« Le concerto grosso op. 6 n° 8 de Corelli » – Myriam Garcia – 9 décembre 2025

Argument:
Une pastorale pour la nuit de Noël

Introduction par Laurent Cournarie:
A l’approche de Noël, quoi de plus réjouissant et de plus approprié qu’une conférence musicale consacrée au Concerto d’église « pour la nuit de Noël », composé par Corelli vers 1690 ? Le « prince des violonistes » comme il était surnommé est aussi le père du genre du concerto grosso où un groupe d’instruments dialogue avec l’orchestre. Il ouvre la voie aux grands maîtres comme Bach, Haendel ou Telemann. Nous remercions Myriam Garcia de nous permettre à la fois d’analyser ce chef d’œuvre de la musique baroque qui est aussi l’œuvre la plus connue du compositeur italien, et de goûter sa Pastorale qui nous conduit paisiblement et intimement au cœur d’une certaine étable. En nous souhaitant une excellente conférence.

Podcast:
https://audioblog.arteradio.com/blog/263194/podcast/265447/le-concerto-grosso-op-6-n-8-de-corelli-myriam-garcia-09-12-25

Diaporama:

Extraits sonores:

Texte de la conférence:

Une pastorale italienne pour la nuit de Noël : Le Concerto grosso op. 6 n°8 de Corelli

Introduction

L’objet de cette présentation est de faire un survol analytique du concerto en le situant dans l’histoire du genre, et en le rattachant à la tradition des pastorales du début du dix-huitième siècle.
L’opus VI paraît à Amsterdam en 1714, un an après la mort de Corelli ; les concertos ont sans doute été élaborés dans les années 1680, et retravaillés en 1712. Vif succès européen : par exemple, le concerto pour la nuit de Noël qui va nous occuper plus particulièrement (n°8 sur 12) occupe une place de choix lors de la séance inaugurale du Concert Spirituel[1]à Paris le 18 mars 1725, et reste à son répertoire jusqu’en 1766[2]
Cf. diaporama : Un portrait de Geminiani, élève de Corelli, par Andrea Soldi (ca.1703–1771) le représente avec la partition du violon 1 du concertino dans la main[3].
La gloire de Corelli (1653-1713) sera entretenue tout au long du XVIIIe, et au-delà (dans l’Angleterre du XIXe, on le préfère même aux Concertos de Haendel[4] !). [Brossard cite Corelli comme modèle pour sa définition des œuvres da chiesa, dans son Dictionnaire de musique de 1708 (3e édition)]
=> Le concerto op. 6 n°8 de Corelli, emblème et sommet du genre, véritable « anthologie de l’éloquence sonore »[5].

1. Le premier genre de musique purement orchestrale : le concerto grosso

a. De la sinfonia d’ouverture de l’opéra au concerto grosso

Au début du XVIIe siècle, la musique instrumentale est encore assujettie à la musique vocale, dans sa conception (l’époque baroque considère que la musique s’inscrit au cœur d’un dispositif rhétorique qui lui donne sens et direction) comme dans son exécution : on utilise l’orchestre pour accompagner les voix dans l’opéra naissant (1607 : Monteverdi, Orfeo).
Comme l’écrit Christian Goubault[6] : « C’est en Italie, avec Corelli, Albinoni, Vivaldi que la musique instrumentale trouve son autonomie, avant d’être diffusée en France (Leclair, Rebel, Montéclair), en Allemagne (Bach et fils, Telemann, Stamitz) et en Angleterre (Haendel, Avison).
Corelli est ainsi l’un des pionniers de la musique instrumentale autonome ; Walter Corten souligne à ce sujet : Corelli « fut un des premiers avec Lully à attacher une importance très particulière à la cohésion de l’exécution orchestrale, ce qui lui valut l’estime unanime de ses contemporains ». Le concerto grosso est donc l’aboutissement de plusieurs influences (musique vocale et musique instrumentale), dont la synthèse peut s’entendre dans les œuvres de l’opus 6 de Corelli.
Cf. diaporama : schéma élaboration du concerto par Philippe Beaussant, in Histoire de la musique occidentale, Massin (dir.), Fayard, 1983. 

b. Fonctionnement du concerto grosso : ripieno / concerto (soli / tutti)

Corten : « L’utilité essentielle de l’orchestre consiste à souligner par un clair-obscur tranchant les contrastes dualistes » avec le trio.
Deux genres émergent qu’il faut différencier, représentés par deux compositeurs différents : Corelli avec le concerto grosso et Vivaldi avec le concerto de soliste (de caractère plus dramatique).
Cf. diaporama : Schéma concerto grosso et concerto de soliste par Philippe Beaussant, in Histoire de la musique occidentale, Massin (dir.), Fayard, 1983.
Le « modèle alternatif »[7] d’orchestration de l’opéra (voix / instruments) va faire émerger le modèle concertant, dont la caractéristique essentielle est l’utilisation du contraste (de masse, mais aussi de « substance » (c’est-à-dire d’écriture[8]) comme moteur de la musique; ce contraste prend parfois l’aspect d’un écho, s’inscrivant ainsi dans une stratégie de mémorisation du matériau par l’auditeur, car cette fonction d’écho est « pléonastique ou répétitive ».
Cf. diaporama + ex audio 🎵 début du 4e mvt (0’21 avec la reprise : système d’écho entre concertino et ripieno + reprises ornées) 

2. Le modèle du genre : Corelli

a. Les 12 concertos de l’opus 6

Cf. diaporama : Tableau de présentation des concertos
Effectif :

  • Concertino : 2 violons + Vcl [+ B.C.[9]], ce que Georg Muffat[10] appelle ‘le trio parfait’[11]
  • Concerto grosso : 2 violons, Alto + B.C. [vcl et CB + clavier]

Cet effectif permettait d’entendre de 4 musiciens (= le « trio » parfait) à 13 (deux instrumentistes par pupitre de cordes pour le concerto grosso), voire beaucoup plus (lors d’un concert pour Christine de Suède, on a compté jusqu’à 150 musiciens). 
Corelli calque la forme de ses concertos sur le moule de la sonate. 
Double modèle : sonata da chiesa / da camera. 
Goubault : « L’écriture de Corelli est particulièrement variée et élégantes : le concerto grosso double totalement ou en partie le concertino, mais en lui ajoutant une partie supplémentaire ; les deux groupes dialoguent ; le grosso accompagne le concertino avec des figures musicales différentes ». (p. 48)
Corten[12] : « Ressortissant à la musique d’Église, le Concerto pour la Nuit de Noël présente une succession de mouvements qui enrichit tout en le conservant le cadre assez stéréotypé de la Sonate da Chiesa »

b. Le concerto n°8 en particulier

Cf. diaporama : Cf. schéma général des mouvements du concerto op. 6 n°8
Symétrie interne autour du 4e mouvement.
Aspect formulaïque de l’écriture de Corelli.
C’est un concerto da chiesa, les titres des mouvements sont donc des indications agogiques. On peut les rapprocher cependant de mouvements de danse, comme l’a fait Raphaëlle Legrand. 

3. La mode des pièces de caractère : la pastorale – Noël

a. La mode des œuvres de célébration de Noël

Lien pastoral / nativité : cf. article de Galliano Ciliberti, « La naive symphonie » : sulla recezione di alcuni modelli popolari nei concerti di natale settecenteschi, qui inscrit l’œuvre de Corelli dans une mode qui a traversé le 18e siècle italien (Torelli, Manfredini, Locatelli) et européen : cf. Haendel, le Messie et Bach, oratorio de Noël. 
« Si Johann Forkel[13] prétendait y déceler une description de la célèbre « Nativité » de Botticelli, sur laquelle un cercle de 12 anges vole au-dessus de Bethléem, ce mouvement semble plus simplement se rapporter à la tradition populaire des musiciens rustiques dans les campagnes italiennes qui, à l’époque de Noël, jouent des airs sur leurs instruments pastoraux devant les images de la Madonne ». 
Cf. diaporama : Sandro Boticcelli, Nativité mystique, 1500[14]

b. La pastorale ad lib

La pastorale : 

Cf. Corten: « Le genre de concerto de circonstance ici illustré par Corelli le fut également par de nombreux contemporains (Torelli, op. 8 n° 6 ; Manfredini op. 3, n° 12 ; Locatelli op. 1 n° 8 ; voir aussi Schiassi, Ferrandini, Valentini, Geminiani, Tartini). La Pastorale en est le lieu commun. Corelli place ce mouvement en fin de concerto et l’indique « ad libitum »[15]. Plusieurs commentateurs dénient au reste de l’œuvre toute signification descriptive particulière. Le Concerto n° 8 est écrit en sol mineur. Quelques théoriciens baroques attribuent à cette tonalité une expression de sérieux, de douceur et de tendresse. Sol majeur, la tonalité de la Pastorale, aura des vertus de gaité mais aussi de tendresse (des traités plus tardifs y ajouteront une couleur explicitement bucolique). 

Elle « entre dans les normes du genre (bourdons, mesure ternaire, phrases symétriques, chaînes de tierces et sixtes. »
« Ces lieux communs apparaissent déjà dans le premier exemple connu de Pastorali concenti al presepe (contenant une Sonate pastorale à 2 violini, Viola e trombe o Leuto) signé par Francesco Fiamengo (1637). Ce genre se retrouve aussi dans la musique de clavier (Frescobaldi, Pasquini, Zipoli) »
« caractère déjà annonciateur du concerto à ritournelle » : partie A comme ritournelle.
Cf. diaporama + ex. audio : 🎵 écoute de la fin de la Pastorale (1’19)

Conclusion : la postérité de Corelli 

  • Concerto de soliste : Vivaldi (l’Estro[16] armonico op. 3 (concertos pour 1, 2 et 4 violons solistes, publié en 1714 ; les Quatre saisons[17], dans l’op. 8 intitulé Il cimento dell’armonia e dell’inventione (1725)), Bach et ses fils (CPE Bach : Concerto pour violoncelle en La M. (3ème mvt) (au programme des TEDS musique).
  • Concerto à plusieurs solistes : cf. concerto à plusieurs claviers de Bach, qui reprennent des œuvres prééxistantes de Bach lui-même et… des concertos de l’Estro armonico de Vivaldi, selon la technique de la parodie (arrangement d’œuvres prééexistantes, vu à l’époque comme la possibilité de réentendre de la bonne musique qui serait, sans cela, oubliée, et aussi comme un hommage).
  • Concerti grossi : Bach (Brandebourgeois). Telemann, dont les Sonates corellisantes (1735) “englobent un mélange de deux styles italiens, l’ancien (corellien) et le nouveau (galant)”[18]. Couperin : Le Parnasse ou l’Apothéose de Corelli, grande sonade en trio dans les Goûts réunis

Cela place l’œuvre de Corelli dans le contexte plus vaste des nations musicales dans l’Europe baroque (sujet de KH), entre concurrence des modèles instrumentaux italien et français et idéal des goûts réunis, dont le style allemand de Bach représente une sorte de synthèse idéale. 
Cf. diaporama : Comme l’a écrit Georg Muffat dans la préface à son Ausserlesene mit Ernst und Lust gemengte Instrumental-Musik (Musique instrumentale choisie, mêlant sérieux et plaisir), ensemble de 12 concerti grossi publiés en 1701 après avoir entendu des oeuvres de Corelli à Rome: 

« Imitez les Italiens au possible [ … ]. C’est l’exacte observation de [l’] opposition de la lenteur à la vitesse, de la force à la douceur, & du plein du grand chœur à la delicatesse du simple Trio, qui ravissant l’ouye, l’entraine en admiration, comme il arrive à la vuë par la contrarieté de l’ombre & de la lumiere » [G. MUFFAT, 1701].[19]


[1] Définition du Grove dictionary of music and musicians : « Une série de concerts fondée à Paris en 1725 par Anne Danican Philidor, initialement pour interpréter de la musique instrumentale et des œuvres sacrées sur des textes latins ; plus tard, des œuvres profanes sur des textes français furent jouées, et le Concert Spirituel (toujours désigné au singulier) fut au centre de la vie musicale non opératique de Paris jusqu’en 1790. Le nom fut repris en 1805, et des concerts spirituels, composés de programmes sur le modèle parisien ou simplement de musique sacrée, furent donnés dans de nombreux centres européens à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. » 

[2] W. Corten: ‘Fatto per la notte di Natale: le Concerto opus VI n08 de Corelli’, Analyse musicale, no.29 (1992), p.5–17 ; encadré 5 p. 8, citant Marc Pincherle, Corelli et son temps

[3] Première page de la partie de violon dans portrait de Geminiani (pdf édition Amsterdam p. 25). Vu dans :
https://imslp.org/wiki/12_Concerti_grossi%2C_Op.6_(Corelli%2C_Arcangelo) catégorie Autre

[4] Grove dictionary of music and musicians, article ‘Corelli’, point 4 : « In England, particularly, his op.6 concertos were regarded as classics; they continued to be played, and preferred even to those of Handel, well into the 19th century ». 

[5] Cf. Raphaelle Legrand, ‘Les concerti grossi opus 6 de Corelli : une anthologie de l’éloquence sonore’, in Musurgia, 1995, vol. 2 n°4, p. 23-33

[6] Christian Goubault, Histoire de l’instrumentation et de l’orchestration, Minerve, 2009. 

[7] Goubault

[8] Corten relève des contrastes d’articulations, de thèmes, de rythmes, de tempi, de tonalités, de registres. 

[9] Composition de la basse continue: 

•                instrument monodique grave (basse d’archet, basson)

•               Instrument polyphonique (clavecin, orgue, théorbe…)

[10] Compositeur suisse formé par Lully à Paris et Pasquini à Rome ; il a diffusé ces deux esthétiques dans sa carrière en Allemagne. 

[11] Goubault, p. 50

[12] W. Corten: ‘Fatto per la notte di Natale: le Concerto opus VI n08 de Corelli’, Analyse musicale, no.29 (1992), 5–17  

[13] 1749-1818. Premier biographe de Bach. 

[14] https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/sandro-botticelli-mystic-nativity

[15] Dictionnaire de l’académie : en musique, « sur une partition (abréviation ad lib.), mention indiquant que la partie de tel ou tel instrument, de telle ou telle voix, peut être supprimée, ou bien que l’exécutant est libre du choix du mouvement. » https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9A0553

[16] Fantaisie, inspiration. 

[17] Avec quatre sonnets en exergue, attribués à Vivaldi lui-même. 

[18] Grove, article Telemann. 

[19] Cité par Corten en exergue de son article.