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Introduction
En assistant l’année dernière à la très belle conférence de Pauline Borrel sur Schubert, le désir m’est venu d’exposer, dans le cadre des Midi-Conférences, la conception de la musique qu’a proposée Arthur Schopenhauer[1] (diapo 2), dont on dit qu’il jouait de la flûte quotidiennement et qu’il aimait tout particulièrement Mozart et Rossini[2].
Sa thèse peut être résumée de la façon suivante : de tous les arts, la musique est le plus précieux parce que le plus métaphysique : loin de n’être, comme le pensait Leibniz, qu’une simple « pratique occulte de l’arithmétique dans laquelle l’esprit ignore qu’il compte »[3], elle est, bien plus que tous les autres arts, (diapo 3) « un exercice de métaphysique inconscient, dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie » (p. 338).
Comment Schopenhauer en est-il arrivé à cette idée d’une portée éminemment métaphysique de la musique ? C’est ce que je propose de vous expliquer aujourd’hui.
1. La représentation artistique du monde et le plaisir esthétique
Comme l’indique le titre de son ouvrage, Le monde comme volonté et comme représentation, l’idée initiale de Schopenhauer est qu’il existe un écart entre le monde tel qu’il est en lui-même et la représentation que nous en avons :
1) En son essence propre, indépendamment des sujets que nous sommes et de nos représentations, le monde est, selon lui, volonté : de même, en effet, que la volonté nous apparaît comme notre propre essence intime, nous qui ne cessons de faire effort pour persévérer dans notre être, de même, elle est, selon Schopenhauer, l’essence intime de la nature entière, qui se manifeste tantôt comme force naturelle aveugle, comme gravité (« aucune matière n’est absolument dépourvue de volonté »[4], écrit-il : p. 330), tantôt comme croissance végétale ou mouvement animal, tantôt encore comme conduite raisonnée. Le monde tel qu’il est en lui-même ou, pour parler comme Kant, le monde comme chose en soi, c’est donc, pour Schopenhauer, le monde comme volonté.
2) Mais ce n’est pas du tout ainsi qu’il nous apparaît : à notre intelligence, gouvernée par le principe de causalité, et à notre sensibilité, structurée par les formes de l’espace et du temps, le monde apparaît comme nature, c’est-à-dire comme un tout spatio-temporel gouverné par des lois et des relations de causalité.
Il y a donc un abîme entre le monde tel qu’il est en lui-même et le monde tel qu’il nous apparaît, entre le monde comme volonté et le monde comme représentation, ou, pour parler encore comme Kant, entre le monde comme chose en soi et le monde comme simple phénomène, objet de notre expérience et de l’exploration scientifique.
Pourtant, il existe une autre forme de représentation du monde que la représentation courante ou scientifique : c’est la représentation artistique. L’art, en effet, ne représente pas, comme la science ou l’entendement commun, les relations d’espace, de temps ou de causalité qui existent entre les choses : il représente ou tente de représenter, non certes la chose en soi, puisque celle-ci se situe par définition par-delà toute représentation, mais l’Idée ou l’idéalité de chaque chose au sens platonicien du terme, c’est-à-dire la forme essentielle de chaque chose : celle, par exemple, (diapo 4) des tournesols ou des souliers de paysans chez van Gogh.
La représentation artistique est donc une représentation des Idées platoniciennes, c’est-à-dire une représentation des choses en leur idéalité ou forme essentielle. Forme essentielle qui, se situant au-delà des catégories de la connaissance rationnelle (l’espace, le temps, la causalité) et relevant ainsi nécessairement de l’intuition contemplative et non du raisonnement discursif, ne peut être pleinement saisie et exprimée que par l’art.
3) L’art est ainsi pour Schopenhauer un véritable mode de connaissance qui permet d’accéder aux Idées par la contemplation du monde et dont les œuvres (les œuvres d’art) permettent la communication (diapo 5) :
« L’art reproduit les Idées éternelles qu’il a conçues par le moyen de la contemplation pure, c’est-à-dire l’essentiel et le permanent de tous les phénomènes du monde […]. Son origine unique est la connaissance des Idées ; son but unique, la communication de cette connaissance. » (p. 239).
Et ce mode de connaissance est la source d’un plaisir très vif, puisqu’il nous permet d’accéder auroyaume de ce qui, échappant « au tourbillon du temps et des autres relations » (§ 38, p. 253), estvéritablement : c’est, pour parler comme Spinoza, le plaisir de voir les choses « sub specie æternitatis »[5], sous l’aspect de l’éternité.
2. Le système des arts
Ainsi, après avoir défini la représentation artistique et caractérisé le plaisir qu’elle procure, Schopenhauer se penche sur la diversité des arts, qu’il propose de penser et d’ordonner par référence à la diversité et à l’ordre naturel des choses et des Idées qui leur correspondent :
(i) Pour Schopenhauer, en effet, il y a d’abord, au sein de la nature, une échelle graduelle des êtres qui va des plus inertes et grossiers aux plus vivants, conscients et subtils. Cette échelle des êtres se déploie non seulement selon les quatre grands règnes naturels – minéral, végétal, animal et humain –, mais encore à l’intérieur même de chacun de ces règnes : à l’intérieur du règne humain, par exemple, il y a une gradation qui va de l’action la plus grossière au sentiment le plus pur ou à l’action la plus noble.
(ii) À cette première échelle des êtres correspond nécessairement l’échelle des Idées de chacun de ces êtres ou de chacun de ces niveaux de réalité : cette échelle va, par exemple, des Idées de pesanteur, de cohésion, de croissance ou de floraison aux Idées de vertu, d’héroïsme ou de sagesse.
(iii) Enfin, parce que l’art doit être « le miroir fidèle de la vie, de l’humanité et de la réalité » (§ 51), à ces deux échelles, des êtres et des Idées, correspond une échelle des arts eux-mêmes, chaque art étant à la fois spécifiquement capable et, dès lors, en quelque sorte spécifiquement chargé de représenter un ou plusieurs niveaux ou aspects spécifiques de la réalité (diapo 6) :
(i) Les arts qui représentent les degrés « inférieurs » de la réalité (c’est-à-dire la matière inerte et la vie végétale) sont : l’« architecture artistique », l’hydraulique artistique (jeux d’eaux & fontaines), l’art des jardins, la peinture de paysage ou encore la poésie descriptive. Leur mission propre est de faciliter l’intuition claire de quelques-unes des Idées qui constituent les degrés « inférieurs » de la réalité : pesanteur, cohésion, foisonnement, floraison, fluidité, jaillissement, etc.
(ii) Les arts qui représentent les degrés « supérieurs » de la volonté (c’est-à-dire la vie animale et, surtout, humaine), sont : les arts plastiques (sculpture et « peinture d’histoire », centrée sur l’homme et ses actions) et les diverses formes non descriptives de la poésie : poésie lyrique, narrative, épique, dramatique et tragique. Leur mission propre est, évidemment, de permettre l’intuition des Idées qui correspondent aux degrés « supérieurs » de la réalité : noblesse, angoisse, résolution, amour, sacrifice, etc.
Tout art a donc, pour Schopenhauer, une fonction qu’on peut dire métaphysique puisqu’il s’agit toujours de donner accès au monde en son essence. Mais qu’en est-il de la musique ? Pourquoi Schopenhauer la met-il à part ?
3. Le statut spécifique de la musique
Pour justifier l’éminente dignité qu’il lui accorde, Schopenhauer part du constat suivant : de tous les arts, la musique est celui qui s’adresse à nous de la façon la plus immédiate, la plus puissante, voire bouleversante, et la plus intime : il suffit d’écouter le moindre morceau de musique pour être immédiatement plongé ou transporté dans son climat affectif. Il cherche donc à expliquer ce fait et il propose l’explication suivante, dont il reconnaît lui-même bien volontiers que sa vérité est impossible à prouver (p. 328), mais qui n’en constitue pas moins, je trouve, une très belle tentative pour rendre compte de ce pouvoir spécifique de la musique.
Selon lui, la musique ne proposerait pas, comme les autres arts, une simple représentation des Idées, qui sont elles-mêmes des représentations du monde en son essence, du monde comme volonté : elle ne serait donc pas la représentation d’une représentation (la représentation d’une Idée), mais proposerait,comme les Idées elles-mêmes, une représentation ou manifestation immédiate et adéquate de la volonté sous ses différentes formes, c’est-à-dire de l’essence intime du monde et de la vie. Il y aurait donc (diapo 7) un « rapport » particulièrement « étroit entre la musique et l’être vrai des choses » (p. 335), qui expliquerait son extraordinaire puissance émotionnelle.
Cette hypothèse implique deux choses distinctes qu’il va nous falloir essayer d’expliquer :
(i) Elle implique, d’abord, que contrairement aux autres arts, la musique se situerait au même niveau ontologique que les Idées : il semble y avoir, écrit Schopenhauer, « un parallélisme, une analogie entre la musique et les Idées » (p. 329). La musique, écrit-il (diapo 8) :
« n’est […] pas, comme les autres arts, une reproduction des Idées, mais une reproduction de la volonté au même titre que les Idées elles-mêmes. C’est pourquoi l’influence de la musique est plus puissante et plus pénétrante que celle des autres arts : ceux-ci n’expriment que l’ombre, tandis qu’elle parle de l’être. » (§ 52, p. 329)
(ii) Mais cette hypothèse implique sans doute également, non certes que le monde serait lui-même intrinsèquement musical, mais qu’il existerait tout de même un profond « point commun du monde et de la musique » (p. 328) ou une profonde analogie, une proximité ou une affinité particulièrement étroite entre le monde et la musique, puisqu’elle seule semble être en mesure d’en exprimer vraiment toute l’essence intime. En d’autres termes, Schopenhauer ne se contente pas de mettre la musique au même niveau ontologique que les Idées : (diapo 9) il va jusqu’à la mettre au même niveau ontologique que la volonté elle-même, c’est-à-dire que l’essence du monde :
« La musique […] exprime ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène. En conséquence, le monde pourrait être appelé une incarnation de la musique tout aussi bien qu’une incarnation de la volonté. » Le Monde…, III, § 52, p. 335-6
Il nous faut donc tenter d’expliquer ces deux points (diapo 10), c’est-à-dire à la fois (i) l’étroite parenté de la musique avec les Idées platoniciennes et (ii) son étroite proximité avec la volonté, avec l’essence du monde, c’est-à-dire la dimension quasi musicale du monde lui-même :
(i) Pour ce qui est de la parenté de la musique avec les Idées, elle vient, selon Schopenhauer, du fait que la musique est l’art le plus indépendant du monde phénoménal, c’est-à-dire du monde tel qu’il nous apparaît, et qu’elle est, par conséquent, l’art le plus propre à en exprimer l’essence invisible (diapo 11) :
« La musique […] est complètement indépendante du monde phénoménal ; elle l’ignore absolument, et pourrait en quelque sorte continuer à exister alors même que l’univers n’existerait pas ; on ne peut en dire autant des autres arts. » (p. 329)
Cette indépendance de la musique par rapport au monde phénoménal correspond concrètement à deux choses :
D’une part, contrairement aux autres arts, la musique « n’existe que dans le temps, sans le moindre rapport avec l’espace », ce qui la place, dans la hiérarchie des arts, à l’extrémité opposée à l’architecture qui, elle, « n’existe que dans l’espace, sans aucun rapport avec le temps ». Quant à la sculpture, la peinture et la poésie (diapo 12), elles relèvent, elles, à la fois de l’espace et du temps, et non seulement de l’un ou de l’autre, comme l’architecture et la musique : en effet, la sculpture et la peinture « représentent la vie, le mouvement, l’action » et relèvent donc du temps et non seulement de l’espace, comme on pourrait être tenté de le croire au premier abord ; et la poésie, qui pourrait, elle, sembler purement temporelle, a pour matière « tout ce qui existe » et relève donc aussi de l’espace et non seulement du temps[6]. La musique est donc bien le seul art qui soit affranchi de l’ordre extérieur de l’espace et c’est cet affranchissement qui lui permet de nous offrir, « une traduction plus intime de l’être que les autres arts ». C’est lui qui permet de comprendre « pourquoi la musique peut seule manifester, sous forme esthétique, l’intuition du vouloir dans sa plénitude »[7], car le vouloir, la volonté, relève de l’intériorité et du temps bien plus que de l’espace et de l’extériorité.
D’autre part, la musique, parce qu’elle n’est faite que de sons et de rythmes, est le moins imitatif des arts : il existe bien sûr quelques œuvres musicales imitatives (Les Saisons de Haydn, les Jeux d’eau de Liszt ou de Ravel, la Pastorale de Beethoven, par exemple), mais la plupart des sonates, quatuors ou symphonies n’imitent rien et on peut dire que la musique est plus naturellement abstraite que les autres arts qui, de leur côté, ont tendance à devenir musicaux lorsqu’ils deviennent abstraits : il est en effet très frappant de constater que les peintres abstraits ont fréquemment donné des titres musicaux à certaines de leurs toiles, comme dans les exemples suivants : le Concert de Vassily Kandinsky, le Quatuor de Joan Mitchell, la Polyphonie de Paul Klee ou encore la Sonate de Mark Tobey (diapos 13 à 16). La musique se situe donc plus spontanément que les autres arts au-delà de l’apparence sensible du monde, du côté de son essence, et c’est la raison pour laquelle Schopenhauer marque une nette préférence pour les œuvres et formes musicales les moins imitatives, les plus pures[8].
(ii) Quant à l’étroite analogie (diapo 17) qui relie la musique à la volonté, à l’essence du monde, et, réciproquement, la volonté à la musique – analogie qui est le 2e élément qui permet d’expliquer le pouvoir singulier de la musique –, elle réside sans doute dans le fait que, un peu comme la musique, la volonté est essentiellement un mélange de mouvement et d’intensité. Il existerait donc un très étroit parallélisme entre la musique et la volonté, que Schopenhauer s’est efforcé d’explorer de façon systématique et dont voici, par exemple, l’un des aspects (diapo 18) :
« La mélodie exprime tous les mouvements de la volonté telle qu’elle se manifeste dans la conscience humaine, c’est-à-dire tous les affects, sentiments, etc., tandis que l’harmonie, au contraire, indique la graduation de l’objectivation de la volonté dans le reste de la nature. » Fragments sur l’histoire de la philosophie, II, in Parerga et paralipomena, p. 816
Mais ce parallélisme entre la musique et la volonté n’est pas pour autant une identité car, contrairement à la volonté, la musique n’existe que pour notre sensibilité et notre intelligence capables de la percevoir comme telle car, objectivement, elle n’est évidemment qu’une somme de sons et de rapports numériques. La musique est donc « une seconde réalité, qui marche tout à fait parallèlement avec la première, tout en étant d’une nature et d’un caractère fort différents » ; elle a « une complète analogie » avec le monde en son essence, « mais aucune similitude »[9]. Elle n’est donc pas l’essence même du monde, mais elle est ce qui exprime le mieux cette essence, de telle sorte que, pour accéder pleinement au monde, il faut sans doute être à son écoute, plutôt que de se contenter de le regarder[10].
Conclusion
La musique est donc bien, pour Schopenhauer, « un exercice de métaphysique inconscient, dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie » (p. 338). Or cette thèse implique, de l’aveu même de Schopenhauer, que la « vraie philosophie » ne consiste finalement qu’à énoncer et développer en concepts ce que la musique exprime, elle, plus immédiatement et plus adéquatement (diapo 19) :
« Si donc nous énoncions et développions en concepts ce [que la musique] exprime à sa façon, nous aurions par le fait même l’explication raisonnée et l’exposition fidèle du monde exprimée en concepts, ou du moins quelque chose d’équivalent. Là serait la vraie philosophie. » (§ 52, p. 338)
[1] J’avais aussi en tête la célèbre phrase de Nietzsche dans sa Lettre du 15 janvier 1888 à Heinrich Köselitz/Peter Gast : « Das Leben ohne Musik ist einfach ein Irrtum, eine Strapaze, ein Exil »: la vie sans musique n’est qu’une erreur, une épreuve, un exil. Cf. aussi la lettre du 27 mars 1888 à Georg Brandes : « Ohne Musik, wäre mir das Leben ein Irrtum » : sans musique la vie serait pour moi une erreur.
[2] Cf. David E. Cartwright, Schopenhauer : A Biography, p. 30 & 533, et Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 186.
[3] Lettre à Christian Goldbach du 17 avril 1712. Cf. aussi le texte suivant : « J’ai montré ailleurs que la perception confuse de l’agrément ou des agréments qui se trouvent dans les consonances ou dissonances consiste dans une arithmétique occulte. L’âme compte les battements du corps sonnant qui est en vibration, et quand ces battements se rencontrent régulièrement à des intervalles courts, elle y trouve du plaisir. Ainsi, elle fait des comptes sans le savoir. » Extrait du dictionnaire de Monsieur Bayle, article « Rorarius », dans Die philosophischen Schriften von G.W. Leibniz, édité par Carl J. Gerhardt (1875-1890), Hildesheim, Olms, 1965, vol. IV, p. 550. Cf. Patrice Bailhache, Leibniz et la théorie de la musique, p. 40 & 151.
[4] On retrouve, de manière inattendue, une idée proche dans ce passage de Francis Ponge : « Le sens de mon œuvre […] est d’ôter à la matière son caractère inerte : de lui reconnaître sa qualité de vie particulière, son activité, son côté affirmatif, sa volonté d’être, son étrangeté foncière (qui en fait la providence de l’esprit), sa sauvagerie, ses dangers, ses risques. » Le Verre d’eau, in Le Grand Recueil, II. Méthodes
[5] Cf. Éthique, V, pr. 31, sch., cité par Schopenhauer § 34, p. 231-2.
[6] Cf. XXXIX, p. 1195
[7] « Si la musique nous offre une traduction plus intime de l’être que les autres arts, c’est qu’elle reste étrangère au monde de l’espace. L’analyse de la notion de temps […] nous explique maintenant pourquoi la musique peut seule manifester, sous forme esthétique, l’intuition du vouloir dans sa plénitude. L’acte miraculeux qui nous révèle et l’essence de l’être et notre identité foncière avec le monde se produisant dans le temps, non dans l’espace, un signe spatial lui reste toujours inadéquat. De cette servitude la musique est affranchie. » André Fauconnet, L’esthétique de Schopenhauer, p. 340-341
[8] « [La musique] se meut librement dans le concerto, dans la sonate, et avant tout dans la symphonie, qui est sa plus belle arène, celle sur laquelle elle célèbre ses saturnales. » Métaphysique du beau et esthétique, in Parerga et paralipomena, p. 654. D’où le commentaire d’André Fauconnet : « [La musique] est d’autant plus belle qu’elle est plus libre, plus sincère et plus pure. Plus elle est elle-même, plus elle vaut. Ainsi s’explique cette table des valeurs, aux termes de laquelle le concerto et la sonate sont déclarés très supérieurs aux danses, aux lieder chantés, et la musique religieuse, où le texte importe si peu, est mise très au-dessus de l’opéra, où le texte importe tant ; enfin, voilà pourquoi c’est dans la symphonie que la musique libérée, affranchie, rendue à soi « fête ses saturnales ». » L’esthétique de Schopenhauer, p. 355
[9] Cf. Fragments sur l’histoire de la philosophie, II, in Parerga et paralipomena, p. 816-7
[10] C’est pourquoi un poète comme Gustave Roud (1897-1976) n’hésite pas à souligner « la parenté profonde [du] pouvoir des paysages avec les puissances de la musique » : « Qui songerait à nier l’irrésistible puissance d’asservissement d’un vaste paysage composé, sur notre regard tout d’abord et, peu à peu, sur tout notre être ? Il nous emprisonne lentement comme une symphonie. Le ciel vide, ou devenu pâture des nuages, la terre jusqu’à l’horizon dans sa figure naïve encore ou retouchée de la main des hommes, proposent à notre vue leurs grands thèmes, non point liés à quelque déroulement temporel, mais énoncés tous ensemble dans l’espace, où ils installent pour toujours le paradoxe d’un immuable contrepoint simultané. C’est notre œil qui se meut au long de ces phrases immobiles, pris dans ce réseau de courbes mélodieuses, ce filet magique, ce piège sans rémission que chaque saison, chaque jour, chaque heure presque charge, comme autant d’appâts nouveaux, de nouvelles harmonies. » Gustave Roud, Air de la solitude (1945), « Pouvoirs d’une prairie », Œuvres complètes, I, p. 844-5
