Cancel culture sous le Haut Empire romain ? M. Platon. 1-12-23.

Cancel Culture sous le Haut Empire romain ? La chute de Séjan (Cassius Dion, HR, 58.11.1-3).
M. Platon

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Détruire les images ou effacer le nom d’un dirigeant pour signifier sa déchéance ou protester publiquement contre les injustices dont on l’estime responsable, voilà le mode d’action adopté par certains militants ou activistes actuels, qu’ils se revendiquent féministes, décolonialistes ou antiracistes.

Qu’on songe en particulier au vaste mouvement de déboulonnages à travers le monde qui suivit la mort de Georges Floyd, afro-américain tué par un policier blanc en 2020. On a forgé pour désigner ce phénomène un néologisme emprunté à l’anglais : la cancel culture, ou « culture de l’annulation » en français. Néanmoins le procédé consistant à déboulonner ou mutiler les portraits des dirigeants n’a rien de nouveau en lui-même : déjà dans l’Égypte antique (au XIVe siècle avant J.-C.), des pharaons comme Akhénaton ou la reine Hatshepsout en ont fait les frais, victimes de cette volonté d’effacement. Les Romains de l’Antiquité furent les premiers à institutionnaliser cette pratique : par un vote au Sénat, une personne accusée de crime contre l’État pouvait en effet se faire « effacer », en général post mortem, et cette condamnation entraînait la destruction des statues de la personne visée ainsi que la suppression de son nom sur les monuments publics, les monnaies à son effigie et même les documents publics et privés.
Jamais, cependant, les Romains ne donnèrent de nom particulier à ladite procédure. Ce sont les savants de l’époque moderne qui forgèrent le concept encore en usage aujourd’hui : celui de damnatio memoriae (littéralement « condamnation de la mémoire »). .
Nous allons ici en étudier un exemple précis de damnatio memoriae à travers le récit du traitement infligé aux images de Séjan, le favori de l’empereur Tibère, au moment de son arrestation en 31 après J.-C.. Nous nous interrogerons sur ensuite la pertinence d’un rapprochement entre cette damnatio et les déboulonnages de statues dont l’actualité récente nous offre le spectacle récurrent.


Commençons par quelques repères historiques : l’empereur Tibère s’était retiré en 27 après J.-C. sur l’île de Capri d’où il continuait à diriger le monde romain par l’intermédiaire de son homme de confiance, le préfet du prétoire L. Aelius Séjan, devenu en quelques années le second personnage de l’empire. Bien que chevalier, ce dernier obtint les honneurs du consulat en 31, mais il fut bientôt soupçonné de comploter contre le prince. Tibère envoya alors secrètement une missive demandant aux sénateurs la destitution et l’arrestation de son rival présumé. Dans la nuit du 17 au 18 octobre 31, le favori, attiré à la Curie (lieu de réunion du Sénat) par la fausse promesse de recevoir la puissance tribunitienne, est appréhendé et conduit à la prison Mamertine, avant d’être condamné à mort et exécuté.


Le récit historique le plus complet de ces événements se trouve au livre de 58 de l’Histoire romaine de Cassius Dion, un historien-sénateur romain d’expression grecque du IIIe siècle de notre ère. Bien qu’il ait  rédigé son œuvre plus de deux siècles après les faits, Dion décrit avec beaucoup de vivacité l’ambiance fiévreuse qui régnait à Rome à la nouvelle de l’arrestation de Séjan :

[58,11] (1) Ἔνθα δὴ καὶ μάλιστα ἄν τις τὴν ἀνθρωπίνην ἀσθένειαν κατεῖδεν, ὥστε μηδαμῇ μηδαμῶς φυσᾶσθαι. Ὃν γὰρ τῇ ἕῳ πάντες ὡς καὶ κρείττω σφῶν ὄντα ἐς τὸ βουλευτήριον παρέπεμψαν, τοῦτον τότε ἐς τὸ οἴκημα ὡς μηδενὸς βελτίω κατέσυρον, καὶ ὃν στεφάνων πρότερον πολλῶν ἠξίουν, τούτῳ τότε δεσμὰ περιέθεσαν· (2) ὃν δὲ ἐδορυφόρουν ὡς δεσπότην, τοῦτον ἐφρούρουν ὡς δραπέτην καὶ ἀπεκάλυπτον ἐπικαλυπτόμενον, καὶ ὃν τῷ περιπορφύρῳ ἱματίῳ ἐκεκοσμήκεσαν, ἐπὶ κόρρης ἔπαιον, ὅν τε προσεκύνουν ᾧ τε ὡς θεῷ ἔθυον, τοῦτον θανατώσοντες ἦγον. (3) Καὶ αὐτῷ καὶ ὁ δῆμος προσπίπτων πολλὰ μὲν ἐπὶ τοῖς ἀπολωλόσιν ὑπ´ αὐτοῦ ἐπεβόα, πολλὰ δὲ καὶ ἐπὶ τοῖς ἐλπισθεῖσιν ἐπέσκωπτε. Τάς τε εἰκόνας αὐτοῦ πάσας κατέβαλλον καὶ κατέκοπτον καὶ κατέσυρον ὡς καὶ αὐτὸν ἐκεῖνον αἰκιζόμενοι· καὶ οὕτω θεατὴς ὧν πείσεσθαι ἔμελλεν ἐγίγνετο.
[58,11] (1) C’est là surtout qu’on put se convaincre de la fragilité humaine, afin de ne jamais s’enorgueillir de rien. Car cet homme, que tous, à l’aube, avaient accompagné au Sénat comme leur chef, maintenant ils le traînaient au cachot comme le dernier des misérables, et lui qu’ils jugeaient auparavant digne de multiples couronnes, c’est désormais de chaînes qu’ils le ceignaient. (2) Lui qu’ils avaient escorté comme un maître, ils le surveillaient comme un esclave fugitif et le découvraient quand il se couvrait la tête, lui qu’ils avaient paré d’une toge bordée de pourpre, ils le giflaient, lui devant qui ils se prosternaient et à qui ils sacrifiaient comme à un dieu, ils le menaient au supplice. (3) Et le peuple aussi, se jetant sur lui, se répandait en reproches pour les morts qu’il avait causées, et en railleries contre les espoirs qu’il avait nourris. Ils renversaient ses images, les mettaient en pièces et les traînaient à terre, comme s’ils maltraitaient l’homme lui-même. Ainsi ce dernier devenait le spectateur des outrages qui l’attendaient.

Ce témoignage présente à nos yeux un triple intérêt : historique, stylistique et enfin politique.
Tout d’abord, si on le lit comme une chronique de la chute de Séjan, on peut tenter d’opérer des rapprochements entre les données du texte et les découvertes archéologiques. Cassius Dion commence par décrire les avanies infligées au prisonnier par la foule en colère et poursuit son récit par l’évocation de la destruction ciblée des représentations de Séjan, l’image apparaissant alors comme un substitut de la personne physique. Aucune des images de Séjan n’a été à ce jour retrouvée (preuve d’une damnatio memoriae particulièrement réussie), néanmoins un as (monnaie de bronze) provenant Augusta Bilbilis dans la province de Tarraconnaise, portant une légende partiellement arasée, atteste bien la damnatio qui affecta la mémoire posthume du préfet. Bilbilis avait innové en cherchant à surenchérir sur les honneurs rendus à Séjan partout dans l’empire, dans l’espoir de se faire remarquer de lui, à l’occasion d’un duumvirat conféré simultanément à lui et à Tibère lors de leur prise commune du consulat en 31 ap. J.-C.. Après la chute de Séjan, les notables de Bilbilis ont dû craindre une répression à leur encontre et ont donc ordonné l’arasement du nom de Séjan sur toutes les émissions monétaires. Néanmoins l’une d’elles, au moins, a échappé à ce traitement et on peut y lire la légende complète  MV • AVGVSTA • BILBILIS • TI • CÆSARE • V L ÆLIO • SEIANO (« Le municipe d’Auguta Bilbilis, Tibère César (consul) pour la cinquième fois avec L. Aelius Séjan »).

Si toutes les représentations de Séjan semblent avoir disparu, le témoignage de Cassius Dion nous permet en revanche d’imaginer à quoi celles-ci pouvaient ressembler. Le texte évoque en effet trois types de destructions qui correspondent sans doute à trois types distincts de représentations, graphiques ou plastiques. D’abord, κατέκοπτον (« ils lacéraient »), renvoie certainement à la destruction des portraits peints (on connaît quelques exemples de représentations de ce genre, par exemple le tondo severiano, panneau de bois représentant l’empereur Septime Sévère et sa famille). Puis, κατέσυρον (« ils tiraient de force ») fait écho au renversement des statues de leur socle. Ces effigies honorifiques sont fréquemment en pied, qu’elles soient réalisées selon un format naturel ou plus grand que nature : ainsi Juvénal, dans sa dixième satire, décrit le démantèlement d’une statue monumentale en bronze représentant Séjan monté sur un char (vers 58-64). Enfin, le verbe κατέβαλλον (« ils jetaient à bas »), peut renvoyer à des statues ornant des niches architecturales, certainement en élévation, comme la statue de bronze érigée dans le théâtre de Pompée que Cassius Dion a mentionné plus tôt. L’absence de vestiges archéologiques confirmant ces destructions s’explique sans doute en grande partie par la réutilisation des matériaux : les sculptures en bronze ont pu être refondues, ce qu’atteste Juvénal en soulignant le dénigrement de la mémoire du damnatus par la transformation de ses portraits en objets banals (pichets, poêles à frire…). Quant aux statues de pierres mutilées et défigurées, elles pouvaient, dans les cas les plus fréquents, être retirées de l’espace public ou directement détruites. Dans d’autres cas, seule la tête des effigies était ôtée et détruite, ou bien retaillée afin de lui donner les traits d’un autre personnage. On en voit un exemple ici avec le portrait de Claude. Les portraits de Séjan ont pu connaître un sort identique.

Si la destruction de telles œuvres peut aujourd’hui nous émouvoir, on s’aperçoit cependant, en lisant de près le texte de Cassius Dion, que ce n’est pas l’iconoclastie en elle-même qui pose problème à l’historien antique : en effet, à aucun moment ce dernier ne semble prêter à ces images une quelconque valeur artistique ou patrimoniale ; pour lui comme pour la majorité des Romains, elles ne constituaient sans doute qu’un simple instrument de communication politique. En revanche, ce qui est dénoncé dans cet extrait, c’est le revirement d’attitude des adulateurs de Séjan. Et pour mieux souligner leur hypocrisie et leur inconstance, Dion déploie toutes les ressources de l’art oratoire. L’histoire, dans le monde antique, était en effet considérée comme un genre littéraire apparenté à la rhétorique, qui visait à émouvoir et instruire le lecteur, à lui fournir des modèles de conduite à imiter ou au contraire à éviter. Les nombreuses antithèses, opposant la grandeur à l’abaissement et les gestes d’adoration aux brimades, appuyées par des anaphores (« cet homme que/qui… »), soulignent ici ironiquement la versatilité des courtisans passant presque sans transition de l’adulation au lynchage avec la même ardeur passionnée et irréfléchie. L’historien délivre également une morale, comme au théâtre : l’homme, si puissant soit-il, ne doit jamais oublier la fragilité de sa position, toujours soumise aux changements d’humeur d’une Fortune et d’une opinion publique capricieuses.
Le ton sentencieux et généralisant employé ici montre que l’historien cherche moins à critiquer un individu précis qu’à dénoncer les dysfonctionnements d’un mode de gouvernement. À Rome, l’absence prolongée de Tibère a en effet donné le sentiment d’une carence du pouvoir impérial et laissé le champ libre aux ambitions de son préfet du prétoire, qui finit par outrepasser sa fonction. Au lieu de jouer leur rôle de contre-pouvoir institutionnel, les sénateurs ont entretenu les espoirs de Séjan d’accéder à l’empire par leurs flatteries outrancières, en lui votant toutes sortes d’honneurs, en lui faisant ériger des statues etc. Et le peuple a suivi leur exemple, avant de corriger brusquement ces excès d’idolâtrie par un déchaînement de violence iconoclaste. Séjan n’est donc pas le seul à blâmer, et Dion pointe ici la responsabilité collective des citoyens, des plus puissants aux plus humbles, dans ce dysfonctionnement institutionnel. Le cercle vicieux du pouvoir despotique constitue d’ailleurs un schéma récurrent dans l’Histoire romaine : les honneurs exaltent le tyran au point de causer sa chute. Mais une fois celui-ci renversé, l’on s’empresse aussitôt de reproduire la même erreur avec son successeur. On ne cesse en effet de fabriquer de nouvelles idoles, pour mieux les abattre ensuite afin de faire oublier ses propres compromissions.



Et aujourd’hui ? Les destructions sont-elles un miroir des destructions actuelles ? La mésaventure de Séjan peut faire penser à la situation de certaines personnalités qui ont joui à un moment donné d’une immense popularité mais se sont aliénés ensuite une grande partie de leurs admirateurs à la suite de prises de positions publiques controversées au point parfois de devenir indésirables dans les médias et de subir des campagnes de dénigrement. Pour ce qui est des déboulonnages de statues en revanche, les événements décrits par Cassius Dion ne sont pas exactement comparables avec la situation actuelle : les déboulonnages que l’on observe dans les pays occidentaux à l’heure actuelle ne s’inscrivent pas dans une temporalité révolutionnaire, ils n’ont pas pour finalité de faire basculer la souveraineté ou le régime politique. Ils suivent plutôt une logique réparatrice, portant l’exigence d’une reconnaissance des victimes (du racisme, de la colonisation, des traites négrières etc.).
Ensuite, cette pratique n’était pas, dans l’Antiquité, renvoyée comme aujourd’hui au « vandalisme » par ses détracteurs. Comme je l’ai dit, la dimension esthétique ou patrimoniale de l’œuvre n’était pas prise en compte, seul comptait le statut politique de son modèle : s’il s’agissait de l’empereur en exercice ou de l’un de proches influents, déshonorer une image à son effigie (statue ou même portrait monétaire) pouvait alors vous valoir une accusation de lèse-majesté et la peine de mort en cas de condamnation. Mais si au contraire il s’agit d’un personnalité tombée en disgrâce, l’image peinte ou sculptée est alors déchue de son statut d’idole, désacralisée, et l’on peut sans crainte lui faire subir toutes sortes de transformations allant jusqu’à la destruction totale.
Enfin, dans le cas des actions militantes actuelles, ces violences symboliques, ritualisées ne s’accompagnent généralement pas de violences contre les personnes physiques, n’en déplaise à leurs détracteurs. On s’en prend à des êtres de pierres et non à des êtres de chair. Dans le cas de Séjan en revanche, il s’agit d’un prélude aux outrages qu’il subira ensuite (en particulier son cadavre).
Ce qui nous amène enfin à poser la question de l’efficacité réelle de ces attaques contre des objets à valeur symbolique. Si le but poursuivi par les « iconoclastes » est d’effacer complètement de l’Histoire les personnages ciblés, force est de constater que c’est un échec : on connaît malgré tout le nom de Séjan, même si l’on ne connaît plus son visage. Et les déboulonnages actuels ne suffiront pas à faire oublier les noms de Colbert, Christophe Colomb, du général sudiste Lee etc. Croire qu’une telle action a le pouvoir d’effacer le passé ou de le réécrire serait naïf, et cela reviendrait d’ailleurs à confondre politique mémorielle et écriture de l’histoire. Quel est donc le bénéfice véritable de ces destructions ? Il tient surtout à leur effet cathartique, libérateur, que Pline le Jeune évoquait déjà en ces termes au début du IIe siècle de notre ère : « personne ne fut assez maître de ses transports pour ne pas goûter une sorte de vengeance à contempler ces corps mutilés, ces membres mis en pièces, à voir ces portraits menaçants et horribles jetés dans les flammes et réduits en fusion ». La frénésie destructrice des sénateurs était alors à la mesure de la tyrannie de Domitien qu’ils dénonçaient. Elle témoigne aussi d’une volonté d’expiation du passé et de purification, régénération pour l’avenir.
Finalement, le texte de Cassius Dion, qui pose la question de la responsabilité collective des sénateurs et du peuple, c’est-à-dire du corps civique dans son ensemble, dans ce qui apparaît comme une scène de chaos, nous conduit à nous poser la question suivante, toujours d’actualité : Que cherche-t-on véritablement à détruire lorsque l’on déboulonne une statue ou lorsque l’on dégrade un portrait : est-ce uniquement la personne qui lui a servi modèle, sont-ce les valeurs que cette personne est supposée représenter (et qui sont celles que la classe dominante a cherché à imposer à l’ensemble de la société à une époque donnée) ? ou bien n’est-ce plutôt le souvenir de ses propres errements passés, de ses compromissions avec le « système » ? Comment ne pas voir, dans l’acharnement de certains militants contre des symboles supposés de l’oppression, l’expression d’une forme de honte ou de culpabilité, celle de s’être aveuglé, d’avoir accordé son admiration à la mauvaise personne, ou de n’être pas intervenu plus tôt pour dénoncer ces injustices ?