Les frontières du texte littéraire.
Pourquoi la notice de mon lave-vaisselle n’est pas de la littérature ?
Maryse Palévody
Podcast : https://audioblog.arteradio.com/blog/215487/podcast/217062/les-frontieres-du-texte-litteraire-maryse-palevody-05-12-2023

Je voudrais pour commencer vous lire une recette de cuisine, une recette de soupe aux poireaux, plus exactement les conseils originaux que me donnait une amie, aujourd’hui disparue :
« On croit savoir la faire, elle paraît si simple, et trop souvent on la néglige. Il faut qu’elle cuise entre quinze et vingt minutes, et non pas deux heures – toutes les femmes françaises font trop cuire les légumes et les soupes. Et puis il vaut mieux mettre les poireaux lorsque les pommes de terre bouillent : la soupe restera verte et beaucoup plus parfumée. Et puis aussi il faut bien doser les poireaux : deux poireaux moyens suffisent pour un kilo de pommes de terre. Dans les restaurants cette soupe n’est jamais bonne : elle est toujours trop cuite (recuite), trop « longue », elle est triste, morne […]. Non on doit vouloir la faire et la faire avec soin, éviter de l’ « oublier sur le feu » et qu’elle perde son identité. On la sert soit sans rien, soit avec du beurre frais ou de la crème fraîche. On peut aussi y ajouter des croûtons au moment de servir : on l’appellera alors d’un autre nom, on inventera lequel, de cette façon les enfants la mangeront plus volontiers que si on lui affuble le nom de soupe aux poireaux pommes de terre. Il faut du temps, des années, pour retrouver la saveur de cette soupe […]. Rien dans la cuisine française ne rejoint la simplicité, la nécessité de la soupe aux poireaux. »
Voilà un document simple, peu stimulant il faut bien le dire, sans doute un peu fastidieux à la lecture. Pourtant, votre intérêt sera sûrement éveillé si je vous dis qu’il s’agit d’une recette de Marguerite Duras : dès lors cette recette n’est plus un énoncé banal, utile si tant est qu’on veuille réaliser une soupe : cela devient un texte, i. e. un tissu, un système dans lequel j’identifie les signes qui établissent sa valeur littéraire, en d’autres termes sa littérarité.
C’est Roman Jakobson qui introduit ce concept de « littérarité » en 1919 : « ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire ».
Dès lors que je sais que Duras est l’autrice de ce texte, je la cherche, je cherche à reconnaître dans la recette des signes, des tics d’écriture que je sais caractéristiques de son style. C’est mon activité de lectrice qui, volontairement, construit la littérarité de la recette, indépendamment de sa destination et de son statut initial. En relisant la dernière page du roman de Duras L’Amant, je saisis par rapprochement la littérarité de la recette, et ce qui m’attire en elle :
« Des années après la guerre, après les mariages, les enfants, les divorces, les livres, il était venu à Paris avec sa femme. Il lui avait téléphoné. C’est moi. Elle l’avait reconnu dès la voix. Il avait dit : je voulais seulement entendre votre voix. Elle avait dit, c’est moi, bonjour. Il était intimidé, il avait peur comme avant. Sa voix tremblait tout à coup. Et avec le tremblement tout à coup, elle avait retrouvé l’accent de la Chine. Il savait qu’elle avait commencé à écrire des livres, il l’avait su par la mère qu’il avait revue à Saigon. Et aussi pour le petit frère, qu’il avait été triste pour elle. Et puis il n’avait plus su quoi lui dire. Et puis il le lui avait dit. Il lui avait dit que c’était comme avant, qu’il l’aimait encore, qu’il ne pourrait jamais cesser de l’aimer, qu’il l’aimerait jusqu’à sa mort. »
Si je déconnecte la recette de sa simple destination culinaire, j’y vois un art poétique possible, le point de départ d’une réflexion sur l’écriture dite « blanche » de Duras : « on croit savoir… elle paraît si simple », « non on doit vouloir la faire et la faire avec soin, éviter … qu’elle perde son identité », « on l’appellera d’un autre nom, on trouvera lequel », autant de formules qui semblent indiquer les recherches de Duras sur son propre style ;
La « simplicité » et la « nécessité », caractéristiques de la soupe aux poireaux selon Duras, se trouvent être les signes remarquables de son style : la « simplicité » se voit dans la multiplication des répétitions, le lexique simple ; la « nécessité », dans l’emploi d’expressions comme « il faut, on doit vouloir », et surtout, dans L’Amant, l’emploi absolu, sans complément, du verbe « dire » ;
Dans les deux textes, on ressent un engendrement morne des syntagmes, une parole comme épuisée (tout comme la soupe est « triste, morne ») ; le stylème (élément récurrent caractéristique du style d’un auteur) « et puis » se retrouve de façon remarquable et troublante, aussi bien dans la recette que dans L’Amant.
Que conclure de cette expérience : le rôle déterminant du lecteur dans la qualification du texte littéraire. Le texte littéraire est celui que par ma lecture je reconnais comme tel. Le lecteur est celui qui retient la leçon du peintre Magritte : « Ceci n’est pas une pipe ». Ceci n’est pas une recette de soupe aux poireaux, dont la seule visée serait performative, c’est-à-dire stimulant une action dans le réel (je lis la recette et je sors aussitôt une marmite, je fais chauffer de l’eau). Non, par ma lecture, le texte ne renvoie qu’à lui-même, qu’à la littérature, et à la relation, intellectuelle et affective, que j’entretiens avec lui. Comme le tableau de Magritte, le texte littéraire ne montre pas des objets du réel, mais les re-présente, les transfigure, et les place dans une autre sphère que celle du réel, qui est celle de l’art. C’est-à-dire que la recette de Marguerite continue d’exister comme document utilitaire, qui permet réellement de réaliser une soupe. Mais pour les durassiens, c’est un texte qui porte en lui l’œuvre de Duras et ouvre à une expérience poétique.
Cette démonstration potagère n’est pas sans implications esthétiques, mais aussi idéologiques.
Le 6 octobre 2022, le prix Nobel de littérature a été décerné à l’écrivaine Annie Ernaux. Les critiques se sont déchaînées à l’annonce de cette distinction ; je passe sur les attaques concernant l’islamo-gauchisme supposé de l’autrice, pour me concentrer sur la critique du statut même de son œuvre : ce ne serait pas de la littérature, au prétexte que son écriture serait « plate », « banale », relevant de la chronique ordinaire, du témoignage, dans une prose, peu noble et peu relevée. Pour les détracteurs d’Ernaux, il y aurait donc une essence du littéraire, qui serait en dehors du langage commun, et à laquelle l’œuvre d’Ernaux n’accède pas. En revanche, comment les lecteurs qui apprécient Annie Ernaux lisent-ils donc son œuvre pour la classer dans la catégorie de la littérature ? Qu’y voient-ils de plus que ce récit de soi dans une langue ordinaire ? ou encore qu’elle est la littérarité de la banalité ?
Dans cet extrait de son roman autobiographique La Place, Ernaux évoque ses parents, ouvriers, cherchant à s’installer comme commerçants :
« Le dimanche, ils sont allés voir à vélo les petits bistrots de quartier, les épiceries-merceries de campagne. Ils se renseignaient pour savoir s’il n’y avait pas de concurrent à proximité, ils avaient peur d’être roulés, de tout perdre pour finalement retomber ouvriers. »
Voilà typiquement un passage qui peut sembler plat, les indices de littérarité sont faibles. Mais la narratrice dans La Place justifie ainsi son style :
« Naturellement, aucun bonheur d’écrire, dans cette entreprise où je me tiens au plus près des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par des italiques. Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d’une complicité, que je refuse sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique, ou dérision. Simplement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j’ai vécu aussi. Et l’on n’y prenait jamais un mot pour un autre. »
La littérarité de l’écriture d’Ernaux réside précisément dans la contrainte qu’elle s’est fixée, le choix et le travail d’une écriture qui vise à retrouver la langue simple de son père. Sa fameuse « platitude » est le résultat assumé d’un refus du romanesque, et de ce qu’on appelle le « beau style ». Réfléchissant à sa place sociale (professeure de lettres, fille d’un ouvrier devenu commerçant), elle ne peut adopter une écriture dominante, flamboyante ; son écriture « neutre » est le choix d’une « place » d’entre-deux, ni celle de son milieu d’origine ni celle de la classe bourgeoise que ses études la conduisent à côtoyer. Le choix conscient d’une écriture, fût-elle plate, est un acte créateur qui suffit à valider la littérarité de l’œuvre.
A charge donc au lecteur d’être actif et de reconnaître cette littérarité, alors même qu’il n’y a pas deux langages, l’un utilitaire et banal qui servirait à nos échanges ordinaires ou à écrire des recettes de cuisine, et l’autre sophistiqué voire sublime qui ferait pénétrer à l’intérieur des frontières bien gardées de la littérature. Il n’y a pas la poésie d’une part, grandiose et inutile, et d’autre part cette langue prosaïque que M. Jourdain dans Le Bourgeois gentilhommes’étonne de connaître et de maîtriser, cette prose, qui lui permet de dire : « Nicole apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit », et d’être effectivement servi.
Mais est-ce à dire que tout énoncé peut se transformer en texte de littérature par le zèle ou l’imagination du lecteur ? Si cela me chante, puis-je lire l’annuaire comme un texte littéraire ou prétendre que la notice de mon lave-vaisselle est un morceau de poésie post-moderne ?
Soit donc la notice de mon lave-vaisselle Bosch Acquasensor :
« Rangez la vaisselle de telle sorte
– de sorte qu’elle repose de façon sûre et ne puisse pas se renverser.
– de sorte que l’ouverture de tous les récipients regarde vers le bas.
– debout inclinée lorsque les pièces présentent un galbe prononcé, afin que l’eau puisse s’écouler.
– qu’elle n’empêche pas le bras d’aspersion de tourner.
Il faudrait toujours ranger les couverts non triés, avec la pointe regardant en bas.
Pour éviter des blessures, déposez les pièces et couteaux longs et pointus sur la tablette à couteaux […].
L’acquasensor est un équipement optique (barrage photoélectrique) servant à mesurer la turbidité de l’eau. »
N’importe quel professeur de lettres facétieux peut se prêter au jeu de l’explication littéraire de cette notice ; d’ailleurs, je vais m’y livrer devant vous :
« Nous avons ici un texte qui d’évidence efface la voix auctoriale pour présenter la brutalité anonymisante du réel : l’apparente neutralité qui ressort de la mise en liste des injonctions fait pourtant sentir une présence autoritaire (l’emploi de termes savants est intimidant) ; un verbe inquisiteur (avec, par exemple, la répétition insinuante de la locution « de telle sorte ») s’impose face à un destinataire absent, ou plutôt ignoré, et pourtant visé par cette mise en demeure d’organiser cette caverne de l’intime, qu’est le lave-vaisselle, puissante métaphore du bas corporel et de nos instincts. Cette instance d’énonciation abstraite, quasi orwellienne, va jusqu’à la censure de toute sensualité, suggérée par le galbe des formes ainsi emprisonnées dans le squelette de fer de la machine. La ménagère, car c’est bien d’elle dont il s’agit, dépose les armes, les couteaux de sa volonté regardent vers le bas, vaincue qu’elle est par un Big Brother de l’aspersion mécanique qui prend le nom héroïque d’Acquasensor. A ce stade, l’esthétique est une métaphysique révélant l’abdication du vouloir et les remous turbides de l’existence. »
On voit l’imposture d’une telle démarche. Mais comment se garantir contre ce travers qui ferait de tout texte un texte littéraire en puissance, au risque de signer, dans l’indistinction, l’arrêt de mort de la littérature elle-même ? Pour prendre les choses sous un angle différent : qu’est-ce qui formellement me permet de différencier la rencontre de Mme Arnoux et de Frédéric Moreau dans L’Education sentimentale de Flaubert, d’une scène de rencontre dans un roman à l’eau de rose ? qu’est-ce qui m’interdit de les considérer à égalité ?
Flaubert, L’Education sentimentale :
« Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières, dérangea deux chasseurs avec leurs chiens.
Ce fut comme une apparition :
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
[…]
Il la supposait d’origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?
Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l’eau, Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :
— ‘’ Je vous remercie, monsieur.’’
Leurs yeux se rencontrèrent. »
Autre scène de rencontre dans Le Défi du Prince de Sharon Kendrick (édition Harlequin) :
« Elle ressassait ces pensées moroses lorsque la soudaine conscience d’une présence lui fit relever la tête.
Un homme se tenait debout devant le comptoir de la réception.
Seigneur, elle manquait à tous ses devoirs ! Se redressant, elle afficha sur ses lèvres le sourire qui s’imposait. Mais, quand son regard rencontra celui du visiteur, elle se figea, consciente de vivre un de ces moments rares, spéciaux, magiques, qui n’arrivent qu’une fois dans une vie…
Les yeux de l’homme étaient extraordinaires. Jamais elle n’en avait vu de semblables. D’un noir intense, ils étaient pailletés d’or.
Elle frémit de tout son être. Qui était ce visiteur ? Les traits de son visage semblaient avoir été taillés dans du granit par un sculpteur de talent : nez aquilin, lèvres bien ourlées, menton volontaire. Sa bouche affichait un sourire ensorceleur. Grand et élancé, doté d’une carrure impressionnante, il aurait été indéniablement élégant si son jean et ses bottes n’avaient été maculés de boue.
Troublée, Cathy avala sa salive avec difficulté.
— Euh… monsieur… je suis désolée mais vous ne pouvez entrer dans cet hôtel ainsi couvert de boue…
[…] Son regard [celui de l’homme] enveloppa son interlocutrice. De petite taille, elle était plutôt agréable à regarder et, surtout, elle possédait la poitrine la plus fascinante qu’il ait jamais vue. »
On est d’abord au désespoir de constater un certain nombre de points communs entre les deux textes : surprise de l’amour, focalisation interne à partir du regard de l’un des deux personnages, le travail du paragraphe dont la brièveté nourrit le romanesque, discours indirect libre si caractéristique de la manière de Flaubert et que l’on retrouve aussi sous la plume de Sharon Kendrick !
Alors quelles différences ? Quelles différences entre le cultissime roman de Flaubert et le roman de gare ? Intuitivement la vulgarité de la littérature commerciale (le roman Harlequin) qui a comme principe d’appeler un chat un chat, pourrait être un critère ; la scène topique de la rencontre amoureuse est dévoyée parce qu’elle dit tout, jusqu’à l’obscénité ; rien n’est suggéré. En ce sens Le Défi du Prince peut être qualifié de pornographique, alors que Flaubert, comme le dit Barthes, pratique une écriture érotique qui ne dévoile la chose qu’ « entre la manche et le gant ». Mais là encore cette intuition est trompeuse : l’obscénité, la pornographie peuvent aussi être un projet d’écriture, bien des exemples nous le montrent, de l’antiquité à nos jours. Ma classification relève en fait d’une subjectivité indépassable : ce sont mes précédentes lectures, tout un réseau de références qui me font dire que Le Défi du Prince est exécrable, qu’il est le produit d’une littérature industrielle, qui utilise toujours le même schéma de la scène de première vue (les hommes y ont invariablement le menton volontaire, et la carrure impressionnante !). Plus que l’objet lui-même, qu’on apprécie plus ou moins, c’est le lecteur, sa culture, ses attentes qui font la valeur de l’œuvre. C’est le lecteur qui peut juger de la dégénérescence d’un lieu commun – la rencontre amoureuse – en cliché, jusqu’à la nausée.
On constate donc la variabilité et l’instabilité de la notion de valeur, appliquée aux textes littéraires, valeur qui n’existe que parce qu’elle est proclamée. Ainsi la littérarité d’un texte obéit à deux types de critères :
– Au niveau du texte lui-même, dans ses particularités formelles, rythme, images, figures, etc. Selon ce critère, l’appartenance de certains textes au champ de la littérature apparaît indiscutable (un sonnet, une épopée, une tragédie en alexandrins) ;
– Mais aussi au niveau subjectif, selon la façon dont l’œuvre opère un retour sur le lecteur et le travaille en profondeur. Que dire d’autre sinon que la littérarité est un statut qui est accordé à l’œuvre, proportionnel à l’intérêt, au plaisir, au trouble que provoque sa lecture, parfois sans en comprendre davantage la raison ?
Mais dans cette reconnaissance de la littérarité de l’œuvre, le lecteur ne chemine pas seul. Sa démarche rencontre le projet d’un auteur. Ce que je peux considérer comme littérature est le fruit, miraculeux, d’un double projet : celui de l’auteur, avec sa logique propre ; celui du lecteur qui la reconnaît comme littéraire. On peut avec optimisme considérer que même les textes les plus originaux ou intéressants, produits par une intelligence artificielle, ne déclencheraient pas ce mouvement de désir du lecteur vers l’auteur. En l’occurrence Sharon Kendrick, prestataire d’une entreprise de production industrielle de romans d’amour, ne me permet pas cette rencontre avec le charme indicible d’une voix originale.
Roland Barthes avait proclamé la « mort de l’auteur » comme figure d’autorité, dans un texte décisif de 1967 ; il y revient en 1973 avec une nuance tout aussi décisive dans Le Plaisir du texte :
« Comme institution, l’auteur est mort […] mais dans le texte, d’une certaine façon, je désire l’auteur : j’ai besoin de sa figure (qui n’est ni sa représentation, ni sa projection) comme il a besoin de la mienne […] »
Barthes, comme revenu des rigueurs du structuralisme, évoque ailleurs le « retour amical de l’auteur », de ses « charmes ». Mais entendons-nous, la réhabilitation de l’auteur, qu’on croyait éliminé, se fait par le biais, non de sa personne réelle, mais de sa « figure ». Cette figure est nécessairement abstraite, rêvée en quelque sorte. Elle est, avec la « figure » du lecteur, ce qui structure le cadre d’un dialogue. L’auteur est celui qui s’absente corporellement de son texte mais qui est néanmoins la condition nécessaire pour qu’un texte me parle.
Le charme de Duras dans ses recettes, comble mon désir d’auteur, et de cette autrice tout particulièrement, ce qui n’a rien à voir avec la fétichisation de l’autrice réelle, médiatique (pas toujours sympathique, d’ailleurs la Marguerite de chair et de col roulé ; et franchement dérangeante lorsqu’elle s’est mêlée de l’affaire Grégory). Non, je n’aime dans la recette de la soupe que ses « et puis », sans désirer être invitée à sa table.
Contre une approche essentialiste de la littérature qui justifie la hiérarchie des œuvres et des genres (la poésie vaut mieux que le roman, une tragédie vaut mieux qu’une farce), les modernes font de la valeur littéraire une notion mouvante, contingente. On a inventé à partir du XVIIIe s. la subjectivité du Beau (grâce à Kant notamment) ; le jugement devient alors relatif à la notion de plaisir qui ne peut recevoir aucune démonstration.
Certaines œuvres, certains genres voient ainsi leur statut se modifier dans le temps, ou d’un lieu à l’autre. Par exemple l’autobiographie entre dans le champ des études littéraires dans les années 70. Ou encore, La Princesse de Clèves a pu être considérée comme un chef-d’œuvre de la littérature précieuse, le premier grand roman psychologique, ou, selon un certain président de la République, un pavé (sic), franchement inutile et indigeste, qu’un « sadique ou un imbécile » (je cite toujours) avait mis au concours de recrutement des postiers. Je me suis laissé dire que Sharon Kendrick pourrait remplacer Madame de Lafayette dans le dit-programme…
Définitivement la notice de mon lave-vaisselle Bosch Acquasensor n’est pas un texte littéraire. Je peux l’affirmer, non parce que je me réfère à des conditions objectives que ce document ne remplit pas, mais parce qu’il est écrit en quelque sorte dans une langue morte, indifférente, qui n’instaure aucun dialogue, ne suscite en moi aucun désir, pas plus que son instance d’origine ne constitue pour moi une figure « amicale ». Tout ne se vaut pas, on ne saurait céder aux facilités du relativisme. Mais il serait impertinent de refuser à la littérature la possibilité de révéler le banal, l’insignifiant, car sa valeur ne se situe pas au niveau des objets qu’elle décrit, mais bien au niveau des pratiques, des représentations, et des discours qu’elle suscite.
Bibliographie :
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973
Marguerite Duras, L’Amant, Minuit, 1984
Marguerite Duras, La Cuisine de Marguerite, Benoît Jacob, 2018
Annie Ernaux, La Place, 1983
Gustave Flaubert, L’Education sentimentale, 1869
Sharon Kendrick, Le Défi du Prince, Harlequin, coll. Azur (disponible gratuitement en e-book sur le site de l’éditeur)
Notice d’utilisation du lave-vaisselle Bosch Acquasensor, p. 9-10-14 : 9000438182_A.pdf (bosch-home.com)




