Échec relatif d’une tentative de gouvernement à distance (26-37 après J.-C.).
De tous les empereurs romains, Tibère n’est pas celui qui a laissé la meilleure image à la postérité. Il est décrit comme un dissimulateur par Tacite et comme un tyran par Suétone. Ce qu’on sait moins peut-être, c’est qu’il exercera la dernière décennie de son règne, éloigné de Rome, en Campanie puis sur l’île de Capri. Tibère aurait-il inventé en matière de gouvernement le « télétravail » et avec quel succès ? C’est ce que notre collègue Marie Platon a choisi de traiter pour nous aujourd’hui.(L.C.)

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Tibère ou l’invention du télétravail. Échec relatif d’une tentative de gouvernement à distance (26-37 ap. J.-C.)
M. Platon
Nous sommes nombreux ici à avoir expérimenté le télétravail pour la première fois en mars 2020, situation rendue d’une part nécessaire par le contexte pandémique et rendue d’autre part possible par la large diffusion des technologies numériques dans les foyers occidentaux. Le bilan que l’on tire de cette expérience est généralement mitigé : réduction du temps passé dans les transports, plus grande autonomie et souplesse dans l’organisation du travail d’un côté, sentiment d’isolement, difficultés à séparer vie professionnelle et vie privée de l’autre. Mais là n’est pas notre propos. La question qui nous préoccupe aujourd’hui est la suivante : comment cette modalité de travail à distance a-t-elle pu s’appliquer dans un contexte historique qui n’est pas celui de 2020 , mais celui des années 26-37 ap. J.-C., alors même qu’aucune nécessité impérieuse d’ordre sanitaire ou politique ne le justifiait, que les outils de télécommunication étaient bien sûr beaucoup plus rudimentaires qu’aujourd’hui (l’information circulant principalement par courrier, et parfois, sur les champs de bataille, par transmissions de signaux saonores ou lumineux), et, surtout, que ledit travail ne consistait pas en une banale tâche administrative mais à gouverner le plus grand empire du monde antique, l’empire romain (qui compte, à la mort d’Auguste en 14 ap. J.-C., environ 54 millions d’habitants pour une superficie totale de 3 339 500 km²) ? C’est pourtant ce que décida de faire l’empereur romain Tibère, parvenu au pouvoir après la mort de son père adoptif Auguste en août 14 ap. J.-C. et qui décida en 26 de quitter Rome d’une manière définitive (mais sans l’annoncer ainsi et en laissant toujours planer le doute d’un possible retour dans la capitale).
Après les décès successifs de Germanicus et Drusus II (les deux premiers héritiers désignés de Tibère), en 26, Tibère quitte donc Rome pour dédier deux temples, l’un à Jupiter à Capoue, l’autre à Auguste à Nole. Mais ensuite, il ne revient pas à Rome et s’installe sur l’île de Capri, lieu sauvage et isolé, qui selon Suétone et Tacite, permettait à l’empereur de rendre plus difficile tout accès à sa personne. Mais quelles sont les raisons de ce départ volontaire et inattendu ?
1. Mésentente profonde et politique avec Livie, sa mère, qui est devenue Augusta après la mort d’Auguste son mari. Ce titre lui confère une auctoritas et une légitimité plus grandes que quand elle n’était que la femme d’Auguste, et fait d’elle en quelque sorte la gardienne de la politique de son défunt mari. Elle entend gouverner à égalité avec son fils, au motif qu’elle l’avait imposé à Auguste comme héritier. C’est ce que rapporte l’historien Tacite dans ses Annales : « On rapporte même qu’il fut chassé par l’incapacité de sa mère à se contrôler, elle qu’il méprisait comme associée dans l’exercice du pouvoir absolu et qu’il ne pouvait écarter, étant donné qu’il avait reçu ce pouvoir absolu lui-même comme un cadeau de sa part. Auguste avait en effet hésité à mettre à la tête de l’Etat romain Germanicus, le petit-fils de sa sœur, loué de tous, mais, vaincu par les prières de son épouse, il fit adopter Germanicus par Tibère, qu’il adopta lui-même. C’était à ce sujet que l’Augusta lui faisait des reproches, lui réclamait son dû » (Tac. Ann. IV, 57.3). Le biographe Suétone insiste aussi sur les mauvaises relations entre l’empereur et sa mère : « Mais celle-ci, bouleversée, lui mit sous les yeux et lui récita certains billets d’Auguste à elle, tirés de son sanctuaire domestique, qui parlaient de l’âpreté et de l’intolérance des mœurs de Tibère. Que ceux-ci à la fois aient été conservés si longtemps et lui aient été reprochés avec tant d’hostilité, il le supporta si mal que certains pensent que ce fut même pour lui la principale raison de sa retraite » (Suét., Tib. 51.3-4). Mais alors que Livie décède en 29 ap. J.-C., Tibère ne quitte pas pour autant sa résidence de Capri et y restera encore 8 années, jusqu’à sa mort en 37. Les dissensions entre Tibère et sa mère n’expliquent donc pas tout.
2. Autre raison avancée par Tacite, et d’ordre purement physique : Tibère aurait eu honte des effets de l’âge sur son apparence (« il y avait des gens pour croire que, dans sa vieillesse, il avait aussi eu honte de son aspect physique ; de fait, il était d’une grande taille très maigre et courbée, le sommet de sa tête était dépourvu de cheveu, son visage présentait des ulcères et était la plupart du temps parsemé d’onguents », Tac. Ann. IV 57.2). Explication qui peut sembler un peu légère tout de même…
3. Autre explication, donnée par Suétone : la difficulté croissante de l’empereur à contrôler ses pulsions. les vices de l’empereur prenaient des proportions telles qu’il lui était désormais difficile de les dissimuler s’il restait à Rome (Suét. Tib. 42.1). Il s’agit d’une explication donnée a posteriori, qui reflète surtout l’incompréhension des Romains face à cet « exil » volontaire de Tibère.
4. Autre hypothèse qui a été avancée par Tacite, d’ordre politique : le départ de l’empereur est le résultat d’une manœuvre de Séjan, le préfet du prétoire et homme de confiance de Tibère, qui décide d’éloigner Tibère de Rome pour accroître davantage son propre pouvoir (Tac. Ann. IV, 41.1-3). Cette explication semble assez fragile car après la mort de Séjan, Tibère choisit de rester à Capri où il passe encore six années avant de mourir. Par conséquent, il semble bien que la retraite à Capri soit une décision pleine et entière de Tibère.
5. Enfin, dernière explication : les relations difficiles de Tibère avec les sénateurs et son dégoût pour l’adulation (Tibère est un empereur taciturne, peu soucieux de sa popularité, qui n’aime pas trop se mêler à la foule).
Mais bien qu’installé sur l’île de Capri, Tibère ne dépose pas le pouvoir pour autant et continue à exercer le principat. Comment « télé-gouverner » ? En mettant en place un système de relais de pouvoir à Rome. Au lieu d’assister en personne aux séances sénatoriales, l’empereur écrit aux consuls qui lisent ses missives devant le Sénat. Tibère oriente donc les débats sénatoriaux, transmet ses recommandations aux pères conscrits… mais à distance. Il gouverne aussi par l’entremise de son homme de confiance, Séjan, resté à Rome. Enfin, il a sa cour de conseillers à Capri, comme le jurisconsulte Nerva.
Est-ce que ça marche ? Si l’on se place du point de vue de l’opinion publique de l’époque, c’est assez discutable : cette réclusion volontaire à Capri suscite en effet une incompréhension totale des Romains (qui persiste encore au début du IIes. au moment où les historiens Tacite et Suétone écrivent leurs ouvrages). Cette incompréhension provient sans doute de l’ambivalence des îles dans la mentalité romaine, qui sont normalement des lieux de relégation, où l’on envoie les exilés. Or les Romains n’acceptent pas l’exil volontaire, ce qui explique pourquoi la décision de certains chrétiens, au IVe siècle, de se retirer de la société a beaucoup choqué. Il était dès lors d’autant plus inconcevable que l’empereur lui-même décide de quitter la Ville, lieu d’exercice et de manifestation par excellence de son pouvoir, car on ne se retire de la communauté que parce qu’on a été condamné ou qu’on a quelque chose à se reprocher. Quelle faute l’empereur a-t-il donc pu commettre quelle turpitude cherche-t-il à dissimuler ? L’on va dès lors prêter à Tibère toutes sortes de perversions sexuelles, complaisamment décrites par Suétone et Tacite – Cassius Dion est, lui, plus discret vis-à-vis de ces pratiques. La retraite capréenne cristallise tous les fantasmes[1]. Surprenant car le prince avait jusque là mené une vie plutôt chaste et rangée ! Les fantasmes sur Tibère à Capri suscités en premier lieu par son seul éloignement sont amplifiés par une présentation plus globale de sa personne en tyran. Depuis Platon, le tyran est décrit comme un homme laissant libre cours à tous ses vices et violant impunément toutes les institutions de la société. La débauche est un trait topique de la figure du tyran, comme la cruauté. Bref, il y a là un premier préjugé : si l’empereur ne se montre pas, c’est qu’il a quelque chose à cacher. Rome est le centre du monde et le centre des regards, loin de l’Vrbs le contrôle social ne s’exerce plus de la même façon : « mais après avoir obtenu la licence que confère le secret et comme si le regard de la cité avait été détourné, il laissa enfin s’échapper en même temps tous ses vices longtemps mal dissimulés » (Suét. Tib. 42.1). Les télétravailleurs le savent bien, quand on n’est pas dans un cadre formel, officiel, mais que l’on reste chez soi, on peut davantage « se laisser aller ».
Deuxième préjugé : si l’on ne voit pas l’empereur travailler, c’est qu’il ne fait rien (Tacite parle de malum otium, « oisiveté malfaisante », Ann. IV 67.3). La politique ne l’intéresse plus, il ne soucie plus de l’intérêt général. Aux yeux des Romains, la retraite de l’empereur signifie une véritable rupture de celui-ci avec la communauté des citoyens. En effet, les occasions ne manquaient pas, à Rome, pour un prince bon « communiquant », de paraître en public et de mettre en scène son action politique : le calendrier politique et religieux était assez rempli, il y avait de nombreuses fêtes et cérémonies, des dédicaces de temples, des triomphes militaires, des jeux du cirque etc. Le prédécesseur de Tibère, Auguste, savait habilement exploiter ces événements à son avantage. Tibère, lui, n’a aucun goût pour cela. Du temps où il vivait à Rome, il assistait au jeux sans grand enthousiasme et sans se mêler à la foule. Lors des étrennes aux calendes de janvier, il quittait la ville pour éviter les dépenses liées à la réciprocité des dons et par souci de tranquillité, ce qui montre bien son caractère. Autre occasion où la présence tutélaire et réconfortante de l’empereur est particulièrement attendue et scrutée : les moments de crises, de catastrophes naturelles, d’accidents… Or, en 27 après J. -C., se produit un fait divers tragique relaté par Tacite, qui eut lieu à Fidènes (ville des Sabins sur le Tibre, à 5 milles au nord de Rome) : les gradins (en bois) d’un amphithéâtre s’écroulent pendant un combat de gladiateurs, faisant cinquante mille victimes, écrasées ou estropiées (Tac. Ann., IV, 62, 1-4). Tibère ne quittera pas Capri pour se rendre sur les lieux. Peu après, un incendie se déclenche à Rome et dévaste tout le mont Caelius. Tibère ne vient pas non plus – mais il indemnise les victimes. Cette double catastrophe est perçue par le peuple comme la conséquence du départ du prince : « Chacun disait que cette année était sinistre, et que Tibère avait formé sous de funestes auspices le projet de son absence ». Tibère en quittant Rome la prive aussi de son praesens numen, c’est-à-dire de sa présence tutélaire, protectrice et attire donc le malheur sur la ville.
Son absence prolongée fragilise aussi son autorité, érode son prestige et il doit faire face à une tentative de « putsch » de la part de son favori Séjan, devenu si puissant qu’il fait figure d’empereur bis. Bref, on serait tenté de dire que gouverner à distance est un mode de gouvernement bien précaire. Tibère est d’ailleurs régulièrement obligé de faire croire qu’il va revenir à Rome sous peu… ce qu’il ne fait jamais !
Pourtant, ce système de gouvernement, si imparfait soit-il, a fonctionné bon an mal an pendant plus d’une décennie. Rome et ses provinces ont continué à être administrées et à vivre en paix (Tibère n’entreprit aucune conquête militaire), et en dehors de la tentative avortée de Séjan d’évincer Tibère, le régime politique n’est pas remis en question. Plusieurs raisons à cela : l’existence d’une administration efficace et de serviteurs loyaux de l’État, une répression sanglante des contestations (les partisans de Séjan et les proches d’Agrippine en firent particulièrement les frais), mais aussi un empereur pas si désinvesti qu’on a pu le penser ou le laisser supposer. On trouve en effet chez Cassius Dion et Tacite des indices montrant qu’il a continué à administrer les affaires de l’empire depuis sa retraite insulaire : mesures économiques visant à combattre l’usure et la rareté du numéraire (Cassius Dion, HR 58.21.5 ; Tac. Ann. VI. 16-17), remise en vigueur des lois de César sur les emprunts (Cassius Dion, HR 58.21.4)…
Pour conclure, Tibère fut un « télé-empereur » impopulaire, mais le régime politique demeura stable : la misanthropie du vieux prince, sa cruauté, sa méfiance qui confinait à la paranoïa et évidemment son éloignement ont largement contribué à l’image dégradée léguée par les historiens antiques comme Suétone, Tacite et Cassius Dion. Tibère ne fait pas partie des « bons » empereurs comme Auguste, Vespasien et Titus, ou encore les Antonins, et il n’a pas eu les honneurs de l’apothéose à sa mort, mais il n’a pas non plus été frappé de damnatio memoriae comme les mauvais empereurs Néron, Caligula, Commode etc. même s’il a en commun avec ces derniers des traits topiques du tyran. Il y a donc des crimes plus graves que l’abandon de l‘Vrbs ! Le départ de Rome et la retraite à Capri ont surpris voire choqué les Romains de la plèbe comme de l’élite sénatoriale, et cette situation absolument inédite ne se reproduira plus jamais par la suite. Certains empereurs s’absenteront longtemps de Rome pour mener des campagnes militaires ou effectuer des tournées d’inspection des provinces de l’empire (comme Hadrien), mais c’est toujours provisoire et justifié par la raison d’État.
[1] En témoigne un jeu de mots sur le nom de Capri (la chèvre) rapporté par Suétone (Tib. XLV, 2) : « hircum uetulum capreis naturam ligurire », « le vieux bouc lèche les parties naturelles des chèvres » (le sexe oral était très mal vu pour les hommes chez les Romains).




























12 décembre — Histoire 





















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