Qu’est-ce qu’un transfuge de classe ?
A. Gomes-Samaran
Podcast : https://audioblog.arteradio.com/blog/215487/podcast/217905/qu-est-ce-qu-un-transfuge-de-classe-angelique-gomes-samaran-14-12-2023
Un transfuge de classe est un individu qui a connu une mobilité sociale intergénérationnelle. Je m’explique : la mobilité intergénérationnelle désigne le changement de position sociale d’une génération à l’autre, à savoir du père au fils, de la mère à la fille, du père à la fille…
Les exemples que j’ai choisis pour cette conférence sont des exemples de mobilité ascendante, c’est-à-dire des individus qui ont connu un déplacement dans la structure sociale vers le haut et pour être plus précise de la catégorie « ouvrier » vers la catégorie « cadre ».
La part des trajectoires ascendantes a connu une hausse entre les années 70 jusqu’au début des années 2010, pour connaitre aujourd’hui une stagnation. Toutefois, cette mobilité ascendante est très souvent constituée de trajets courts, c’est-à-dire d’un père employé non qualifié à un fils qui exerce une profession d’employé qualifié.
Il n’en est pas ainsi pour les trois individus choisis qui ont la particularité d’avoir parcouru des trajets sociaux longs, ce qui nous permet de les classer du côté des trajectoires improbables. Dans les faits, cela se traduit par un père ouvrier dont le fils est devenu un intellectuel ou encore un père ouvrier dont la fille est devenue prix Nobel de littérature.
Si le point de départ portait sur les ressorts communs du caractère improbable de leur destinée, deux problématiques en filigrane se sont imposées à la lecture et la compilation de ces trois ascensions sociales :
1) être transfuge de classe, est-ce un désir de liberté, d’émancipation, une volonté ou bien le résultat d’un déterminisme par le rejet ? Autrement dit, le transfuge de classe renie t-il un milieu social ou bien est-ce le milieu social qui le renie ?
2) Etre un transfuge de classe, est-ce réellement passé de l’autre côté ? Devient-on irrémédiablement autre chose ?
Quels trajets pour Didier Eribon, Annie Ernaux et Edouard Louis ?



Quels sont les ressorts communs à leur destinée sociale improbable ?
a) L’intériorisation de l’infériorisation sociale des parents
Avant d’aborder la honte qu’ils ressentent de leur origine sociale, il faut souligner que chacun a fait l’expérience de l’infériorisation sociale dès leur plus jeune âge au contact de leurs parents.
En effet, Annie Ernaux décrit précisément comment son père ressentait la honte d’être ouvrier, la honte d’être du côté des inférieurs. Tous trois ont donc largement intériorisé la hiérarchisation des goûts, des préférences et pratiques culturelles à la l’origine de cette honte.
Cela passait principalement par :
D’abord, un rapport craintif aux usages de la langue parce que socialement stigmatisant
En effet, dans l’univers des ouvriers, on parle à l’économie des mots devant les personnes qui parlent bien. On parle avec précaution par peur de mal dire et on s’interrompt pour laisser la personne en face le soin de finir. De même, les situations administratives, comme aller chez le notaire, sont des moments de confrontation malaisante à la culture écrite car on a peur des possibles fautes de compréhension et des fautes d’orthographe. Enfin, le père d’Annie Ernaux est fier de prendre de la distance avec son milieu en se défaisant du patois, ce parlé local qui était le signe d’infériorité et de comique.
Puis, il y a un sentiment de décalage par rapport à la légitimité culturelle
Les ouvriers portent en eux le sentiment d’être déplacé dans plusieurs des situations de la vie quotidienne et expriment souvent une déférence presque exagérée quand ils se retrouvent devant des notables, la hiérarchie, bref des personnes haut placées.
Enfin, il y a l’inéluctable usure et destruction des corps.
Tous trois font état de la progressive dégradation physique des corps de leur père soit en raison des conditions de travail (pénibilité, multiplication des emplois), des accidents du travail (invalidité, maladies professionnelles) mais aussi des pratiques de tabagisme et de consommation d’alcool courantes chez les ouvriers.
L’espérance de vie est plus courte pour les ouvriers que les cadres, la mort est prématurée et c’est en cela qu’Edouard Louis a voulu en faire un objet politique dans son livre Qui a tué mon père. Citation : Tu as à peine plus de cinquante ans. Tu appartiens à cette catégorie d’humains à qui la politique réserve une mort précoce.
Il y avait déjà sur cette génération un double mouvement à la fois des envies de se défaire de sa condition tout en ne sachant pas le faire ou maladroitement, risque de tomber dans la faute de mauvais goût (en matière esthétique décorative par exemple (Ernaux)).
b) L’expérience d’un monde social qui inspire la honte
La description du monde ouvrier dans lequel ils ont vécu est plutôt noire et laisse peu de perspectives.
C’est un monde de privation, de manque continuel, de sacralisation des choses, d’envie et de comparaison où l’on désire pour désirer sans savoir ce qui est beau. Un monde masculin où il est fortement déconseillé de danser, de pleurer, de faire des études au risque d’être efféminé. Un monde méfiant notamment à l’égard de la médecine, avec une hygiène corporelle douteuse. Un monde fermé, raciste et homophobe dont le vote est aujourd’hui acquis au Rassemblement National.
Ces descriptions sortent du souvenir souvent réactivé au moment de la consultation de photos de famille. Annie Ernaux se souvient des photos prises le dimanche car c’était le jour du temps libre et des efforts vestimentaires. Il ne fallait pas sourire, l’émotion n’était pas un sujet photographique. Ils prendraient des photos essentiellement de ce dont ils étaient fiers : les biens matériels, les cérémonies…
Quand Didier Eribon consulte des photos avec sa mère après la mort de son père cela lui rappelle lui enfant, l’adolescent qu’il était mais aussi son milieu d’origine, ce milieu ouvrier et la misère intérieure et extérieure du décor. De même, Edouard Louis propose de faire l’archéologie de la vie d’une femme et en creux sa propre socioanalyse à partir d’un selfie de sa mère. Le négatif de cette photo montre la lente et scandaleuse destruction de cette femme dans l’enfermement de sa vie domestique pour une part voulue et une autre part contrainte par son mari. Ainsi, la photo devient l’incarnation du passé social dans le présent à travers les corps, les postures, et donc l’incarnation des rapports de classe auxquels se superposent la condition des femmes, des personnes étrangères ou d’apparence étrangère, des minorités.
c) Une honte qui mène à la culpabilité
AE et DE ont rapidement éprouvé une honte de leur origine sociale, de leurs parents et des attributs du milieu modeste notamment leur manque d’éducation. Par exemple, pour DE se fut plus facile d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale. Pour autant, aujourd’hui, comme un ultime pied de nez, ils éprouvent une honte de la honte, soit une culpabilité à l’égard du sentiment de honte. Cette honte qui est vécue comme une sorte de trahison de sa « race sociale », trahison envers les siens, un manque de loyauté. La hantise d’être un « ennemie de classe » ne les quitte pas.
Ce sentiment de honte est donc complexe et s’avère dual entre :
D’un côté : DE décrivant une gêne difficile à cerner qui s’emparait de lui devant des façons de parler et des manières d’être si différentes de celles des milieux dans lesquels il évoluait désormais, devant des préoccupations si éloignées des siennes.
Et d’un autre côté : le même DE qui ressent toujours de la gêne, voire de la haine, lorsqu’il entend autour de lui parler avec mépris ou désinvolture des gens du peuple, de leur mode de vie, de leurs manières d’être.
Un nouveau tourment se fait jour : comment prendre part à ces jugements sans être infidèle à sa propre enfance ? Chaque fois qu’il est infidèle, la mauvaise conscience finit par resurgir.
Est-ce pour cela que tous trois s’inscrivent dans une double démarche, d’une part, socio analytique et, d’autre part, politico-artistique ? A travers son œuvre, AE prend conscience que l’écriture devait servir à la description mais aussi à la dénonciation, à la fois le bonheur et l’aliénation d’un milieu social.
EL rappelle qu’on ne parle pas de ce monde social de dépossession, il est nié et que si l’on se prête au jeu de la description, le reproche adressé est que c’est trop caricatural, que ça n’existe pas veut. Il veut rendre visible par la littérature les invisibles.
c) Le rejet d’une figure sociale et la distance
Il y a une prise de distance progressive plus ou moins volontaire à l’adolescence, puis il y a la distance installée, consommée à l’âge adulte.
Quand Annie Ernaux décrit une distance venue très tôt à l’adolescence, une distance qu’elle nomme distance de classe, Didier Eribon entretient ardemment cette distance pour échapper à son milieu d’origine. Il déployait beaucoup d’efforts pour maintenir un lien qu’il souhaitait le plus ténu possible. Par exemple, il appelait sa mère une à deux fois par trimestre mais ne ressentait pas le besoin de les voir, il fuyait sa famille. Il connaissait l’adresse de ses parents mais pas le lieu et sa curiosité s’arrêtait là.
Si l’on sent dans l’écriture d’AE et DE une distance voulue, rien n’est moins sûr pour EL qui évoque une distance subie, le récit d’un échec, celui de quelqu’un qui n’arrive pas à s’intégrer dans un milieu et qui doit partir. Il aurait bien voulu être un excellent footballeur, incarné cette virilité tant plébiscitée dans les milieux ouvriers, n’y arrivant pas, il s’est senti rejeté par les siens, par un monde homophobe.
Cette prise de distance est à la hauteur du rejet essentiellement du père. DE et EL ont voulu fuir ce père. DE rappelle sans cesse combien il ne l’aimait pas et combien il ne l’avait jamais aimé. Il exprime une non-reconnaissance mutuelle et un fossé qui s’est creusé au fil des années au point de devenir des étrangers l’un pour l’autre.
Son père incarnait tout ce qu’il avait voulu quitter, tout ce avec quoi il avait voulu rompre, et qui, assurément, avait constitué pour lui une sorte de modèle social négatif, un contre-repère. Le seul lien qu’il reconnaissait avec son père est un lien juridique. A la mort de celui-ci, il ne ressentit pas du chagrin, n’était pas en deuil, seulement un désarroi en lien avec une interrogation sur le seul héritage que son père pouvait lui léguer qui ne pouvait autre que la maladie d’Alzheimer.
Dans le même sens, EL évoque dans sa relation avec son père, il était le seul à parler et que ce fait est une chose violente pour les deux : pour un père privé de la possibilité de raconter sa propre vie et pour un fils attendant une réponse qu’il n’obtiendra jamais. Cette impossibilité de se parler venait du fait qu’ils ne parlaient plus le même langage, tout ce qu’ils pouvaient se dire devenait une agression objective (tu parles comme un bourgeois, tu as fait des études pas moi).
Notons toutefois que tous reconnaissent que cet espace social qu’ils avaient mis à distance, rejeté, renié, cet espace mental contre lequel ils se sont construits, n’en constituent pas moins une part essentielle de leur être et qu’ils font l’expérience, quand ils font ce retour sur eux, de ce sentiment déroutant d’être à la fois chez eux et dans un univers complètement étranger.
d) Les stratégies pour changer
Fuir. Tous trois organisent une fuite vers une grande ville, vers la capitale, dans laquelle peut se produire un changement progressif de milieu social. Tous trois voyagent beaucoup dans le monde pour des raisons professionnelles mais aussi pour entretenir l’ouverture.
Mentir. DE mentait plus ou moins sur mes origines de classe. Il utilisait des subterfuges pour brouiller les pistes, les très rares amis qui savent mais gardent le secret.
Contrôler. Le contrôle permanent de soi, de ses gestes, de ses intonations, de ses expressions, pour ne rien laisser transparaître, pour ne pas se trahir soi-même.
Se réinventer. Travailler son accent et son vocabulaire pour éviter d’être situé. Utiliser les différents registres des discours en fonction des situations et des interlocuteurs, adopter d’autres codes vestimentaires pour ressembler à ce nouveau monde, changer d’apparence physique, changer de nom.
