
Noirceur de l’Amour dans Le Songe d’une Nuit d’Été de William Shakespeare.
Anne-Sophie André
Introduction
« Pour donner des conférences, il faut être persuadé que, dans un quelconque domaine, on en sait plus que les autres – or, semblable domaine, je n’en connais pas« , écrivait la poétesse russe Marina Tsvétaeva en 1924 en réponse à l’invitation qui lui était faite de participer à une soirée littéraire. Pour parler d’amour, et a fortiori de la noirceur qui l’accompagne souvent, je suis tout aussi ignorante (ou savante!) que chacun d’entre vous. En revanche je dispose d’un guide précieux, William Shakespeare, dont l’œuvre poétique et théâtrale décline à l’infini cette thématique. J’ai choisi aujourd’hui d’en explorer les contours avec Le Songe d’une Nuit d’Été comme vade-mecum.
Cette comédie est l’une des plus populaires du canon shakespearien, et fit toujours partie de celles qui sont le plus représentées. Le monde des fées, en particulier, nourrit un certain imaginaire plein de fantaisie charmante depuis les illustrations popularisées à l’époque victorienne, souvent dérivées de tableaux comme celui-ci :

Titania et Bottom, par John Anster, (sous licence wikimedia commons).
Pourtant, quand on y regarde de plus près, il semble que ce divertissement soit tout sauf innocent.
En effet, l’intrigue se résume en ces termes :
Thésée, Duc d’Athènes, s’apprête à épouser Hippolyta, reine des Amazones et commande des spectacles afin de célébrer les noces avec faste.
Un groupe d’artisans athéniens entreprend alors de monter une version scénique de l’histoire de Pyrame et Thisbé.

Cet épisode des Métamorphoses d’Ovide se caractérise par une méprise qui aboutit à la mort des deux amants, après qu’ils s’étaient retrouvés nuitamment pour fuir leurs parents opposés à leur union. Shakespeare avait déjà employé cette trame, emblématique d’un amour tout aussi passionnel que funeste dans Roméo et Juliette. L’intrigue secondaire apporte ici au contraire un élément bouffon à la pièce, car elle semble vider le récit tragique de son sens tant les artisans sont ridicules.
Egée, un membre de la cour, demande par ailleurs à Thésée d’user de son autorité auprès de sa fille Hermia, qui refuse d’épouser Démétrius, le parti qu’il a choisi pour elle. Sommée par Thésée d’obéir ou de mourir, Hermia préfère s’enfuir dans la forêt aux côtés de Lysandre, celui qu’elle aime. Ils y seront rejoints par Démétrius, partis à leur poursuite, et Héléna, amoureuse de Démétrius et bien décidée à l’épouser.
En parallèle, Oberon et Titania, roi et reine des fées, et suzerains du monde nocturne de la forêt, se querellent autour d’un enfant dont Oberon est jaloux. Afin de se venger de Titania, il ordonne à Puck, son elfe de main pour ainsi dire, de recueillir un élixir qui la fera tomber amoureuse du premier objet que son regard croisera au réveil. Ce sera Bottom le tisserand, l’un des apprentis comédiens, que le malicieux Puck a affublé d’une tête d’âne.
Ce très bref résumé permet de comprendre qu’en fait de pièce appropriée à la célébration de noces, Le Songe nous offre au contraire une vision très sombre de la relation de couple puisque elle semble vouée au tragique (Pyrame et Thisbé) ou à l’humiliation (Oberon et Titania).
Derrière le travestissement comique d’un mythe tragique, Shakespeare nous donne donc à voir et entendre des variations grinçantes où la noirceur des ténèbres nocturnes colore insensiblement les joutes amoureuses, déjà entachées du sang de Pyrame et Thisbé qui donna sa couleur noire au fruit du mûrier.
J’aborderai dans cet esprit les trois grand points suivants :
1. Un amour noir du fait des conventions sociales / juridiques de l’époque
2. Un amour noir lié à une construction érotique de la contrainte et de la cruauté
3. Un amour noir car il ne peut y avoir d’amour pur qui ne le soit
1. Un amour noir du fait des conventions sociales / juridiques de l’époque
A. Egée / Hermia : I, 1, l. 41-42 :
Dès l’entrée en scène d’Égée, la relation maritale est inscrite dans un cadre juridique. En effet ses premiers mots sont « je viens me plaindre » , et c’est bien à Thésée, premier magistrat de la cité athénienne, qu’Égée énonce ses griefs envers sa fille Hermia. Il conclut sa péroraison avec les vers suivants :
Je revendique l’ancien privilège d’Athènes :
Puisqu’elle est mienne, je peux disposer
d’elle,
Pour la livrer, soit à ce gentilhomme,
Soit à la mort, en accord avec notre loi
Qui ne prévoit aucun sursis en pareil cas
I beg the ancient privilege of Athens:
As she is mine, I may dispose of her;
Which shall be either to this gentleman,
Or to her death, according to our law
Immediately provided in that case
Dans cette réplique d’Egée, l’amour paternel s’est métamorphosé en discours de juriste, enserrant le corps et la personne d’Hermia, réduite à la fonction d’objet (« her ») dans les mailles d’un filet juridique, où la noirceur d’un désir de possession absolu qui ne dit pas son nom se cache derrière des justifications légales. Notons, en passant, l’usage du modal « may » en anglais, qui exprime la possibilité, mais surtout correspond à la forme du français « puis » (je puis disposer d’elle), avec toutes les connotations implicites de puissance que cela sous-entend.
La dernière réplique d’Egée (Acte IV, s. 1, l. 151 sq) :
Assez, assez mon seigneur: vous en avez entendu assez.
Je réclame la loi, la loi sur sa tête;
Ils voulaient se sauver, ils voulaient, Démétrius,
Nous escroquer vous et moi :
Vous de votre épouse, et moi de mon consentement,
De mon consentement qu’elle soit votre épouse.
Enough, enough my lord ; you have enough
I beg the law, the law upon his head !
They would have stol’n away, they would, Demetrius,
Thereby to have defeated you and me,
You of your wife and me of my consent,
Of my consent that she should be your wife.
met en scène de façon emblématique dans le texte anglais ce qui compte aux yeux d’Egée, à savoir « my consent », que l’anadiplose met tout particulièrement en relief. Les anaphores, qui ne manquent pas d’évoquer Molière et son Avare à des oreilles francophones, cachent sous l’effet comique la violence faite à Hermia, mais aussi la réalité crue que le mariage dissimule.
B. L’enjeu érotique des corps
En effet, le mariage trouvant, derrière le masque social des alliances politiques et / ou économiques, in fine son aboutissement dans un rapport sexuel, on constate ici l’enjeu érotique que représente le corps d’Hermia, dont presque jusqu’au bout son père ne voudra abandonner le contrôle, comme si, d’une certaine façon, la remarque en forme de boutade adressée par Lysandre ((I, 1, l. 92-93) :
Vous avez l’amour de son père, Démétrius :
Laissez-moi celui d’Hermia; épousez-le.
You have her father’s love Demetrius;
Let me have Hermia’s – do you marry him.
(I, 1, l. 92-93)
traduisait une vérité profonde : Egée éprouve pour sa fille un désir que l’on qualifierait aujourd’hui d’incestueux, désir qu’il ne pourrait assouvir que par l’entremise d’un mari par lui adoubé comme projection fantasmée de lui-même.
Ce déplacement du désir sur un objet intermédiaire trouve aussi à s’incarner dans le monde des fées, puisque la querelle entre Oberon et Titania a pour origine le désir suscité par un jeune enfant, dont le spectateur moderne a souvent du mal à saisir la fonction ultime. Du point de vue du mécanisme dramatique, toutefois, cet enfant sert de prétexte à Shakespeare pour de souligner la nature possessive de l’érotisme qui sous-tend toute la pièce, avec tout ce que cela implique de noirs désirs.
2. Un amour noir lié à une construction érotique de la contrainte et de la cruauté[1]
A. Thésée / Hippolyta
Thésée est présenté par la mythologie comme un grand séducteur, peu soucieux des cœurs qu’il brise sur son passage. Il est donc tout-à-fait remarquable de le voir ici sur le point de convoler en justes noces, ou, à tout le moins, en noces spectaculaires (I, 1, l. 18). Que nous dit-il cependant (ou plutôt que dit-il à Hippolyta) ?
Hippolyta, je t’ai courtisée avec mon épée,
Et j’ai conquis ton amour en te faisant violence
Hippolyta, I wooed thee with my sword,
And won thy love doing thee injuries;
Faites-bien attention au choix des pronoms personnels : thee / thou suggèrent une réelle intimité, une proximité scénique entre les deux personnages. Thésée ne clame pas ce qu’il a fait, il le susurre à l’oreille d’Hippolyta et si l’on se penche sur le sens des mots, ce qu’il lui dit est tout bonnement horrible : le jeu attendu word et sword (connotation phallique; viol) et l’affirmation que de ce viol l’amour d’Hippolyta est né laissent sans voix. Bien sûr, comme toujours en littérature, le jeu entre signifiant et signifié est essentiel, et l’on peut interpréter les propos de Thésée à l’aune du discours amoureux de la Renaissance, filant la métaphore de l’amour et de la guerre ou de l’amour et de la chasse. Mais il me semble impossible de ne pas aussi entendre le sens réel des mots mis dans sa bouche, et d’en suivre l’écho qui résonne tout au long de la pièce, et en premier lieu dans la relation entre Oberon et Titania.
B. Oberon / Titania
Dès son arrivée sur scène, l’autre couple fondateur de la pièce, puisqu’il est à l’origine de tous les dérèglements, se distingue par un antagonisme virulent, dont les conséquences se font sentir à tous les niveaux.
Titania, de prime abord, semble avoir la haute main sur leur relation (cf. II, 1, 61 : « I have forsworn his bed and company » / « J’ai abjuré son lit et sa compagnie. »), même si, lorsqu’Oberon lui rappelle qu’il est « son seigneur », elle reconnaît le lien qui est censé les unir (« Then I must be thy lady. » / « Alors je dois être ta dame. ») Un glissement s’opère toutefois rapidement vers le pronom « you » (vous), suggérant un éloignement physique perceptible sur scène. Au contraire, Oberon cherche à envahir son espace puisqu’il lui répond en utilisant « thou ». Tout leur dialogue est rythmé par ce jeu des pronoms, suggérant une forme de parade amoureuse en parallèle à la joute verbale. Mais ce qui, dans Beaucoup de Bruit Pour Rien par exemple, est resté de l’ordre du jeu brillant d’un érotisme verbal à fleurets mouchetés, prend ici une toute autre tournure avec le vœu fait par Oberon.
Tu ne sortiras pas de ce bosquet
Avant que je t’aie tourmentée pour cet affront.
Thou shalt not from this grove
Till I torment thee for this injury.
En refusant d’obéir à Oberon, Titania remet en cause les lois fondamentales du mariage, ce qui justifie toutes les formes de punition pour ramener l’ordre.
Jan Kott, dans Shakespeare Notre contemporain[1], a eu des pages très justes sur l’érotisme bestial de la pièce que le stratagème d’Oberon fait émerger; je n’y reviendrai pas sauf à souligner que la scène transgressive par excellence, celle de l’union entre Titania et Bottom n’est, dans le texte, que préfigurée sur scène (contrairement à ce qui nous est donné à voir dans la plupart des mises en scène modernes). Elle relève de l’indicible par excellence (« methought I was… » repris par Titania comme par Bottom , voir IV, 1, l.200-207), pour une raison assez simple : Titania est à l’initiative de l’acte sexuel contre-nature.
Sa forme bestiale est l’incarnation de ce qui, pour la société élisabéthaine, était littéralement impensable, à savoir qu’une femme soit à l’initiative et dominante : Acte III, s. 1, l. 126 :
Ne désire pas sortir de ce bois :
Que tu le veuilles ou non, ici tu resteras
Out of this wood do not
desire to go :
Thou shalt remain here,
whether thou wilt or no
Titania peut bien ajouter « I do love thee », on voit ici que la contrainte est essentielle à l’accomplissement du désir amoureux. Le scandale étant, évidemment, que Titania renverse à son profit la contrainte énoncée posément par Égée ou Thésée. (On pourrait d’ailleurs commenter le jeu paronomastique sur wood / woo’d en anglais, ainsi que la polysémie de wood, terme souvent associé aux érections matinales…)
C. Fonction de la forêt
Ce renversement contre nature de l’ordre amoureux est, dans le cadre de l’intrigue, la conséquence d’une « égression » vers un espace marginal, limitrophe de la cité athénienne mais non soumis, du moins en apparence, à ses lois.
Il s’agit bien sûr de la forêt vers laquelle Lysandre entraîne Hermia pour se soustraire à loi athénienne. Cette forêt revêt une valeur juridique et symbolique complexe à l’époque de Shakespeare, qui explique la place centrale qu’elle occupe dans la pièce.
La nuit fuligineuse et la forêt s’unissent donc pour former un espace du rêve (Hermia, Titania, Bottom)qui est aussi un espace rêvé. Ce sont les quatre jeunes amants qui y sont mis en scène, avec chacun leur dose d’animalité, démontrant une fois de plus la noirceur du sentiment amoureux une fois réduit à sa composante essentielle, le désir.
3. Un amour noir car il ne peut y avoir d’amour pur qui ne le soit
A. Le songe d’Hermia (II, 2, l. 151-160)
Au cours de cette nuit, Hermia fait un cauchemar dont elle s’éveille en s’écriant :
Au secours, Lysandre, au secours, fais l’impossible
Pour arracher ce serpent qui rampe sur ma poitrine!
Hélas! Par pitié ! Quel rêve était-ce là?
Lysandre, regardez comme je tremble de peur.
Il me semblait qu’un serpent dévorait mon coeur, Et que vous assistiez en souriant à son cruel assaut.
Help me, Lysander, help me, do thy best
To pluck this crawling serpent from my breast! Ay me, for pity! What a dream was here? Methought a serpent ate my heart away,
And you sat smiling at his cruel prey.
Freud se serait bien amusé avec ce rêve, dont la symbolique est on ne peut plus explicite. Hermia, après avoir enjoint Lysandre de la laisser dormir à une chaste distance, s’éveille en croyant qu’un serpent s’est enfoui dans son sein. Fantasme à peine déguisé de pénétration, la formulation du vers pose tout de même question, dans la mesure où, selon toute logique, le serpent représente ici le sexe de Lysandre, or Hermia l’appelle à l’aide pour « arracher » le monstre de son corps. La suite du monologue suggère qu’Hermia a entendu dans son sommeil la tirade enflammée adressée par Lysandre (victime comme Titania du suc magique) à Héléna, et ce savoir inconscient s’est manifesté sous la forme du serpent (trahison, jalousie) ; mais les deux premiers vers sont riches d’ambiguïté et suggèrent, en creux, le clivage que la perte de la virginité et la perspective de la possession physique créent chez Hermia.
Surtout, la dénaturation du regard posé sur elle (l. 156) :
« …vous assistiez en souriant à son cruel assaut »
est révélatrice de cette noirceur fondamentale du sentiment amoureux : certes Lysandre est sous l’emprise de la potion de Puck, mais cela déclenche chez lui une haine cruelle envers celle qu’il affirmait aimer passionnément quelques vers plus haut. Cette haine fait tomber le masque sur le désir de possession qui est à la base de tout. Le mot anglais « prey » souligne la nature inhérente à la relation amoureuse, fondée sur la prédation d’un sexe sur l’autre, ce que la relation entre Héléna et Démétrius (II, 1, 188-242) illustre de façon spectaculaire. Cette scène, où le dialogue regorge d’expressions métaphoriques de la blessure amoureuse, explore toutes les dimensions noires de l’amour chez Shakespeare, jusqu’à une forme de folie auto-destructrice lorsqu’Héléna s’écrie
Je suis votre épagneul ; et, Démétrius,
Plus vous me battez, plus je me couche à vos pieds.
Traitez-moi seulement comme votre épagneul : repoussez-moi, frappez-moi,
Méprisez-moi, abandonnez-moi; seulement permettez-moi
(Tout indigne que je sois) de vous suivre.
Quelle place plus humble puis-je mendier dans votre amour
(Une place pourtant que j’estime hautement)
Que d’être traitée comme vous traitez votre chien?
I am your spaniel; and, Demetrius, The more you beat me I will fawn on you.
Use me but as your spaniel: spurn me, strike me,
Neglect me, lose me; only give me leave,
Unworthy as I am, to follow you. What worser place can I beg in your love
(And yet a place of high respect with me)
Than to be usèd as you use your dog?
Pour citer une dernière fois Jan Kott, « seule subsiste la nudité du désir ». Je nuancerais toutefois cette grille de lecture masculine, car au désir féminin mis à nu répond encore une fois une forme de volonté de puissance masculine tout entière tournée vers l’anéantissement : Démétrius rétorque en effet avec éloquence (« si tu me suis, sois assurée que je te ferai outrage dans ce bois ») : s’il la viole, elle l’aura bien cherché ! On notera la constance du jeune Athénien : pour lui, la relation amoureuse (dans toutes ses composantes) ne peut se concevoir que forcée, reflet sans doute d’une ambition sociale qui lui tient lieu de boussole morale.
La pièce bouffonne du cinquième acte, qui met en scène de façon burlesque les conséquences tragiques de la passion amoureuse (Le Songe reste une comédie), évoque ainsi en creux la composante sombre du sentiment amoureux, qui, lorsqu’il se déploie pleinement, impose une sorte d’anéantissement du moi.
Conclusion
On pourrait croire que Shakespeare ne propose à ses spectateurs qu’une vision désespérée de l’amour (et certainement, si vous voyez Hamlet ou Un Conte d’Hiver, vous êtes en droit de le penser !), mais n’oublions pas que ces jeux scéniques sont avant tout l’expression d’une esthétique baroque au sens premier du terme, mêlant farce et tragique afin de mieux mettre en avant ce qui est le propre de notre humaine condition. Cette photo prise lors des représentations du Songe à la Comédie Française, dans la mise en scène de Muriel Mayette en 2014-15 reflète assez bien, me semble-t-il, ces contorsions de nos âmes et de nos corps. Je vous remercie.

Adeline d’Hermy, Laurent Laffitte, Sébastien Pouderoux, Comédie Française, 2013-14, ©Christophe Raynaud de Lage
[1] Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, 1962, 2006 édition Payot, pp. 242-247
[1] Compte tenu du format resserré de nos conférences, je ne parlerai pas de la concordia discors, qui mériterait un développement assez long à elle seule, et une analyse fine du lexique de la chasse mais aussi de la musique.