Jean-Pierre Colignon — 4 décembre 2017 « 14-18 : les mots des Poilus »

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Dans le cadre des Rencontres des Bibliothèques de l’université et du Cycle de conférences : « la Grande Guerre en toutes lettres »

 

Conférence-rencontre Mardi 5 décembre 2017
Salle de conférence
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Jean-Pierre COLIGNON
lexicographe, ancien directeur
du service de correction du Monde
Exercices lexicographiques et réflexions sur l’étymologie


 

Résumé de la conférence de Jean-Pierre Colignon : « Le mots des Poilus »

Pauline Père

Introduction : La Première Guerre Mondiale représente un bouleversement dans la langue, bouleversement qui est unificateur. Le conflit de position s’allongeant, les langues se mêlent et donnent naissance à une forme de métissage. L’argot fleurit parmi les nouveautés matérielles et immatérielles et aboutit à une technicisation, une harmonisation du langage. C’est ainsi que ce bouillonnement linguistique produisit la «parlure des tranchées ».

Les origines de quelques mots et expressions issues de 14-18 :

POILU :
-brave à 3 poils (courageux, lien avec les grades)
-pas de rasage (le rythme des offensives ne le permettant pas)
-« épilés » = personnes de l’arrière (peau de « porcelaine » = n’allaient pas au Feu)

BARAGOUINER :
-« pain » et « vin » en Breton -> réclamations des soldats bretons dans les tranchées
-incompréhension des parisiens face à ce langage, jugement de valeur par le mot « baragouiner »

CRAPOUILLEUX :
-canons qui tiraient par-dessus les tranchées
-canons « petits », « ramassés » -> référence au verbe « crapahuter » (déplacement accroupi en parallèle avec la démarche du crapaud)

BOBARD :
-utilisé d’un récit de soldat qui donne une vision partielle, subjective du combat
-à nuancer avec un « bouteillon » : orientation du propos (à rapprocher de la bêtise, des sornettes)
-le bobard est souvent involontaire et dû au traumatisme

BOCHE :
-vient de « bobosse » : truand, personne peu fréquentable
-« Al Boss » = « sale type » -> a donné naissance au dérivé « Boche »
-expression « Tête de pioche, Tête de boche » -> connotation de la bêtise (expression dépréciative)

TOMBER SUR UN BEC :
-« tomber sur une difficulté »
-référence au « bec de gaz » : policier de rue surveillant à côté d’un bec de gaz (métonymie)
-vocabulaire des brigands parisiens

PINARD :
-Le docteur Pinard avait conçu un traitement à base de vin : « Le Brutal »
-« solution » proposée contre le moral en baisse des troupes : rations importantes d’alcool produisit une grande vague d’alcoolisme suite à la guerre (dont on parle peu)

VIANDE BERGOUNIAN :
-viande consommée par les soldats
-métaphore du pneu par métonymie des camions (« autobus de la viande » -> anciens bus mobilisés pour acheminer la viande jusqu’au front)

Conclusion : les tranchées furent le lieu d’usage mais pas nécessaire de création d’une nouvelle « parlure ». Excepté la naissance d’un langage militaire particulier, nombreuses des expressions furent héritées de l’argot paysan et montmartrois, la bourgeoisie découvrant alors une panoplie linguistique radicalement nouvelle. Ce brassage des milieux sociaux est toutefois à relativiser. La Grande Illusion de Renoir porte un regard pessimiste sur cette fausse familiarité entre « prolo » et « noble » qu’il est nécessaire de considérer.
Notons que nombreux de ces mots furent progressivement oubliés tandis que d’autres perdurèrent, s’utilisant toujours dans la langue contemporaine, plutôt familière.



Présentation

par Marcel Marty

Correcteur d’imprimerie, d’édition, puis de presse, Jean-Pierre Colignon a dirigé pendant vingt ans le service de correction du quotidien Le Monde. Parallèlement, de 1985 à 2005, il a participé, aux côtés de Bernard Pivot, à l’aventure des « Dicos d’or », championnats de France d’orthographe, devenus ensuite championnat du monde d’orthographe, qui ont connu un immense succès, relayés par la radio et la télévision. En 1992, la manifestation a été accueillie au siège des Nations unies, à New York.
Jean-Pierre Colignon organise aussi des dictées publiques pour des villes, des associations caritatives, des Salons du livre, ou des Journées de la langue française. Aujourd’hui, il conçoit, organise et anime chaque année plus de 25 dictées publiques dans toute la France, de même que toutes les épreuves du Championnat d’orthographe et de langue française du Maroc, créé en 2005. Jean-Pierre Colignon a rédigé à ce jour plus de 350 dictées !
Jean-Pierre Colignon est aussi très sollicité comme formateur par les écoles de journalisme : Centre de formation et de perfectionnement des journalistes de Paris (CPJ-CFPJ), Institut français de presse (université Assas-Paris II), Ecole supérieure de journalisme de Lille (ESJ), Formacom (école de formation des correcteurs-réviseurs, secrétaires de rédaction), Centre d’écriture et de communication.
Jean-Pierre Colignon a été membre de trois commissions ministérielles de terminologie (ministère de la Culture et de la Communication, ministère des Affaires étrangères, ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie) et aussi du COSLA (Comité pour la simplification du langage administratif – Modernisation de l’Etat), tout en participant aux actions de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France.
Administrateur de l’association « Défense de la langue française », Jean-Pierre Colignon est par ailleurs membre d’honneur de l’Académie de Bretagne et des Pays de la Loire.
Jean-Pierre Colignon a publié une cinquantaine de livres, la quasi-totalité traitant de la langue française. Parmi ces titres, on peut relever Donner sa langue au chat, et autres expressions félines (2016), Un point c’est tout : la ponctuation efficace (2011), Curiosités et énigmes de l’histoire de France (2008), Le français écorché (2012), La majuscule, c’est capital (2005), L’orthographe, c’est logique (2003), Etonnantes étymologies (2004).


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Discours d’accueil pour Jean-Pierre Colignon

Carole Catifait     

Jean-Pierre Colignon, oserais-je rappeler, avec Francis Ponge, qu’entre la cage et le cachot, il y a le cageot ? Oserais-je imaginer que, dans un dictionnaire qui mêlerait les hommes et les choses, il y ait entre le colifichet et le colimaçon, le nom de Colignon ? Ah ! Que vous vous sentiriez bien, ainsi logé, au milieu des mots, dans cette brique dense, solide, fidèle, qu’est le dictionnaire ? Il faut bien les poètes –encore Francis Ponge et ses pairs- pour s’emparer du dictionnaire, le malmener, le mener hors de l’usage, préférer l’impropre au sens propre, le figuré / défiguré, pour décider d’abolir soudain l’arbitraire du signe, marier le signifiant et le signifié (drôle de mariage, endogamique, entre le mot en gras et majuscule, et l’autre, juste après, entre crochets et dans un exotique alphabet « pour l’oreille » -mon dissemblable, mon frère…).

     Lorsque, Jean-Pierre Colignon, vous luttez –comme Francis Ponge- avec bataillons joyeux et ludiques armes, contre le délitement de la langue, la débandade orthographique, à coup d’ouvrages (une cinquantaine : grandes orgues de l’épopée !), de dictées (les vôtres ont plus de succès que les miennes), de rapports ministériels ou de leçons à l’usage des journalistes, quel n’est pas votre plaisir de prendre le parti des mots, sûr que c’est le meilleur moyen de prendre le parti des choses ? Les poètes ne vous contrediraient pas, eux qui « défendent et illustrent » comme vous la langue française, non par académisme étriqué, mais avec la certitude que seule la justesse du dire peut nous amener à y voir un peu plus clair sur ce monde trouble, qu’il s’agisse de botanique, de géopolitique, ou de discours amoureux. Compte-tenu des mots, et c’est ce qui nous fait hommes, nous n’avons pas mieux que les mots et leur agencement en phrases pour mettre en ordre le grand monde. On pourrait s’en désoler, et, avec d’autres poètes qui ont décidé d’en pleurer, regretter l’indigence des mots, incapable de dire autre chose que la surface des choses. Vous avez, et Francis Ponge s’en réjouit avec vous, ô joie ! objoie…- décidé de vous en régaler, et de nous en régaler, corrigeant par le rire nos pratiques orthographiques parfois bien défaillantes : et c’est là –ô pantagruélique vertu du rire- que vous vous faites poète, en nous rappelant qu’il suffit qu’un « e » s’envole pour que la poule, grasse et picorant bassement la terre, têtue et terre-à-terre, elle aussi s’envole, et laisse place à un adjectif léger vaporeux, avec sa finale en l’air et son allitération en liquides : « volatil ». Après L’Encyclopédie du Professeur Colignon, ne voulez-vous pas enfin vous décider à écrire un Glossaire, j’y serre mes gloses à la manière de Michel Leiris ? Certes, ce dernier fait parfois bref en matière de définition : résisterais-je à ces raccourcis irrésistibles : « BRAGETTE = Magique ! » ? Si bref, mais si juste : « BOURREAU = Beau rouge ». Mais poète vous l’êtes déjà, et je ne suis pas la seule à me délecter de vos formulettes (aïe, aïe, aïe, avec mon suffixe je suis en train de faire un pléonasme !!), pour retenir une règle d’orthographe. Désormais, dans toutes les copies de mes étudiants qui s’acharnent à écrire « champ lexical » avec un « s », j’écrirai : « Après la moisson, on offrira le champagne » ! D’aucuns croiront que je me prends pour Rimbaud, Lautréamont ou Breton, les autres comprendront qu’il faut courir sur votre blog : d’abord c’est un excellent antidépresseur, ensuite c’est la meilleure façon d’en finir avec nos fautes de français… A visiter, sans modération, donc.

     Difficile de mettre un point final à ce jeu avec les mots : votre enthousiasme est communicatif. Je terminerai en évoquant vos travaux sur la ponctuation, cette ponctuation que j’aime tant dans les textes littéraires. Merci, Jean-Pierre Colignon, pour votre belle définition de la virgule : « La virgule est le signe de ponctuation qui exprime le plus la subtilité, la finesse d’esprit, l’acuité de l’intelligence, voire la ruse et la rouerie ». Merci d’avoir réinventé le point d’ironie (je suscite la curiosité chez nos étudiants…) : je n’en dirai pas plus. Reste à expliquer la virgule et le point d’ironie à Donald Trump… Autre question… Ayons le plaisir de vous lire. Et à présent de vous écouter.

     Merci Jean-Pierre Colignon de venir ici, devant nos étudiants de classes préparatoires, partager votre gai savoir et votre virtuosité généreuse.