Qu’est-ce que la philosophie antique ? — un cas d’écoles. L. Cournarie. 18-03-25.

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Cet article est la version longue et complète de la conférence orale.

« La première et la plus importante partie de la philosophie
est de mettre les maximes en pratique » (Épictète, Manuel, LII, 1)

Introduction : La philosophie antique à partir d’elle-même

Je commence par problématiser un peu la question : « qu’est-ce que la philosophie antique ? ». Il y a deux manières de l’aborder. Ou bien on admet que la philosophie antique c’est la philosophie à l’époque antique. La proposition a un double défaut. Elle est circulaire : on définit la philosophie antique par la philosophie et la philosophie par la philosophie antique. Et elle repose sur le présupposé d’une sorte de philosophia perenis. Ou bien on suppose que la philosophie antique a bien quelque chose de spécifique, et alors le problème est de savoir comment la définir positivement et à partir de sa différence. C’est cette 2ème option que suit P. Hadot et qui le conduit à définir la philosophie antique comme « art de vivre ». 

1.    La philosophie antique comme art de vivre

La philosophie antique est une affaire d’écoles (d’où le sous-titre retenu). Chaque école enseigne évidemment une doctrine. Seulement c’est davantage une doctrine de vie qu’une doctrine de science. La question essentielle d’un philosophe antique est à peu près celle-ci : comment vivre une vie authentiquement humaine ou comment vivre une vie humaine dans l’excellence de sa nature propre (ni animale, ni divine) ? Autrement dit, derrière son caractère « scolaire », la philosophie antique se définit comme un « art de vivre ». Socrate a fixé, avec le thème du « souci de soi » (epimeleai heautou) et plus tard dans le monde romain cura sui et même la « culture de soi », tout le programme de la philosophie antique comme art de vivre[1].

« Une vie qui ne s’examine pas est une vie qui ne mérite pas d’être vécue par un homme (ὁ δὲ ἀνεξέταστος βίος οὐ βιωτὸς ἀνθρώπῳ) »[2]

Le concept d’art de vivre permet de dégager, contre la diversité doctrinale des écoles[3], l’unité de la philosophie antique — même si, comme le reconnaît P. Hadot, c’est à partir des écoles de la période hellénistique[4] que l’identification antique entre philosophie et art de vivre se laisse la mieux établir[5]. Et s’il faut « se rappeler Socrate », comme disait Merleau-Ponty, c’est précisément parce qu’il est « la figure même du philosophe » qui s’est exercé sa vie durant « à la Sagesse » [6]. L’expression d’ « art de vivre » ne renvoie pas à une école philosophique en particulier. Elle suffit à désigner précisément le phénomène culturel et historique[7] nommé « philosophie » dans l’Antiquité, càd une vie en quête de la sophia, conformément à l’étymologie — c’est Pythagore qui marque la différence entre la philosophie comme quête de la sophia et la possession de la sophia réservée aux dieux.  
Par quoi il faut entendre deux choses. D’un part l’art de vivre est philosophique parce qu’il vise la sophia. Or la sophia philosophique se distingue de la sagesse populaire ou religieuse d’autres traditions parce qu’elle comporte un moment de « savoir », notamment de la phusis (pas de sagesse sans savoir). Mais elle n’est pas un idéal du savoir : plutôt un idéal de vie (pas de sagesse sans art de vivre). En bref, on pourrait dire que la sagesse visée par la philosophie est un idéal de vie par le savoir au-delà du savoir. Aussi répond-elle à trois caractéristiques elles-mêmes existentielles plutôt qu’épistémiques : être sans trouble, être libre, être en harmonie avec le monde.

« La sagesse est l’état auquel peut-être le philosophe ne parviendra jamais, mais auquel il tend en s’efforçant de se transformer lui-même pour se dépasser. Il s’agit d’un mode d’existence qui est caractérisé par trois aspects essentiels : la paix de l’âme (ataraxia), la liberté intérieure (autarkeia) et (sauf pour les sceptiques) la conscience cosmique, càd la prise de conscience de l’appartenance au Tout humain et cosmique, sorte de dilatation, de transfiguration du moi qui réalise la grandeur d’âme (mega lopsuchia) »[8].

2.    Les conditions pratiques de la philosophie antique

Pour saisir correctement cette définition de la philosophie comme art de vivre, càd la définition de la philosophie antique [9], il faut en souligner les conditions pratiques. 

2.1          Le choix et la conversion à la vie philosophique.

Être philosophe c’est avoir choisi de se « convertir » à la vie philosophique pour fuir la vie insensée du reste des hommes. L’opposition entre le sage et l’insensé, assimilé au « vulgaire » (vulgo) comme par exemple Sénèque dans le De beata vita, est un lieu commun de la philosophie antique. Ce lieu commun est lui-même associé à un autre : l’analogie de la philosophie avec la médecine de l’âme. Mais le choix de la vie philosophique est toujours le choix d’une certaine école philosophique. Autrement dit, le choix existentiel précède le discours qui se contente de le justifier ; le choix de la vie philosophique est le choix d’une école philosophique ; la pratique philosophique n’a jamais rien de solitaire — c’est une pratique sociétaire[10].
Ainsi le maître est avant tout un maître de vie plutôt qu’un savant. Et c’est en pratiquant les préceptes du maître que le disciple devient lui-même philosophe. Ce primat existentiel et pratique du savoir est constant dans la philosophie[11] — on peut le vérifier par ex. par la doctrine surprenante chez Épicure des explications multiples (Lettre à Pythoclès).

2.2 La pratique d’ « exercices spirituels ».

« Exercices spirituels » est l’expression (contestée parce qu’elle tend à christianiser la philosophie antique et qu’aucun terme grec connu ne peut lui correspondre) que retient P. Hadot[12] pour rendre compte de la variété des pratiques de la vie philosophique : à la fois des exercices intellectuels, des dispositions éthiques et surtout une métamorphose complète de soi-même en vue de la sagesse. 
On n’a conservé que des listes incomplètes de ces exercices, pratiqués seuls ou avec le maître. Mais on sait qu’ils étaient variés : exercices d’abstinence pour éprouver la maîtrise de soi dans les aphrodisia (venera en latin)[13], ascèse mentale (maîtrise des représentations, anticipation des maux…), méditation sur la mort, examen de conscience vespéral (comme par ex. Sénèque au livre III du De ira)[14], mais aussi dialogue, écriture ou notes personnelles. On trouve ainsi chez les Stoïciens l’usage de carnets de notes (hypomnêmata) consacrés à cette appropriation des règles de vie, permettant de se remémorer la doctrine du maître et pouvoir se conduire en toute circonstance de la manière la plus sage possible afin que l’âme ne soit jamais prise au dépourvu. Appartiennent à ce type d’« écrit-sous-la-main » pour la méditation quotidienne le Manuel d’Épictète, les Pensées pour soi-même de Marc-Aurèle et même les Lettres à Lucilius de Sénèque[15].
L’art de vivre est donc une vie intégralement consacrée à la philosophie pour autant que la philosophie est une vie appliquée sans relâche à la culture de soi, à travers des exercices qui occupent tout le temps de la vie.

« Ce temps n’est pas vide : il est peuplé d’exercices, de tâches pratiques, d’activités diverses. S’occuper de soi n’est pas une sinécure. Il y a les soins du corps, les régimes santé, les exercices physiques sans excès, la satisfaction aussi mesurée que possible des besoins. Il y a les méditations, les lectures, les notes qu’on prend sur les livres ou sur les conversations entendues, et qu’on relit par la suite, la remémoration des vérités qu’on sait déjà mais qu’il faut s’approprier mieux encore. (…) Il y a aussi les entretiens avec un confident, avec des amis, avec un guide ou directeur ; à quoi s’ajoute la correspondance dans laquelle on expose l’état de son âme, on sollicite des conseils. (…) Autour du soin de soi-même, toute une activité de parole et d’écriture… »[16].

La vie philosophique ou la vie comme art de vivre est une affaire à plein temps, parce il n’y a pas de césure entre la vie et la philosophie. On ne naît pas philosophe, on ne cesse de s’exercer à le devenir mieux pour devenir sage. On philosophe parce qu’on apprend à vivre toute sa vie (Sénèque) : on apprend à vivre une vie digne d’être vécue en philosophant.. La vie ou la philosophie est un exercice permanent.

2.3 La métamorphose de la vie par l’usage du discours[17].

Le discours poursuit une double fonction : justifier le choix de vie et s’approprier personnellement les principes, les préceptes de la doctrine. On en a un bon exemple avec le début des trois Lettres d’Épicure :

« Épicure à Hérodote, salut.
Pour ceux, Hérodote, qui ne peuvent pas se consacrer à l’étude détaillée de ce que j’ai écrit sur la nature … j’ai préparé un résumé (ἐπιτομήn) de tout le système pour leur permettre de retenir d’une manière suffisante dans la mémoire (μνήμηn) les opinions les plus fondamentales, afin qu’en chaque occasion (ἵνα παρ’ ἕκαστοuς τῶν καιρῶν), dans les questions les plus importantes, ils puissent s’aider eux-mêmes, toutes les fois qu’ils toucheront à l’étude de la nature »[18]
« Épicure à Pythoclès, salut.
Cléon m’a apporté une lettre de toi (…) tu essaies, non sans succès, de te rappeler les raisonnements qui tendent à la vie heureuse, et enfin tu me demandes de t’envoyer, au sujet des météores, un exposé concis et récapitulatif ((σύντομον  καί  εὐπερίγραφον  διαλογισμόν), afin de t’en souvenir facilement »[19].
« Épicure à Ménécée, salut.
Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie. Car il n’est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l’âme (πρὸς  τό κατά  ψυχήν  ὑγιαίνον). (…) Il faut méditer ((μελετάν) sur ce qui procure le bonheur…
Ce que je te conseillais sans cesse, ces enseignements-là, mets-les en pratique et médite-les (πράττε καί μελετά), en comprenant que ce sont les éléments du bien-vivre »[20].

[NB : certains accents grecs ne sont pas corrects]

Le discours dans la philosophie antique, qu’il soit oral ou écrit, a donc une dimension pratique. Il sert à former l’âme du disciple qui doit seulement s’assimiler une vérité déjà établie[21]. En dehors du cas de Socrate, de Diogène ou de Pyrrhon qui n’ont rien écrit, le discours écrit était utilisé par les académiciens, les épicuriens, les stoïciens, sous la forme de lettres, d’exhortations, de courts traités pour conforter et stabiliser la vérité dans l’âme et édifier celle-ci comme une « citadelle intérieure »[22]. Le discours doit transformer une vérité en une manière d’être. 
Ces trois conditions pratiques de la vie philosophique font comprendre combien la philosophie antique est éloignée de notre compréhension et de notre pratique de la philosophie. Être un philosophe, alors, c’est choisir la vie philosophique. Choisir la vie philosophique, c’est choisir une école philosophique, et cet engagement unique[23] tient précisément au fait que le choix de la/une philosophie est existentiel et non pas simplement intellectuel. Ensuite être un philosophe antique, ce n’est pas chercher la vérité par soi-même, mais s’approprier la vérité déjà établie par un maître et partagée par d’autres disciples. Donc là où un philosophe contemporain pense la vie ou passe sa vie à penser, testant des hypothèses, un philosophe antique vit la pensée en s’appliquant à être toujours plus sage. Il n’aspire pas à être original et ne « théorise » pas gratuitement. Ou bien il s’impose de marcher dans les pas de son maître pour en chanter la gloire, tel Lucrèce à l’égard d’Épicure[24], ou bien se contente de suivre, pour lui-même et sans rien écrire, les préceptes de son école. Car ce qui importe ce n’est pas de « faire » de la philosophie, mais d’être sage.

« Il ne faut pas faire semblant de philosopher, mais philosopher pour de bon (οὐ προσποιεῖσθαι δεῖ φιλοσοφεῖν, ἀλλ’ ὄντως φιλοσοφεῖν) ; car nous n’avons pas besoin de paraître en bonne santé, mais de l’être vraiment »[25].

3.    Les vies philosophiques des écoles antiques

La philosophie antique est un art de vivre, toute école philosophique antique est une école de vie en vue de la sagesse. La différence entre les écoles se fait sur la définition du souverain bien, les exercices et la pratique du discours. Ainsi, « chaque école à sa méthode thérapeutique propre »[26].

3.1 Socratisme : une vie qui s’examine

On ne pourra sans doute jamais savoir quelles étaient les idées philosophiques de Socrate. De son activité philosophique, nous avons des descriptions diverses et parfois contradictoires entre ce qu’on appelle les grands (Platon) et les petits socratiques (cyrénaïques, cyniques…). 
Le socratisme a son point de départ dans la réflexion de l’individu sur ses actions et sur les valeurs qu’elles impliquent. Quel est le mal à éviter, quel est le bien à rechercher ? Le mal, c’est l’ignorance de l’ignorance qui empêche de chercher à devenir meilleur ou vertueux. Pour le bien, c’est le souci de soi ou le souci de l’examen de soi : ἐπιμέλεια ἑαυτοῦ. Répétons la formule de Socrate qui sera à l’origine de toute la philosophie antique. 

« Une vie sans examen de soi est une vie indigne de l’homme (ὁ δὲ ἀνεξέταστος βίος οὐ βιωτὸς ἀνθρώπῳ) »[27].

La vie philosophique pour s’examiner elle-même, mais toujours au contact des autres, a pour méthode l’elenchos (ἔλεγχος). Le terme est difficile à traduire : « réfutation » est trop restrictif et « examen » ou « mise à l’épreuve » est trop large[28]. L’elenchos pose comme exigence pour soi et pour autrui d’être en accord non seulement dans sa pensée, mais entre sa vie et sa pensée. Ainsi une vie qui s’examine (en l’occurrence sous l’injonction du dieu, ce qui restreint l’interprétation « rationaliste” du procédé socratique) est une vie qui met à l’épreuve l’opinion d’autrui et la réfute par le raisonnement ou qui met sa propre opinion à l’épreuve de celle d’autrui pour se réfuter.

3.2 Cynisme : une vie naturelle

Le philosophe cynique (le « philosophe-chien » du nom du gymnase « Cynosargès » fréquenté par les disciples d’Antisthène) retient du socratisme l’option existentielle, en choisissant non la voie longue de la dialectique, privilégiée par Platon (le long détour) mais la voie courte vers la vertu par la subversion des valeurs traditionnelles[29]. Le philosophe cynique retient de Socrate la capacité à se maîtriser, en vue d’atteindre l’autarcie la plus complète. La vie philosophique, pour atteindre le souverain bien, impose de conformer sa vie à la nature, en se délivrant des chaînes des conventions, des commodités et des artifices de la vie sociale. Diogène ne possédait, selon la légende, qu’un bâton, une besace et un manteau.
Cette radicalité du cynisme[30] l’écarte non seulement de la foule (insensés) mais aussi des autres écoles philosophiques Le philosophe cynique heurte les règles élémentaires, les valeurs partagées de propreté, de tenue, de politesse. Le philosophe cynique est « sans cité, sans maison, privé de patrie, miséreux, errant vivant au jour le jour »[31] Diogène se masturbe[32] ou fait l’amour en public : le plaisir sexuel est entièrement naturel et ce sont les normes sociales qui l’entravent. L’état de nature (phusis), manifeste dans le comportement animal ou enfantin, est supérieur à toute la civilisation (nomos). 
La vie philosophique est constituée par des exercices pour supporter la faim, la soif, les intempéries, c’est-à-dire pour acquérir l’indépendance. La vie authentiquement philosophique est, pour la cité, la vie la plus scandaleuse. Mais le scandale social est le signe d’une vie indépendante.
Sur le plan du discours, le cynisme cultive le franc-parler, la liberté de parole (parrhêsia) en toute situation, sans craindre les puissants. Il est concis, manie le sarcasme ou la boutade plutôt que l’argumentation logique : à celui qui affirme que le mouvement n’existe pas, Diogène se contente de se lever et de marcher. 
M. Foucault cerne, de manière saillante dans Le courage de la vérité, la signification de la parrhêsia dans la philosophie cynique. Elle est un « dire-vrai » sans honte et sans crainte, sans retenue, qui pousse le courage de la vérité jusqu’à l’insolence. Le dire-vrai s’identifie ici avec le mode de vie, ou la vie se doit d’être seulement la manifestation de la vérité. Il s’agit pour le cynique d’ « exercer dans sa vie et par sa vie le scandale de la vérité. (…) Bien peu de vérité est indispensable pour qui veut vivre vraiment et… bien peu de vie est nécessaire quand on tient vraiment à la vérité » [33]. Peu de vérité dans la vie, peu de vie dans la vérité. C’est cette identité, par leur resserrement maximal, qui caractérise la « vraie vie » (aléthinos bios). L’adjectif « vrai » recouvre alors quatre significations : (1) une vie sans dissimulation, intégralement transparente ; (2) une vie sans mélange ; (3) une vie droite, jusqu’à braver les lois conventionnelles ; (4) une vie qui cherche le bonheur par la maîtrise de soi. Or seul le bios kunikos est capable de réaliser ainsi cet idéal de la vraie vie. Et c’est effectivement une vie de chien : une vie sans pudeur, sans honte ; une vie qui se satisfait des besoins immédiats, tout le reste étant indifférent (adiophoron) ; une vie d’aboyeur toujours en éveil ; une vie de chien de garde pour l’humanité en général. La vie non-dissimulée se convertit en exigence de visibilité absolue qui frise l’impudicité (masturbation, défécation, copulation en public). L’exigence de pureté prend la forme de la pauvreté extrême, qui ne se limite pas à un simple détachement de l’âme par rapport au corps. Puisque toute autre loi que la nature est conventionnelle, la droiture a une connotation naturaliste. Alors que dans les autres écoles philosophiques, la différence de l’homme à l’égard de l’animal est un motif de fierté, le cynisme se replie sur l’animalité comme modèle d’une vie réduite. 

3.3 Scepticisme : une vie détachée

Le scepticisme est un art de vivre qui consiste dans une règle simple : « une indifférence parfaite à l’égard de toutes choses ». Diogène-Laërce soutient que la source de la pensée de Pyrrhon, fondateur de la philosophie sceptique, vient de sa découverte, au cours de son voyage en Inde avec Alexandre, des gymnosophistes et brahmanes (Calanos en particulier). Il en tira peut-être l’idée de l’irréalité de tout ce qui semble réel, c’est-à-dire de l’universalité de l’apparence. L’être n’existe pas : il n’est que la réification illusoire d’une apparence[34].
Le sceptique reconnaît que nous n’avons aucun moyen de savoir si les choses sont, en elles-mêmes, ou des biens ou des maux. Et ne pouvant accéder jamais qu’aux apparences des choses toujours changeantes, les jugements que nous portons sur elles occasionnent des troubles dans l’âme au lieu de la quiétude recherchée. Donc tout le malheur tient au jugement que l’esprit ajoute aux apparences. Inversement, toute la sagesse se réduit à retrancher le jugement, donc la croyance et l’adhésion aux choses, pour s’en tenir à l’égalité des apparences. 

« mais le phénomène l’emporte partout »[35].

Ainsi l’exercice fondamental de la vie philosophique sceptique consiste dans la suspension du jugement (épochê) : il faut laisser apparaître les choses comme elles apparaissent, c’est-à-dire les laisser se présenter d’elles-mêmes pour les recevoir dans leur adiaphora (indifférence) et à agir sur cette base. Cette règle seule est susceptible de produire la sérénité, la quiétude de l’âme. Peu importe ce qu’on fait, l’essentiel est de le faire avec indifférence, avec la disposition intérieure de ne pas valoriser ce qu’on fait (pour en tirer une vaine satisfaction) ou ce qu’on ne fait pas (pour le regretter). Cette totale indifférence ou impassibilité est la manière humaine d’atteindre la nature du bien ou du divin qui est de demeurer toujours la même. Diogène-Laërce raconte ainsi comment Pyrrhon, voyant son ami Anaxarque tombé dans un marais, ne lui porte pas secours ; et celui-ci de le féliciter pour son insensibilité. Par ailleurs, Pyrrhon mène une vie simple — très éloignée du scandale du philosophe cynique : 

« Il vivait pieusement avec sa sœur qui était sage-femme ; quelque fois il allait vendre au marché de la volaille et des cochons de lait et, avec indifférence, il faisait le ménage ; et on dit aussi qu’il faisait, avec indifférence, la toilette du cochon ».[36]

L’usage du discours est ici évidemment très limité, restreint à la répétition de quelques formules (phonai) : « pas plus ceci que cela », « je ne définis rien », « à tout argument s’oppose une argument de force égale »[37]
Au fond, il s’agit pour le sceptique de vivre la vie sans un jugement sur la vie : éprouver la vie sans y ajouter son opinion. Le sceptique « prenait la vie pour guide » comme dit Sextus Empiricus à propos de Pyrrhon : non pas se guider dans la vie mais faire de la vie simplement le guide de l’homme.
Le scepticisme est bien une vie « philosophique » (un « art » de vivre), tant il paraît difficile de parvenir à pareil état d’indifférence, de poser que tout est indifférent sauf l’indifférence, que le bien est l’indifférence même[38]. La vie sceptique vise un dépouillement total pour vivre le monde à partir de l’égalité de toutes les différences. 

3.4 Épicurisme : une vie réjouie

L’épicurisme est une quête du bonheur par le plaisir. C’est pourtant un art de vivre parce qu’il ne s’agit pas pour le sage de rechercher le plaisir des « gens dissolus » et que le plaisir doit durer toute la vie. Or une vie de plaisir ne va pas sans philosophie — ce qui n’a rien d’un idéal « ascétique »[39] puisque si l’on pouvait vivre heureux, c’est-à-dire sans trouble, en éprouvant sans limite toutes les sortes de plaisirs, il ne faudrait pas s’en priver. L’épicurisme illustre la définition antique de la philosophie comme art de vivre et sagesse pratique. La philosophie réjouit la vie immédiatement, et c’est pourquoi il faut la pratiquer sans tarder quand on est jeune, et sans s’en priver quand on ne l’est plus.
« Dans l’exercice de la sagesse (philosophie), le plaisir va de pair avec la connaissance. Car on ne jouit pas après avoir appris, c’est tout ensemble qu’on apprend et qu’on jouit »[1]
Tout le malheur humain vient des craintes de l’âme et de la douleur du corps. Aussi toute l’éthique épicurienne et toute la thérapeutique tient dans ce tetraphramakon :  il n’y a rien à craindre des dieux ; la mort n’est rien par rapport à nous ; le bien est facile à obtenir (par la maîtrise et la hiérarchie des désirs) ; la douleur est facile à supporter (car elle est ou brève et supportable ou insupportable et mortelle).
Il s’agit ainsi de supprimer les craintes par la connaissance de la nature[2] et de s’exercer à distinguer les types de désirs selon leur capacité à conduire au bonheur, c’est-à-dire renoncer aux désirs vains (ni naturels ni nécessaires), maîtriser les désirs intermédiaires (désirs naturels non nécessaires) et réduire sa vie autant que possible aux désirs naturels et nécessaires qui assurent des plaisirs stables. 
Ce n’est pas le corps qui est mauvais, mais l’opinion qui oublie la nature. Si le désir limité est le désir naturel-nécessaire, inversement tout ce qui s’oppose à la limite s’oppose à la nature. C’est pourquoi Épicure ne propose pas une police des mœurs mais une hygiène de vie : réguler les désirs ce n’est pas la même chose qu’éradiquer certains désirs. Si l’on se fixe sur cette équation : nature = limite, alors la modération des désirs conduit à une « pauvreté joyeuse » selon l’expression de Sénèque. L’hédoniste se satisfait de peu parce que la vie est comblée par peu de choses. Ainsi Épicure invite-t-il finalement à la frugalité et à la sobriété. Diogène Laërce et Sénèque rapportent ce propos du maître :  « ayons de l’eau, de la polenta, rivalisons de félicité avec Zeus lui-même»[3]
Il y a renoncement donc sans ascétisme. Car renoncer à l’inutile aliénant n’est pas renoncer, soustraire mais augmenter, affirmer. Certes le plaisir vient après un désir et donc un manque. Mais il y a désir et désir, manque et manque. On peut étancher sa soif, manger à satiété. Mais qui désire l’ambition, la gloire désire à perte et sans fin. Ainsi la priorité est de discriminer les désirs[4], ce qui revient finalement à simplifier sa vie autour de ce qui est naturel et nécessaire. 


[1] Épicure, Lettres et maximesSentence vaticane 27, op. cit., p. 255.
[2] (1) Les dieux sont matériels et indifférents à l’égard des hommes. (2) La douleur suppose la vie, or la mort est la destruction atomique du lien entre l’âme (matérielle) et le corps, condition de la vie et de la perception, donc la mort ne peut être un mal à redouter.
[3] « La richesse selon la nature est bornée et facile à se procurer ; mais celle des opinions vides tombent dans l’illimité » (Épicure, Lettres et maximesMaximes capitales, XV, op. cit., p. 235-237). 
4] « Il faut, en outre, considérer que, parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires, les autres naturels seulement » (Épicure, Lettres et maximesLettre à Ménécée, 127, op. cit., p. 221).
Désirs vains : a) illimitation des désirs naturels et non-nécessaires (passion amoureuse et raffinement ) ;  b) désirs ni naturels ni nécessaires (désir des richesses ; désir des honneurs ; désir de gloire).
Désirs naturels : désirs naturels et nécessaires : pour le bonheur, pour le corps, pour la vie
Désirs intermédiaires : désirs naturels non-nécessaires : pour le désir sexuel, pour les désirs esthétiques

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« Dans l’exercice de la sagesse (philosophie), le plaisir va de pair avec la connaissance. Car on ne jouit pas après avoir appris, c’est tout ensemble qu’on apprend et qu’on jouit »[40]
Tout le malheur humain vient des craintes de l’âme et de la douleur du corps. Aussi toute l’éthique épicurienne et toute la thérapeutique tient dans ce tetraphramakon :  il n’y a rien à craindre des dieux ; la mort n’est rien par rapport à nous ; le bien est facile à obtenir (par la maîtrise et la hiérarchie des désirs) ; la douleur est facile à supporter (car elle est ou brève et supportable ou insupportable et mortelle).
Il s’agit ainsi de supprimer les craintes par la connaissance de la nature[41] et de s’exercer à distinguer les types de désirs selon leur capacité à conduire au bonheur, c’est-à-dire renoncer aux désirs vains (ni naturels ni nécessaires), maîtriser les désirs intermédiaires (désirs naturels non nécessaires) et réduire sa vie autant que possible aux désirs naturels et nécessaires qui assurent des plaisirs stables. 
Ce n’est pas le corps qui est mauvais, mais l’opinion qui oublie la nature. Si le désir limité est le désir naturel-nécessaire, inversement tout ce qui s’oppose à la limite s’oppose à la nature. C’est pourquoi Épicure ne propose pas une police des mœurs mais une hygiène de vie : réguler les désirs ce n’est pas la même chose qu’éradiquer certains désirs. Si l’on se fixe sur cette équation : nature = limite, alors la modération des désirs conduit à une « pauvreté joyeuse » selon l’expression de Sénèque. L’hédoniste se satisfait de peu parce que la vie est comblée par peu de choses. Ainsi Épicure invite-t-il finalement à la frugalité et à la sobriété. Diogène Laërce et Sénèque rapportent ce propos du maître :  « ayons de l’eau, de la polenta, rivalisons de félicité avec Zeus lui-même»[42]
Il y a renoncement donc sans ascétisme. Car renoncer à l’inutile aliénant n’est pas renoncer, soustraire mais augmenter, affirmer. Certes le plaisir vient après un désir et donc un manque. Mais il y a désir et désir, manque et manque. On peut étancher sa soif, manger à satiété. Mais qui désire l’ambition, la gloire désire à perte et sans fin. Ainsi la priorité est de discriminer les désirs[43], ce qui revient finalement à simplifier sa vie autour de ce qui est naturel et nécessaire. 

« A tous les désirs, il faut appliquer cette question : que m’arrivera-t-il si est accompli ce qui est recherché conformément à mon désir, et quoi si ce n’est pas accompli ? »[44].

Enfin, l’exercice d’une sorte de gratitude envers la vie, par remémoration des plaisirs passés, notamment du plaisir de l’amitié et du plaisir de la discussion avec le maître et entre les disciples, permet de supporter la douleur[45].
La vie philosophique consiste ainsi à vivre pleinement la vie dans son unicité, à partir de la conscience qu’elle est le produit d’un pur hasard, situé entre deux néants, en méditant jour et nuit les enseignements du maître pour être « comme un dieu parmi les hommes », en pratiquant un discours conforme à la nature (phusiologia), pour chercher à partir de la sensation des contenus d’expérience capables d’apaiser l’âme inquiète. La vie philosophique est une vie bornée au simple plaisir d’exister.

3.5 Stoïcisme : une vie intérieure

La source d’inspiration du stoïcisme est sans doute le tragique de la vie. Ce n’est pas une philosophie tragique mais une philosophie en réponse au destin qui accable les hommes. La seule manière de le supporter, c’est de veiller à la manière de recevoir les choses et de les juger. La liberté est seulement là. Les choses sont ce qu’elles sont, ni bonnes ni mauvaises en soi. Le malheur n’est pas une structure objective du monde. Il provient exclusivement du rapport de l’homme au monde, c’est-à-dire fondamentalement d’une inadéquation entre les désirs humains et les choses, entre l’individu et lui-même. Aussi le stoïcisme propose-t-il un principe simple : maîtriser ce qui dépend de nous et consentir (ce qui dépend également de nous) à ce qui relève de l’ordre du monde (qui ne dépend pas de nous) : 

« Il y a des choses qui dépendent de nous, il y en a d’autres qui n’en dépendent pas. Ce qui dépend de nous ce sont nos jugements, nos tendances et nos désirs (…) Ce qui ne dépend pas de nous, c’est le corps, la richesse, la célébrité, le pouvoir ; en un mot, toute les œuvres qui ne nous appartiennent pas »[46].

Le souverain bien pour le stoïcien implique que « l’âme reprenne possession d’elle-même »[47] pour vivre en plein accord avec soi et avec le monde.
Les exercices de la vie philosophique stoïcienne s’organisent autour de trois disciplines auxquels le sage pouvait s’exercer grâce aux hypomnêmata dans le but de fortifier la vie intérieure de l’âme pour en faire une « citadelle imprenable » : discipline des désirs (physique) (consentir à l’univers en accueillant avec joie les événements comme ils arrivent) ; discipline de l’action (éthique) (pratiquer la justice) ; discipline du jugement (logique) (distinguer ce qui dépend et ce qui ne dépend pas de soi).

« Ce qui trouble les hommes, ne sont pas les choses, ce sont les jugements sur les choses. (…) Lorsque … nous sommes traversés, troublés, chagrinés, ne nous en prenons jamais à un autre, mais à nous-mêmes, càd à nos jugements propres. Accuser les autres de ses malheurs est le fait d’un ignorant ; s’en prendre à soi-même est d’un homme qui commence à s’instruire ; n’en accuser ni un autre ni soi-même est d’un homme parfaitement instruit »[48].

Et puisque les jugements sur les choses dépendent absolument de nous, le sujet à en lui le pouvoir de ne jamais être troublé. Et si les choses arrivent comme elles doivent arriver, la liberté est de vouloir et aimer la nécessité qui exprime la loi du monde, de Dieu ou de la Providence[49] pour être heureux[50].
Voici un tableau récapitulatif des vies philosophiques selon les écoles antiques. 

 socratismecynismescepticismeépicurismestoïcisme
bien recherchéarétè autarcie
Indépendance
ataraxie par indifférenceataraxie par sérénitéapathie par indifférence  
option existentiellevie qui s’examinevie naturellevie détachée vie réjouie vie intérieure
exercicesCohérence
Examen dialectique
Endurance
Scandale
Epochê
Silence
Maîtrise des désirs, calcul des plaisirsAscèse mentale
Contemplation du monde
discoursElenchosParrhêsiaPhonaïPhusiologiaHypomnêmata

Conclusion : Actualité de la philosophie antique

La difficulté initiale était de saisir la philosophie antique à partir d’elle-même, sans en déformer la conception à partir de notre compréhension de la philosophie. La difficulté terminale est inverse : que faire de la philosophie antique si la philosophie aujourd’hui n’est pas ce qu’elle fut ? Un philosophe n’est plus un maître de vie et de sagesse. C’est un intellectuel, mi-écrivain, mi-professeur, mais jamais un « semi-conducteur » pour former les âmes. La philosophie s’enseigne, mais ce qui s’enseigne à l’université est surtout l’histoire de la philosophie — ou quand elle se fait recherche, c’est autour de micro-arguments par articles spécialisés interposés. La philosophie contemporaine ne possède aucune unité et certainement pas sous l’égide d’un art de vivre. Donc qu’est-ce que la philosophie antique pour nous ? Que faire de la philosophie antique en philosophie aujourd’hui ?
Avant d’avancer quelques éléments de réponse, on fera quatre remarques préalables.
(1) L’idéal de la philosophie antique n’a jamais complètement disparu. La « dimension existentielle et vitale de la philosophie antique »[51] a continué d’inspirer les auteurs au cours des siècles, de la Renaissance[52] à Kant[53], et jusqu’au « trip gréco-latin » de Foucault[54] en passant (paradoxalement) par Descartes[55].
(2) La philosophie antique est inactuelle pour la philosophie contemporaine, mais actuelle pour le sens commun. Elle correspond pour lui à ce que doit être la philosophie. La philosophie ne vaudrait pas une heure de peine si elle devait renoncer complètement à faire de la vérité un enjeu existentiel et proposer une forme de vie spirituelle.
(3) Cet attachement à la définition de la philosophie comme art de vivre, donc à la définition de la philosophie antique, explique peut-être l’émergence de nouveaux lieux et peut-être de nouvelles pratiques de la philosophie : à l’école primaire, dans l’entreprise, au café, sous forme de BD… Un désir « sociétal » de philosophie semble s’exprimer comme une sorte de quête de sens, en marge du savoir académique de la philosophie et dans le déclin du christianisme qui avait eu précisément pour effet, à partir du Moyen Age et l’institution de l’Université, de réduire la philosophie à une tâche théorique, au service à la théologie (ancilla), pour s’accaparer religieusement intégralement l’aspiration spirituelle et la vocation existentielle.
(4) Paradoxalement, l’art de vivre c’est ce qui reste de la philosophie quand le projet de la métaphysique comme science a été abandonné. Donc le socratisme, le cynisme, le scepticisme, l’épicurisme, le stoïcisme peuvent être investis comme des possibilités de vie, peut-être davantage que le platonisme ou l’aristotélisme en raison de leur soubassement ontologique. En particulier, la philosophie antique fondée sur le « souci de soi » peut être explorée comme un modèle de « subjectivation ». C’est la voie suivie par Foucault dans ses derniers ouvrages : Subjectivité et vérité (1980-81) : L’Herméneutique du sujet (1981-82), Le Gouvernement de soi et des autres (1982-83), Le Courage de la vérité (1983-84), L’Usage des plaisirsLe Souci de soi.
Mais, donc, finalement, la philosophie antique peut-elle être vraiment actualisée ? Elle l’a été et elle l’est, de fait. Seulement, dans la société civile, la réactivation de la philosophie antique est portée trop souvent par des experts en développement personnel. Marc-Aurèle est promu ou rabaissé au rang de « conseiller d’existence ». Ici la philosophie antique perd à la fois sa technicité et son exigence éthique. On y confond aussi volontiers l’ascèse d’une construction patiente de soi avec le retour authentique à soi. Quant à la réinterprétation philosophique foucaldienne du souci de soi comme subjectivation, elle tire la philosophie antique davantage vers une « esthétique de soi » que vers une éthique de soi. Elle dissocie le rapport entre sagesse et exercices spirituels et oublie la dimension cosmique de la philosophie antique. C’est la double objection de P. Hadot adressée à Foucault[56].
Enfin, la vie donne certes des occasions d’être socratique, en veillant à la cohérence de sa pensée, entre son discours et sa vie, d’être cynique en choisissant la voie de la marginalisation sociale, d’être épicurien par le calcul des plaisirs, d’être stoïcien en tentant de reprendre le contrôle de sa vie par la maîtrise de ses représentations, d’être sceptique devant des informations contradictoires ? Mais peut-on encore adopter l’art de vivre socratique, ou cynique, ou stoïcien, etc. ? Outre le fait que la philosophie ne s’organise plus en écoles (même s’il y a des « chapelles »), que la relation maître-disciple a disparu, peut-être est-ce le monde qui se refuse à l’idéal d’un art de vivre, soit parce qu’il est technoscientifique, soit parce qu’il n’est plus un modèle d’ordre par rapport auquel s’orienter, soit parce qu’un art de vivre est décidément trop « subjectif » ?
Mais si la philosophie n’est plus ce qu’elle fut, si elle fut ce qu’elle n’est pas, et s’il s’agit malgré tout ici et là de philosophie, la vraie question générale et préalable est : « qu’est-ce que la philosophie ? ». Aucun philosophe n’a de réponse à cette question, preuve désespérante qu’il est philosophe. Ou alors, la réponse adoptera une position à la fois nominaliste et pragmatiste, comme le fait selon nous P. Vesperini[57] : il y a philosophie partout où une pratique quelle qu’elle soit a été nommée telle. Ainsi il faut conclure que la philosophie antique fut une philosophie, comme il y eut une philosophie scolastique. La définition de la philosophie comme art de vivre est sans doute la moins mauvaise définition de la philosophie antique et doit nous avertir de ne pas projeter sur elle notre conception moderne de la philosophie comme système théorique. Mais, pour cette raison même, elle n’est pas la définition de la philosophie. La conclusion serait donc qu’on ne peut philosopher comme philosophaient les Anciens, surtout s’il faut voir les Grecs comme des Irokois. L’actualisation de la philosophie antique ne peut être qu’une actualisation historique de la philosophie antique qui, quelle qu’en soit la forme (éthique spiritualiste : Hadot ; esthétique de l’existence :Foucault ; anthropologie historique : Vesperini) qui ne saurait répondre à l’idéal d’une sagesse pratique fondée sur un rapport théorétique au monde.


[1] « C’est ce thème du souci de soi, consacré par Socrate que la philosophie ultérieure a repris et qu’elle a fini par placer au cœur de cet “art l’existence” qu’elle prétend être. [La culture de soi] est … un impératif qui circule parmi nombre de doctrines différentes … a imprégné des façons de vivre ; il s’est développé en procédures, en pratiques et en recettes qu’on réfléchissait, développait, perfectionnait et enseignait ; il a constitué une pratique sociale… » (M. Foucault, Histoire de la sexualité, 3, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 59).
[2] Platon, Apologie de Socrate, 38a.
[3] Par ex. l’alternative physique : atomes et vide ou Providence (voir Marc-Aurèle, Pensées pour soi-même, IV, 5 : « Répète-toi l’alternative : ou bien la Providence, ou bien les atomes »), ou l’alternative éthique : plaisir ou vertu.
[4] « C’est dans les écoles hellénistiques et romaines de philosophie que le phénomène est plus facile à observer. Les stoïciens, par exemple, le déclarent, explicitement : pour eux, la philosophie est un “exercice”. A leurs yeux, la philosophie ne consiste pas dans l’enseignement d’une théorie abstraite, encore moins dans une exégèse de textes, mais dans un art de vivre, dans une attitude concrète, dans un style de vie déterminé, qui engage toute l’existence. L’acte philosophique ne se situe pas seulement dans l’ordre de la connaissance, mais dans l’ordre du “soi” et de l’être : c’est un progrès qui nous fait plus être, qui nous rend meilleurs. C’est une conversion qui bouleverse toute la vie, qui change l’être de celui qui l’accomplit. Elle le fait passer d’un état de vie inauthentique, obscurci par l’inconscience, rongé par le souci, à un état de vie authentique, dans lequel l’homme atteint la conscience de soi, la vision exacte du monde, la paix et la liberté intérieures » (P. Hadot, Exercices spirituels, p. 15-16).
[5] Il faudrait, en conséquence, corriger une certaine lecture de l’histoire de la philosophie antique laissant penser que la philosophie aurait « changé d’essence au cours de son histoire dans l’Antiquité » passant de l’enquête sur la phusis (philosophie pré-socratique) aux grandes synthèses « métaphysiques » (Platon, Aristote), à un repli de la raison philosophique sur l’approfondissement d’une liberté plus intérieure, à l’époque hellénistique. En réalité, déjà chez Socrate au moins, la philosophie est « un mode de vie, une technique de la vie intérieure » (P. Hadot, Exercices spirituels, p. 222).
[6] Ibid., p. 9.
[7] P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 16.
[8] P. Hadot, Exercices spirituels, p. 308.
[9] Nous suivons dans la suite l’article de D. Desroches, « La philosophie comme mode de vie chez Pierre Hadot », L’Encyclopédie de L’AGORA, 2011.
[10] « Au moins depuis Socrate, l’option pour un mode de vie ne se situe pas à la fin du processus de l’activité philosophique, comme une sorte d’appendice accessoire, mais bien au contraire, à l’origine, dans une complexe interaction entre la réaction critique à d’autres attitudes existentielles, la vision globale d’une certaine manière de vivre et de voir le monde, et la décision volontaire elle-même ; et cette option détermine jusqu’à un certain point la doctrine elle-même et le mode d’enseignement de cette doctrine. Le discours philosophique prend donc son origine dans un choix de vie et une option existentielle et non l’inverse. En second lieu, cette décision et ce choix ne se font jamais dans la solitude : il n’y a jamais un philosophe ni philosophes en dehors d’un groupe, d’une communauté, en un mot d’une “école” philosophique et, précisément, une école philosophique correspond alors avant tout au choix d’une certaine manière de vivre, à un certain choix de vie, à une certaine  option existentielle, qui exige de l’individu un changement total de vie, une conversion de tout l’être, finalement un désir d’être et de vivre d’une certaine manière. Cette option existentielle implique à son tour une certaine vision du monde, et ce sera la tâche du discours philosophique de révéler et de justifier rationnellement aussi bien cette option existentielle initiale et il y reconduit, dans la mesure où par sa force logique et persuasive, par l’action qu’il veut exercer sur l’interlocuteur, il incite maîtres et disciples à vivre réellement en conformité avec leur choix initial, ou bien il est en quelque sorte la mise en application d’un certain idéal de vie » (P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 17-18).
[11] La philosophie est certes divisée en parties (physique, logique ou canonique, éthique). Mais d’une part la physique et la logique ne sont que les moyens de l’éthique, c’est-à-dire de la visée du souverain bien. D’autre part la philosophie est en fait une sorte un acte unique qui rassemble les parties du discours philosophique. 
« Selon les Stoïciens, les parties de la philosophie, c’est-à-dire la physique, l’éthique et la logique étaient en fait non pas des parties de la philosophie elle-même mais des parties du discours (…) Mais la philosophie elle-même, c’est-à-dire le mode de vie philosophique, n’est plus une théorie divisée en parties mais un acte unique qui consiste à vivre la logique, la physique et l’éthique. On ne fait plus alors la théorie de la logique, c’est-à-dire du bien parler et du bien penser, mais on pense et on parle bien, on ne fait plus la théorie du monde physique, mais on contemple le cosmos, on ne fait plus la théorie de l’action morale, mais on agit d’une certaine manière droite et juste » (P. Hadot, Exercices spirituels, p. 219-220).
[12] Ibid., p. 13-14. Hadot qui anticipe l’objection rappelle que les Exercia spiritualia sont attestés avant Ignace de Loyala dans l’ancien christianisme latin, correspondent à l’askesis du christianisme grec qui existe déjà dans la tradition philosophique antique. M. Foucault, de son côté (voir Histoire de la sexualité, Les aveux de la chair, p. 106 sq), souligne que les auteurs chrétiens des premiers siècles n’ont pas « masqué » l’antériorité et la parenté de leurs exercices (direction spirituelle, examen de soi…) avec ceux des philosophes « païens », avant de souligner la différence des pratiques : reconnaissance en soi de ce qui conduit à Dieu qui est la vérité, détachement à l’égard du monde extérieur, renoncement à la volonté, aveu sans répit des fautes (exagoreusis).
[13] Voir M. Foucault, Histoire de la sexualité, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. 
Le souci éthique des plaisirs sexuels ne porte pas sur des types de plaisirs mais sur des actes, ne repose pas sur le soupçon du mal mais fait craindre une perte de maîtrise de soi et associe dans une dynamique acte, désir et plaisir (la pastorale chrétienne dissociera). La question n’est pas de savoir quels désirs ou quels plaisirs sont licites ou illicites, mais avec quelle force il faut se livrer aux plaisirs. Le partage se fait selon le plus ou le moins,non selon le permis et le défendu. L’éthique des plaisirs reçoit deux noms : sophrôsunê et enkrateia. Les deux se traduisent par « tempérance » mais en un sens différent. Ils peuvent être associés comme chez Platon : se commander (archein) c’est être sage (sophrona onta) et se dominer (enkratè) et commander en soi aux plaisirs et aux désirs (Gorgias, 491d). Pour Foucault la sophrôsunê, c’est la tempérance comme il convient vis-à-vis des hommes et des dieux. L’enkratia, c’est la tempérance active envers soi. C’est pourquoi la tempérance prend la forme d’un combat, avec la connotation de virilité qui l’accompagne (pour cette morale d’homme, comme ne cesse de le répéter Foucault). Car la vertu n’est pas de ne pas désirer, de ne pas jouir, mais de savoir dominer les plaisirs, les vaincre sans être vaincu par eux. Il faut s’armer, par l’exercice (askesis) — souffrir la privation, rabattre le plaisir sur le besoin — pour conserver son âme-acropole. L’enjeu du souci éthique, c’est non pas la préservation de la pureté (spiritualité chrétienne) mais la capacité de la liberté.  « Beaucoup plus que la souillure, le danger que porte avec eux les aphrodisia, c’est la servitude » (ibid., p. 92).
[14] « Telle est ma règle : chaque jour je me cite à mon tribunal. Dès que la lumière a disparu de mon appartement, et que ma femme, qui sait mon usage, respecte mon silence par le sien, je commente l’inspection de ma journée entière, et reviens, pour les peser, sur mes discours, comme sur mes actes. Je ne me déguise ni ne me passe rien. » (Sénèque, De la colère, III, 3). Voir le commentaire de M. Foucault, Histoire de la sexualité 4, Les aveux de la chair, Paris, Gallimard, 2018, p. 111-112. 
[15] Voir P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 289 sq)
[16] M. Foucault, Histoire de la sexualitéop. cit., p. 66-67.
[17] P. Hadot, Exercices spirituels, p. 218.
[18] Épicure, Lettre à Pythoclès, 35, trad. M. Conche, Paris, éd. Mégare, 1977, p. 99.
[19] Épicure, Lettre à Pythoclès, 84, trad. M. Conche, Paris, éd. Mégare, 1977, p. 191.
[20] Épicure, Lettre à Ménécée 122-123, trad. M. Conche, Paris, éd. Mégare, 1977, p. 122-123.
[21] Ainsi comme l’écrivait justement É. Bréhier :« Le jeune philosophe n’a point à chercher ce qui a été trouvé avant lui ; la raison et le raisonnement ne servent qu’à consolider en lui les dogmes de l’école et à leur donner une assurance inébranlable ; mais il ne s’agit de rien moins dans ces écoles que d’une recherche libre, désintéressée et illimitée du vrai ; il faut s’assimiler une vérité déjà trouvée. » (É. Bréhier, Histoire de la philosophie antique, T. I, L’Antiquité et le Moyen Age, Paris, Félix Alcan, 1928, 788 p. V. p. 19)
[22] Selon le titre de P. Hadot pour son ouvrage consacré aux Pensées de Marc-Aurèle. Voir Marc-Aurèle, Pensées pour soi-même, IV, 3 ; VIII, 48.
[23] Ce point est discutable au moins pour la philosophie antique à l’époque impériale, si l’on en croit P. Vesperini (Droiture et mélancolie – Sur les écrits de Marc-Aurèle, Verdier, 2016). Marc-Aurèle n’est pas un empereur philosophe ou un empereur qui fait de la philosophie, mais un empereur qui utilise les « logoi » des philosophes pour vivre droitement, en romain et en disciple d’Antonin (philosophie = orthopraxie). Voir notre article sur l’ouvrage de Vesperini, L’empereur Marc-Aurèle fut-il un philosophe stoïcien ?, Philopsis, 2020. 
[24] P. Vesperini conteste cette interprétation dans son étude consacrée à Lucrèce, sous-titrée « Archéologie d’un classique européen » (Paris, Fayard, 2017) où il propose, à nouveau, une autre lecture de l’Antiquité hellénistique. On découvre que Lucrèce n’est pas un philosophe qui recourt à la poésie pour exposer la doctrine philosophique d’Epicure (poésie didactique) mais un poète professionnel répondant à une commande de Mémmius, aristocrate en fin de carrière, qui, par-là, espère voir son nom éternellement commémoré. Mémmius n’est pas seulement le destinataire du Poème, vite évacué dans les commentaires sous prétexte qu’on ne sait à peu près rien de lui. En fait, c’est le commanditaire, sénateur de cette République aristocratique romaine où la culture grecque est “cultivée” par toute l’élite. Mémmius, proche du chef de l’école épicurienne à Rome, un certain Patron, entend associer l’épicurisme à son prestige d’aristocrate. L’épicurisme du Poème se déplacerait de l’auteur à son commanditaire-dédicataire. Lucrèce n’aurait pas de conviction philosophique particulière (comme Marc-Aurèle). C’est un artiste, non un philosophe. Donc il faut lire le Poème comme un poème et non comme une œuvre philosophique. Ou il ne faut plus lire Lucrèce comme un philosophe romain exposant sa philosophie ou, en disciple zélé, la philosophie d’Épicure. Il faut rompre avec (le préjugé d’) une certaine hiérarchie des disciplines, par exemple entre la poésie et la philosophie. Lucrèce est un poète et non un philosophe faisant de la poésie pour exposer la philosophie épicurienne, c’est-à-dire une sorte de vulgarisateur de l’épicurisme. Ce qui n’ôte rien à son mérite mais donne plutôt l’occasion de montrer comment une œuvre d’art fonctionne, comment le jugement esthétique n’a besoin d’aucun prétexte philosophique. Plus largement, cette méthode d’histoire appliquée à l’histoire de la philosophie antique — depuis théorisée par son auteur dans son dernier ouvrage, La philosophie antique. Essai d’histoire, Fayard, 2019, notamment dans le chapitre intitulé « Comment on peut écrire l’histoire de la philosophie. Discours d’une méthode » — corrige notre vision de la philosophie antique et de la pratique du savoir antique. En effet, on se méprend sur la culture hellénistique si l’on néglige le fait que celle-ci ignore la séparation des disciplines (philosophie, politique, poésie, géométrie, histoire, etc.) — Vesperini parle de la « ronde des savoirs », et que le savoir est y toujours un objet de plaisir. On mesure donc les déplacements ou les effets de déconstruction : (1) Lucrèce n’est pas un philosophe mais un artiste ; (2) La vérité du texte n’est pas conceptuelle mais contextuelle ; (3)Le savoir est une pratique sociale plutôt qu’une théorie de la vérité ; (4) Non seulement la philosophie antique ne correspond pas à ce qu’on désigne aujourd’hui sous ce terme, mais l’histoire de la philosophie cesse d’apparaître comme l’histoire des problèmes philosophiques.
[25] Épicure, Sentences vaticanes, 54, trad. M. Conche, op. cit., p. 261.
[26] P. Hadot, Exercices spirituelsop. cit., p. 16.
[27] Platon, Apologie de Socrate, 38a.
[28] Voir J.-F. Balaudé, Le savoir philosophique, Paris, Grasset, 2010.
[29] Selon Diogène-Laërce (Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité, VI, 22), Platon se serait exclamé à propos de Diogène : « C’est Socrate devenu fou ».
[30] P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 170
[31] Diogène-Laërce, Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité, VI, 38.
[32] « Il se masturbait constamment en public et disait : “Ah ! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim” ».[33] M. Foucault, Le courage de la véritéop. cit., p. 161 et p. 175.
[34] « Ceux qui disent que les sceptiques suppriment les [choses] apparentes (phainomena) me semblent ne pas avoir écouté ce que nous disons : car ce qui nous conduit à l’assentiment sans que nous le voulions, conformément à une représentation (phantasia) passive, nous ne nous en détournons pas, comme nous l’avons déjà dit plus haut – or c’est cela les [choses] apparentes (phainomena). Et quand nous cherchons si la réalité est telle qu’elle apparaît (phainetai), nous accordons le fait qu’elle apparaît (phainetai), et notre recherche ne porte pas sur ce qui apparaît (phainomenou) mais sur ce qui est dit de ce qui apparaît (phainomenou) – or cela est différent du fait de faire une recherche sur ce qui apparaît (phainomenou) lui-même. Par exemple, le miel nous apparaît (phainetai) avoir une action adoucissante. De cela nous sommes d’accord, car nous subissons cette action adoucissante par nos sens. Mais si, de plus, il est doux, pour autant que l’on suit l’argument, nous le cherchons – ce n’est pas ce qui apparaît (phainomenon), mais quelque chose qui est dit de ce qui apparaît (phainomenou). Et si nous proposons également des arguments directement contre les [choses] apparentes (phainomenôn), nous ne les exposons pas avec la volonté de supprimer les [choses] apparentes (phainomena), mais pour bien montrer la précipitation des dogmatiques : car si le raisonnement est trompeur au point qu’il s’en faille de peu qu’il ne dérobe même les [choses] apparentes (phainomena) sous nos yeux, combien ne faut-il pas détourner le regard de lui dans le cas des choses obscures, de peur que nous ne soyons entraînés par lui à nous précipiter ? (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes I, 10 [19-20]).
[35] Timon de Philonte (325-235 av JC), disciple direct de Pyrrhon. Il est cité notamment par Sextus dans son Contre les logiciens (ou Adversus Mathematicos) de la manière suivante : « En effet le philosophe sceptique, s’il ne veut pas être entièrement inactif et s’il veut prendre part aux activités de la vie quotidienne, est contraint de posséder un critère de choix qui est l’apparence (to phainomenon) dont témoigne aussi Timon lorsqu’il déclare : Mais l’apparence (to phainomenon) l’emporte sur tout, où qu’elle aille » (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, VII, 30).
[36] P. Hadot signale qu’on trouve à peu près la même anecdote, sans qu’on puisse établir aucun lien entre les deux textes, par Tchouang-tseu à propos de Lie-tseu (maître taoïste) : « Trois années durant, il s’enferma, faisant des besognes ménagères pour sa femme et servant la nourriture aux cochons, comme il l’aurait servie à des hommes ; il se fit indifférent à tout et il élimina tout ornement pour retrouver la simplicité » (Qu’est-ce que la philosophie antique ?op. cit., p. 175).
[37] Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhonniennes, I, 194-204.
[38] Ce qui n’implique pas contradiction précisément parce que ce n’est pas un principe théorique mais une règle pratique dont l’application permet l’ataraxie recherchée.
[39] Voir J. Salem, Tel un dieu parmi les hommes, Paris, Vrin, 1994.
[40] Épicure, Lettres et maximesSentence vaticane 27, op. cit., p. 255.
[41] (1) Les dieux sont matériels et indifférents à l’égard des hommes. (2) La douleur suppose la vie, or la mort est la destruction atomique du lien entre l’âme (matérielle) et le corps, condition de la vie et de la perception, donc la mort ne peut être un mal à redouter.
[42] « La richesse selon la nature est bornée et facile à se procurer ; mais celle des opinions vides tombent dans l’illimité » (Épicure, Lettres et maximesMaximes capitales, XV, op. cit., p. 235-237). 
[43] « Il faut, en outre, considérer que, parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires, les autres naturels seulement » (Épicure, Lettres et maximesLettre à Ménécée, 127, op. cit., p. 221).
1 Désirs naturels : désirs naturels et nécessaires : pour le bonheur, pour le corps, pour la vie
2 Désirs intermédiaires : désirs naturels non-nécessaires : pour le désir sexuel, pour les désirs esthétiques
3 Désirs vains : a) illimitation des désirs naturels et non-nécessaires (passion amoureuse et raffinement ) ;  b) désirs ni naturels ni nécessaires (désir des richesses ; désir des honneurs ; désir de gloire).
[44] Épicure, Lettres et maximesMaximes capitalesSentences vaticanes 71, op. cit., p. 265.
[45] « A ces douleurs, j’ai opposé la joie de l’âme que j’éprouve au souvenir de nos entretiens philosophiques » (Lettre d’Épicure à Idoménée).
[46] Épictète, Manuel, I, 1.
[47] Sénèque, Lettres à Lucilius, 93, 2-3.
[48] Épictète, Manuel, V, trad. M. Meunier, Paris, GF, 1964, p. 209-210.
[49] Voir Marc-Aurèle, Pensées pour soi-même, II, 3 ; 4, 27 et 40.
[50] « Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux » Épictète, Manuel, VIII, op. cit., p. 210
[51] P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 392.
[52] On citera par exemple Pétrarque dans on De vita solitaria, Érasme dans son Adagia, et Montaigne avec son hellénisme unique, curieux, cultivé, éclectique, évoluant du stoïcisme vers l’hédonisme en passant par le pyrrhonisme.
[53] « Une Idée cachée de la philosophie a depuis longtemps été présente parmi les hommes. Mais soit ils ne l’ont pas comprise, soit ils l’ont considérée comme une contribution à l’érudition. Si nous prenons les anciens philosophes grecs, comme Épicure, Zénon, Socrate, etc., nous découvrons que l’objet principal de leur science a été la destination de l’homme et les moyens de l’atteindre. Ils sont donc restés beaucoup plus fidèles à l’Idée vraie du philosophe, que cela n’est arrivé dans les temps modernes, où l’on ne rencontrer le philosophe que comme artiste de la raison. (…) Quand vas-tu enfin commencer à vivre vertueusement, disait Platon à un vieillard qui lui racontait qu’il écoutait des leçons sur la vertu. — Il ne s’agit pas de spéculer toujours, mais il faut aussi une bonne fois penser à l’exercice effectif. Mais aujourd’hui on prend pour un rêveur celui qui vit d’une manière conforme à ce qu’il enseigne » (Vorlesungen über die philosophische Encyclopädie, cité par Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 399).
L’idéal antique de sagesse commande encore la distinction kantienne dans la Logique et dans la Critique de la raison pure entre un concept scolastique et un concept cosmique de la philosophie.
[54] M. Foucault, Le courage de la vérité, p. 3.
[55] Les Lettres à Elisabeth, commentant et corrigeant Sénèque, représentent une forme de « direction spirituelle » (Hadot, ibid., p. 399).
[56] À travers deux articles : « Un dialogue interrompu avec Michel Foucault : convergences et divergences » et « Réflexions sur la notion de “culture de soi” ».
[57] Pierre Vesperini, Droiture et mélancolie, Verdier 2016 ; Lucrèce, archéologie d’un classique européen, Fayard, 2018 ; La philosophie antique, Fayard, 2019. Aucune définition de la philosophie ne contiendra toute la diversité des pratiques reconnues sous ce nom au cours de l’histoire, ou toute définition de la philosophie exclura arbitrairement des formes de philosophie, pourtant culturellement et historiquement reconnues et attestées. C’est pourquoi, il faut s’interdire de définir la philosophie, ou alors il faut la définir uniquement selon le critère le plus ouvert, d’après son contexte pratique de production et de diffusion, ce qui implique de suivre, en histoire de la philosophie, la voie d’une anthropologie historique. 
Ici le nominalisme rejoint le positivisme. La philosophie est constituée de faits et de témoignages, qu’il faut rassembler très au-delà du matériel textuel privilégié par l’histoire philosophique académique de la philosophie (histoire philosophante de la philosophie) : ils attestent une certaine pratique par des individus, dans des échanges, des institutions et un milieu, qui correspond à ce qu’on nomme philosophie. La logique du raisonnement de Vespérini paraît être la suivante. La philosophie est un mot (nominalisme) : il faut rechercher les pratiques conformes à ce mot (pragmatisme), en s’attachant à étudier tous les faits sans distinction (positivisme) afin de préserver ou de promouvoir sa définition la moins dogmatique possible (libéralisme). A moins que ce ne soit l’inverse : à partir du souci d’éviter toute position verticale de surplomb (libéralisme), il convient de tout lire et n’écarter surtout aucun fait (positivisme), pour reconnaître que décidément la philosophie n’est qu’un mot (nominalisme).