La fin de l’universel. N. Moreau 30-11-21

La fin de l’universel

Nicolas Moreau

Le podcast : https://soundcloud.com/user-991517211/la-fin-de-luniversel-nicolas-moreau-30112021?utm_source=clipboard&utm_medium=text&utm_campaign=social_sharing

Lorsque Joseph de Maistre, en 1796, déclare dans ses Considérations sur la France[1] « j’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes […] » et ajoute-t-il non sans humour, « je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan », mais, finit-il « quant à l’homme, je déclare ne jamais l’avoir rencontré », il adresse à la récente Constitution française de 1795[2], « faite pour l’homme », un grief qui s’inscrit dans une longue histoire critique de l’universel. Déclarer en effet qu’il n’y a pas d’homme, mais exclusivement des peuples et des nationalités, c’est récuser la possibilité de dépasser les particularismes et condamner ainsi l’abstraction d’une humanité qui ne soit ni d’ici ou d’ailleurs, ni de ce temps ou d’un autre.
Qu’entendons-nous en effet par l’universel ? D’abord une catégorie logique englobante, celle rencontrée dans l’adjectif universel où l’universel se distinguera du particulier. Ainsi pour les révolutionnaires français, l’hommedésigne tous les hommes, le droit affirmé de l’homme le sera de tous les hommes. Et les lois universelles de la nature, valent aussi pour toute réalité naturelle ou artificielle. Mais l’universel est aussi un nom, un terme général, ainsi de mammifère, entier naturel ou démocratie : ces termes dénotent les mêmes significations pour tous les membres de la classe désignée par le nom. A ce titre, nous comprenons que l’universel procède d’une abstraction : nous déclarer, nous tous ici présents hommes, c’est faire abstraction de notre sexe, de notre genre, de notre âge, de notre fonction, de notre appartenance religieuse, etc.
C’est bien cette abstraction d’ailleurs que dénonce Joseph de Maistre, lui qui oppose à une constitution politique jugée abstraite, l’esprit d’un peuple[3], sa culture et ses mœurs, esprit seul à même de respecter et de fonder une nation. A dire vrai, dès l’antiquité l’universel a fait l’objet, sur un plan logique et épistémologique de critiques[4], mais c’est aujourd’hui sur le plan social et politique que se pose de nouveau la question de l’universel, à dire vrai, peut-être même que la question ne se pose pas, ou ne doit pas être posée, tant il semble inepte, incongru, réactionnaire même peut-être de mobiliser une quelconque référence universelle.
Le projet de cette midi-conférence est né de l’observation de ce déclin dans le monde des idées de l’universel, et de la lecture stimulante du livre de F. Wolff, Plaidoyer pour l’universel paru en 2019, et sous-titré Fonder l’humanisme. Si mon point de départ est bien là, je précise toutefois que le déroulé de mon exposé ainsi que la mise en œuvre des concepts m’est imputable, tout particulièrement ces errances ou ces égarements, que je souhaite le moins nombreux possible.
Le titre, la fin de l’universel, s’entendra en deux sens, qui marqueront les deux premiers moments de mon exposé : je rappellerai d’abord ce qu’est la fin, au sens de but, de l’universel, c’est-à-dire sa finalité, ce qu’il vise, soit son intérêt pour la pensée. Ensuite, j’examinerai sous l’angle contemporain les symptômes de ce qui semble être la mort de l’universel, sa fin au sens de terme. Enfin, je tenterai de poser quelques jalons pour réhabiliter l’universel, et le défendre.
La fin de l’universel, ou pourquoi l’universel ? Pourquoi parler de l’homme, des mammifères, ou des  chênes, même si nous savons que parmi les hommes, les chênes, d’individu à individu, il y a bien des différences ? Tout simplement parce que sans le recours à des universels nous ne pourrions pas penser. Dans une de ses nouvelles du recueil Fictions[5], intitulée « Funes ou la mémoire » Borges narre l’étrange histoire d’un homme – Funes donc – qui à la suite d’une chute de cheval se retrouve incapable d’abstraire, de ses sensations particulières, un contenu commun. Il n’enregistre du monde que des états particuliers, à partir de ses sensations toujours singulières puisque liées à l’instant de leur manifestation : il n’y a donc pas de chêne, mais cet arbre incomparable à tout autre, autant qu’à lui-même puisqu’il ne sera même plus le même l’instant suivant. Funes est donc incapable d’universel, et Borges d’ajouter qu’il « n’était pas très capable de penser » et de nous donner par la même occasion une belle définition de l’acte de penser : « Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire ».
« Penser, c’est oublier des différences » : quel hommage à l’universel donc, puisque que grâce à lui nous allons classer et manipuler le réel. Telle est la fonction première, et épistémologique de l’universel : il permet d’identifier, de dépasser les particularités pour, naviguer dans l’abstraction. La fin de l’universel, c’est donc de rendre possible le dépassement de la différence. Mais évidemment, c’est sur le plan moral que l’universel s’impose : à l’homme est en effet associé, de droit,  une dignité qui élève tout homme à la personnalité morale et le rend incomparable aux choses. Le concept de citoyen, au cœur de l’invention grecque de la démocratie, illustre au plus haut point, politiquement cette fois, à quel point toute égalité présuppose elle-même l’abstraction.
Mais pour les contempteurs de l’universel, le mal est justement dans le remède. F. Wolff le dit avec une grande clarté : « Contre les mirages universalistes […] on invoque de nouvelles identités de genre, d’orientation sexuelle ou même de race ou de religion, issues des théories « féministes queer » ou « décoloniales ». De nouveaux conflits sociaux ou culturels sont ainsi particularisés et ethnicisés. »[6]
Initialement établi pour dépasser le particulier, l’universel ne résisterait plus :
– aux critiques prolongeant celle de Marx qui font de l’universel le masque d’un intérêt particulier. Pour Marx, les droits de l’homme étaient les droits de l’individu bourgeois propriétaire ; aujourd’hui ils sont les droits de l’homme blanc, ou du mâle blanc, hétérosexuel de surcroît.
– il ne résisterait pas non plus à l’échec de son efficience : l’universel crée un droit abstrait, mais les inégalités et les discriminations demeurent, voire même sont entretenues par l’universel.
Mais la critique de l’universel ne s’arrête pas seulement à la protestation – assurément légitime – contre les inégalités, mais elle atteste aussi d’un changement de paradigme qui, pour autant qu’il fait époque dans notre post-modernité, est d’une légitimité douteuse.
– La modernité, progressivement sécularisée, et défiante des transcendances traditionnelles a fait de l’humanité un idéal social et politique, idéal impliquant une réalisation progressive dans la forme elle-même abstraite de l’État de droit(s). ll fallait donc l’homme abstrait pour réaliser le projet politique ultime, une paix universelle et une communauté universelle d’individus définis comme citoyens.
– Or c’est à une substitution du principe de différence à celui d’identité que nous assistons. C’est que l’identité est aujourd’hui pensée comme appartenance discriminée et discriminante, celle-ci étant affirmée dans une sorte de revanche de l’histoire de celle-là. Aussi la différence relève-t-elle de la quête, du combat même pour la reconnaissance, mais combat qui use d’une même arme pour défendre et attaquer, celle de l’assignation à l’identité, nouvel avatar d’un procès de chosification a priori de tout individu.
– Alors qu’en théorie, le droit implique une double réciprocité, à des devoirs, et à une communauté de sujets de droits (je n’ai des droits que si d’autres en ont, ce qui implique une communauté idéelle de droits), le droit à la différence, ou la volonté de défendre des droits différenciés et particuliers exclut justement ce qui rend possible le droit même. A cet égard, les débats engagés par la question de l’appropriation culturelle montrent le danger du principe de différenciation qui ne connaît aucune limite (on peut différencier et diviser le réel à l’infini).
– Ce nouveau paradigme n’est donc pas qu’une forme parmi d’autres de cet individualisme démocratique si bien conceptualisé par Tocqueville. Car pour l’auteur de La démocratie en Amérique, l’individualisme avait cet étrange effet de conduire les citoyens devenus individus à l’abandon du politique. Or je crois que le point commun des revendications anti-universel est bien d’être des revendications politiques, mais paradoxalement politiques puisque l’objectif (du moins est-ce une question) est d’abolir un certain sens du politique, celui du vivre-ensemble dans un cadre émancipateur.
Je m’explique et trouve ainsi l’occasion de proposer une réhabilitation de l’universel, s’il n’est pas trop tard.
Nous avons tous entendu cette étrange affaire de réunions non-mixtes, où selon le cas l’homme entendu comme mâle ou le cis-genre est interdit, ou bien le blanc, le noir, etc. Sans revenir sur cette question, je note seulement son antinomie avec le sens même du politique.
La politique est le fait du pluralisme, il s’agit de faire de l’unité avec du multiple. Or cela n’implique pas seulement de reconnaître le fait de la différence, mais de l’organiser de telle sorte qu’elle puisse se résorber dans l’unité d’une fin visée commune. Pour ce faire, il faut constituer un espace spécifique, que les philosophes nomment dialogique, et Aristote l’avait bien remarqué, espace où la parole pourra circuler, s’échanger et devenir  – conformément à sa destination – proprement politique. Cet échange implique que soit posé, à titre de postulat, un droit équivalent à la parole, et une aptitude équivalente à la pensée et à l’objectivité. C’est-à-dire, le postulat du caractère raisonnable et rationnel de tout individu. Or dès que l’individu est assigné à une identité, qu’il n’est plus homme mais noir, qu’il est femme et donc incomparable et inassimilable au mâle, qu’il est homosexuel, précaire, boomer, colonialisé, ou décolonialisé, indigéniste, c’est le principe même de toute discussion qui est rendu caduc, puisque la parole est avant même son émission soupçonnée d’idéologie, mais par une autre parole idéologique se donnant comme vérité. La discussion vise alors moins à dépasser les différences mais à établir, depuis le devoir de différenciation, que la discussion est impossible, voire dangereuse et qu’ainsi il faudra interdire à certains la discussion.
S’il faut réhabiliter l’universel, c’est d’abord parce qu’il est la condition de possibilité de tout discours, de toute morale, et du politique. L’universel n’est pas l’uniforme, pas plus que l’égalité n’est l’identique ; l’universel est un principe moral, je le redis, celui d’une confiance dans l’autre qui pourra certes être ébranlée, mais dont la valeur est incroyablement plus féconde que la présomption de domination, qui pourrait rappeler ce qu’à de funestes époques était nommé l’ennemi objectif.
Pour conclure, une remarque presque accidentelle. La semaine dernière, B. Bon m’a sollicité pour le choix d’une illustration pour la promotion de cette conférence. J’ai d’abord cherché sur l’internet, depuis les mots universel, droits universels de l’homme, et je n’ai pas trouvé de photographies ou de dessins satisfaisants, mais beaucoup de tour Eiffel ou d’anciennes unes de journaux. Comme il m’est arrivé dans une autre vie de me promener assez souvent avec un appareil photo, j’ai alors eu l’idée de jeter un œil dans mes réserves et ce souvenir de ma visite au Kunsthistorisches de Vienne m’a paru être de circonstance.

Evidemment, il y a Babel, ce qui pour l’universel, n’est pas le plus pauvre des grands mythes de notre culture. Jugeons-en ainsi. On sait que le partage d’une seule et même langue, une langue universelle a favorisé le déplaisant projet – aux yeux de Dieu – de la construction d’une tour rivalisant par sa hauteur avec la puissance divine. Dieu a alors puni les hommes à ne plus s’entendre, ni au propre, ni au figuré, en les contraignant à des langues particulières. C’est dire que la punition, ce n’est pas l’universel mais le particulier, et le repli sur soi et sur sa langue de toute communauté. C’est dire aussi qu’il nous faut nous dépasser, et d’ailleurs n’est-ce pas ce que réalise le miracle de l’apprentissage des langues, pour atteindre à cette destination que le vieux langage des Lumières, vieux mais ô combien précieux, nommait cosmopolitisme.
Je ne connais pas les desseins de dieu, mais je suis courageux et bavard,  aussi j’ose : Dieu nous a punis pour nous être tournés vers lui et avoir consumé nos forces dans une verticalité impossible, alors qu’il nous fallait bâtir des villes ou des villages, qu’importe, mais des institutions, avec justice et justesse dont, je crois et j’espère, que l’universel peut-être encore l’horizon. Devant Babel, j’étais à ce moment là préoccupé par la lumière et le cadrage de ma photo, – c’est raté, elle est floue ! – d’autant que cette inconnue devant moi pouvait bouger à tout moment. Mais aujourd’hui, j’y vois, et j’ose espérer, qu’elle incarne à elle seule, comme un symbole, la possibilité d’un universel et notre attachement à celui-ci.


[1]Consulté en ligne, Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6258824q/f114.item
2]Et à son préambule, la déclaration des droits et devoirs de l’homme et du citoyen.
[3]Les germanistes ou historiens auront reconnu le Volkgeist que Herder opposait à Voltaire dès 1774…
[4]Aristote reproche à Platon d’user d’Idées bien trop abstraites ; la querelle des Universaux au moyen-âge demandera si l’universel n’est pas qu’un nom.
[5]Fictions, ed. Folio Gallimard, n° 614. Nouvelle édition augmentée (1983).
[6]Plaidoyer pour l’universel, Paris, Fayard, 2019, p.12-13.