samaran-061221?utm_source=clipboard&utm_medium=text&utm_campaign=social_sharing

Robert CASTEL
Sociologue, philosophe
1933-2013
S’est fait connaître par des travaux critiques sur la psychiatrie dans les années 70 (une dizaine d’ouvrages écrits). Mais ce sont surtout ses travaux sur la question du salariat, de l’Etat social et de la société du précariat  qui lui ont valu une large notoriété.
A été directeur d’études à l’EHESS à Paris où il a dirigé le Centre d’études des mouvements sociaux.
A notamment publié « La gestion des risques » (éditions de Minuit, 1981), « Les métamorphoses de la question sociale » (éditions Fayard, 1995), « La montée des incertitudes » (éditions du Seuil, 2009), et, plus récemment « Changements et pensées du changement, échanges avec Robert Castel » avec Claude Martin (éditions La découverte, 2012).
Point de départ de l’intervention
1) les français.es sont traversé.e.s par des incertitudes, des inquiétudes.


2) le sentiment devenu dominant aujourd’hui est l’insécurité. Cette insécurité s’étend à toutes les sphères la vie : personnelle, familiale, sociale, professionnelle. Elle se traduit par des incertitudes quant à l’intégration sur marché du travail, des inquiétudes quant à l’indépendance économique et le financement des institutions, la peur du terrorisme…


Pour autant, nous n’avons jamais vécu dans une France aussi sure.
Géographiquement, cette infographie qui montre les pays dans lesquels des affrontements armés impliquant des forces d’État et/ou des groupes rebelles ont été signalés en 2021, nous permet de constater que les pays d’Europe occidentalesont plutôt épargnés contrairement à plusieurs régions d’Afrique (Nord, Ouest, Centre, Est), les Porche et Moyen-Orient, par exemple.


Historiquement, si une des raisons de la construction de l’Union Européenne était le dépassement des rivalités entre les peuples et les dirigeants européens et, de fait, la pacification de la zone, pour les générations actuelles, la paix est devenue une normalité, une évidence.


Ce constat en apparence contradictoire permet de mettre en évidence que :
1) le sentiment d’insécurité n’est pas proportionnel au niveau de protection d’une population : il est aujourd’hui plutôt en lien avec des anticipations négatives, des inquiétudes liées à la fragilisation du système et  donc à la pérennité des protections (santé, vieillesse, chômage…) dans des contextes économiques aléatoires.
Plusieurs mutations sociales et structurelles ont été à l’œuvre :
Passage des solidarités traditionnelles à l’Etat social.
Passage des vulnérabilités collectives à la protection sociale du travailleur. 
Tensions entre liberté et sécurité (exemple COVID : plus de sécurité = plus d’intervention de l’Etat au détriment des libertés individuelles).
2) la plupart des risques ayant été maîtrisés, s’est développée une intolérance à l’insécurité avec pour conséquence le désir d’une anticipation toujours plus grande de ces risques. A un niveau de protection atteint, les risques résiduels apparaissent inacceptables.
Plusieurs mutations sociales et structurelles ont été à l’œuvre :
Passage de la réparation à la prévention.
Passage d’une gestion des « populations à risques » (constat du danger) à une gestion des facteurs de risques (probabilités de survenue).
Passage d’une société du progrès social à une société de la peur.
Illustration par Robert Castel de ces glissements : « autrefois – mais cela existe encore malheureusement aujourd’hui dans quelques endroits – l’humanité aurait été très satisfaite d’avoir simplement à manger, car le risque de la famine a été longtemps un risque réel. Mais aujourd’hui, dans des pays comme les nôtres en tout cas, ce risque a été jugulé et les gens regardent avec inquiétude leur assiette. Ils ont peur d’avaler un produit cancérigène ou d’attraper la maladie de la vache folle, etc. Et finalement, la peur de manger peut remplacer pour certains la peur de ne pas avoir à manger[1] ».
Le sentiment d’insécurité relayé par les médias, exploité par des partis politiques de manière peu scrupuleuse n’existe pas en soi, c’est une construction socialement et historiquement située d’un rapport aux protections. Cette construction dépend à la fois des risques existant à un moment donné, et de la capacité que nous avons ou pas à les prendre en charge.

A quels risques sommes-nous soumis ?

Un risque, c’est un événement prévisible, dont on peut calculer les coûts et que l’on peut maîtriser en le mutualisant, c’est-à-dire en assurant sa prise en charge collective.  
Les acteurs de cette mutualisation des risques sont publics (Etat, collectivités territoriales), privés à but non lucratif à travers les organismes sociaux (CPAM, CAF…), et privés à but lucratif à travers les compagnies d’assurance.
Nous sommes soumis.es à trois principaux risques dans nos sociétés contemporaines :
1. les « risques civils », en lien avec la délinquance, qui menacent l’intégrité des biens et des personnes (vols, violences, délits, crimes, incivilités) et renvoient à la problématique de l’Etat de droit et ses deux institutions spécialisées : la police et la justice.
2. Les « nouveaux risques » qui englobent les conséquences catastrophiques et non maîtrisées du développement de la Science, de la Technique et de l’exploitation abusive des ressources naturelles. C’est par exemple, le réchauffement climatique, l’explosion de l’usine AZF, l’exposition à des substances dangereuses/toxiques, les différentes épidémies/pandémies (SRAS, Coronavirus, grippe aviaire..).
3. Les « risques sociaux » en lien avec le développement, à partir de la seconde guerre mondiale, de la société assurantielle et de la mutualisation des risques. (Risques que nous développerons plus bas)
Les risques reposent sur des dimensions différentes mais peuvent survenir de manière synchrone et se cumuler ou asynchrone et se succéder. Par exemple les « nouveaux risques » s’agrègent aux autres comme un peur latente et contribuent à construire/entretenir l’image une société avec un avenir sombre.

Focale sur les risques sociaux

Qu’est-ce que c’est ?
« Être dans l’insécurité sociale, c’est être à la merci du moindre aléa de l’existence. Par exemple, une maladie, un accident ou une interruption de travail, peuvent rompre le cours de la vie et faire basculer un individu dans l’assistance, voire dans la déchéance sociale[1] ».

Histoire de l’assurance des risques sociaux
Lentement, l’Etat social s’est installé, clé de voute d’un système de protections. Il s’est mis en place d’abord à direction des plus défavorisés qui représentaient une majorité part de la population. Il ne s’agissait pas de redistribuer les ressources de façon égalitaire, mais de donner un minimum de ressources et de droits pour que cette catégorie sociale, invisible auparavant, puisse mener une existence avec un minimum d’indépendance pour participer à la vie sociale.
Après le Seconde Guerre mondiale, le système s’est généralisé et organisé autour de la protection sociale qui couvre les principaux risques sociaux : maladie, maternité, invalidité, décès, handicap et logement, accidents de travail et maladies professionnelles, vieillesse et veuvage. La mutualisation aménage des solidarités intra et intergénérationnelles (des bien-portants vers les malades, des jeunes actifs vers les seniors retraités).

Problèmes contemporains du système
Les structures de l’Etat social sont aujourd’hui affaiblies, remises en cause sur au moins quatre dimensions :
1) le financement, largement fondé sur les cotisations sociales, est menacé par le chômage de masse, la précarisation des statuts, les déficits budgétaires et la dette ;
2) la généralisation du système à tous les citoyens sociaux est remise en cause en raison du nombre croissant de personnes se situant aux frontières entre emploi et chômage et entre emploi et inactivité, ces personnes ne bénéficiant pas ou bien partiellement des droits et protections ;
3) l’efficacité de la prise en charge est remise en cause à travers l’apparition de nouveaux risques sociaux comme la dépendance qui augmente à mesure que l’espérance de vie augmente, ou encore la dissociation familiale comme les familles monoparentales qui cumulent pauvreté et précarité.
4) dans un contexte de mondialisation, l’Etat social est souvent perçu comme un obstacle au libre déploiement de la concurrence et l’épanouissement du marché libéral. Les surcoûts imposés au travail par les cotisations sociales entravent la compétitivité.

Le processus de désaffiliation au principe des nouveaux risques sociaux

Les « naufragés de la société salariale » comme les qualifie Robert Castel (chômeur de longue durée, bénéficiaires du RSA, jeune en quête d’emploi, de stages, etc.) ont subi un processus de désaffiliation (mot préféré par l’auteur à celui d’exclusion) i.e. qu’ils ont décroché d’une trajectoire où ils avaient support et protection. Ces populations sont menacées par l’insuffisance de ressources matérielles mais également par la labilité de leur tissu relationnel (famille, voisinage, ami.e.s). 

Robert Castel distingue trois zones schématisant le passage de l’intégration à la désaffiliation : 
– la zone d’intégration (travail permanent et supports relationnels solides), 
– la zone de vulnérabilité (précarité du travail et fragilité relationnelle),
– la zone de désaffiliation (absence de travail et isolement social).



Bibliographie

Robert CASTEL, « Les métamorphoses de la question sociale« , Editions Fayard, Paris, 1995, 
Robert CASTEL, « La montée des incertitudes« , Editions du Seuil, Collection La couleur des idées, Paris, 2009.
Robert CASTEL, « L’INSÉCURITÉ SOCIALE : QU’EST-CE QU’ÊTRE PROTÉGÉ ? ». Texte communiqué à partir de la rencontre-débat du 16 décembre 2004 organisée par le Centre de Ressources Politique de la Ville en Essonne.


[1] Ibid.


[1] Robert CASTEL, « L’INSÉCURITÉ SOCIALE : QU’EST-CE QU’ÊTRE PROTÉGÉ ? ». Texte communiqué à partir de la rencontre-débat du 16 décembre 2004 organisée par le Centre de Ressources Politique de la Ville en Essonne.