Le Beau Soleil, le jour Saint Valentin
Le chromo choisi pour illustrer l’affiche de cette conférence réunit tous les poncifs associés à la Saint Valentin : un angelot, des fleurs porteuses d’un message secret (en l’occurrence des myosotis, Forget-Me-Nots en anglais, « ne m’oublie pas ») des guirlandes et bien sûr un coeur rouge. Il ne manque plus que les chocolats et un air sirupeux pour compléter le cliché.
Cette Saint Valentin commerciale que vous croyez connaître et qu’il est de bon ton, dans les cercles intellectuels, de tenir à distance, savez-vous qu’en réalité elle est l’héritière de toute une histoire complexe, qui plonge ses racines dans le lointain passé de notre civilisation?
Mais tout d’abord, qui était saint Valentin et quel rapport entretenait-il avec Amour? Je ne ferai pas durer le suspense : saint Valentin a bien existé : il a même existé plusieurs fois et à plusieurs endroits! Pour faire simple, plusieurs personnages du Bas Empire romain ont porté ce nom, sans que leurs mérites ou prétentions à la sainteté soient exceptionnels. Ce que l’on sait c’est qu’un Valentin fut décapité près de Rome, le 14 février entre 270 et 280 après Jésus-Christ. Pour en finir avec Valentin, il faut savoir qu’il fut très généreux en reliques, et que son culte s’est répandu un peu partout dans l’espace romain, mais il était imploré pour protéger les vignes, les vaches, les abeilles ou les oignons[1], ce qui ne laisse pas d’interroger sur sa transformation en saint patron des amoureux.
Jean-Claude Kaufmann, dans son ouvrage très documenté Saint Valentin, Mon Amour! établit une corrélation entre la date avérée de son martyre, le 14 février, et les fêtes romaines des Lupercales, fêtes de la purification où il était de tradition que les hommes nus fouettent le ventre des jeunes femmes (elles-mêmes peu vêtues) avec des lanières confectionnées dans la peau des animaux sacrifiés au début des cérémonies afin d’encourager la fertilité. Ce rapprochement des corps entraînait-il un rapprochement des coeurs? Difficile de le savoir. Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’Eglise naissante ne voyait pas d’un bon oeil ces fêtes et fit tout ce qui était en son pouvoir pour les canaliser.
Jean-Claude Kaufmann pense que la Saint-Valentin a été associée à l’amour par coïncidence de dates,[2] en pleine période de Carnaval, à un moment où tout était permis, et notamment une forme de libération sexuelle permettant de secouer quelques semaines la chape de plomb d’une société extrêmement rigide. Son argumentaire est très séduisant, mais il me semble plus s’appliquer à Carnaval. En revanche il évoque une pratique qui va nous permettre de faire un bond de la fin de l’Empire Romain au XIVème siècle : celle de la loterie amoureuse, permettant à des couples de hasard et éphémères de se former. Or pour indiquer à l’élu de son coeur qu’on le choisit, encore faut-il le lui dire, ou pour reprendre la formule attribuée aux troubadours, « aimer, c’est le dire »[3].
Ainsi, tandis que dans les communaux des villages Jeannette et Jeanneton sont appariés lors de rondes où l’on clame « J’aimerai qui m’aimera », à la cour du roi Richard II d’Angleterre, en pleine guerre de Cent Ans , et sans que l’on sache précisément pourquoi, on assiste à la floraison de toute une série de poèmes invoquant diversement Saint Valentin. Français et Britanniques se disputent un peu la paternité de cette nouvelle mode, mais il semble bien que ce soit le grand Geoffrey Chaucer, avec son Parlement des Oiseaux, qui a le premier établi le lien entre le 14 février, jour de la Saint Valentin, l’arrivée du printemps et le renouveau du sentiment amoureux. (En ce qui concerne le printemps, n’oublions pas qu’en raison du calendrier julien, le 14 février de la fin du XIVème siècle était plus tardif; cela dit, le soleil rayonnant aujourd’hui est bien dans la note).
Geoffrey Chaucer[4]
The Parliament of Fowles
Now welcome, somer, with thy sonne softe,
That hast thes wintres wedres overshake
And driven away the long nyghtes blakes !
Saynt Valentyn, that art ful hy on-lofte,
Thus syngen smale foules for thy sake :
Now welcome, somer, with thy sonne softe,
That hast thes wintres wedres overshake.
Wel han they cause for to gladen ofte,
Sith ech of hem recovered hath hys make,
Ful blissful mowe they synge when they wake :
Now welcome, somer, with thy sonne softe,
That hast thes wintres wedres oversake.
(Le parlement des oiseaux)
Sois bienvenu, été, toi et ton doux soleil
Vous dissipez la rigueur de l’hiver,
Vous écartez des nuits l’obscurité !
Saint Valentin, toi qui résides au ciel,
Les oiseaux chantent ce chant pour te fêter :
Sois bienvenu, été, toi et ton doux soleil
Vous dissipez la rigueur de l’hiver.
Infatigables, bien sûr ils crient merveille,
Puisque chacun sa chacune a trouvé,
Dès le réveil, joyeux ils vont chanter :
Sois bienvenu, été, toi et ton doux soleil
Vous dissipez la rigueur de l’hiver.
Nathalie Koble souligne que d’emblée les poèmes sont écrits dans les deux langues de la cour (l’anglais et le français, voire l’anglo-normand), où une culture des jeux d’esprit favorise les assemblées courtoises :
« comme les oiseaux rassemblés en parlement, les poètes exercent dans des communautés d’appartenance, qui associent étroitement activités poétique et politique. »[5] Les spécialistes d’anglais de khâgne seront intéressés de savoir que Jean de Gand, le puissant oncle de Richard II, était le mécène de ces rencontres.
C’est en 1401 que la mode de poèmes inscrits dans un calendrier littéraire se transporte en France puisque cette année-là, une Cour amoureuse est lancée autour du roi Charles VI, dont Nathalie Koble nous dit qu’il s’agissait d' »une réunion poétique mensuelle initialement destinée à contrer les malheurs de l’Histoire par la pratique de la poésie. »[6] Christine de Pisan s’y illustre notamment avec un Virelai dont je vous cite les deux premiers quatrains :
Très doux ami, qu’il t’en souvienne
C’est aujourd’hui que je te prends
Pour amant : que ton coeur m’appartienne,
Je veux qu’il soit tout entier mien,
Car c’est la coutume, entre amants,
Et tu le sais, bien ordonnée,
Que le premier jour du printemps
On prenne un ami pour l’année.
A cette époque en effet, la culture des deux cours est très poreuse, au gré à la fois des revendications anglaises sur une bonne part du territoire français mais aussi des alliances princières (la deuxième épouse de Richard II, Isabelle de France, fille de Charles VI, n’avait pas sept ans lors de leur mariage célébré à Ardres près de Calais en 1399 pour conclure une trêve dans la Guerre de Cent Ans.

Les témoignages des contemporains s’accordent à dire que Richard, très critiqué par ailleurs pour sa gestion des affaires du royaume, s’est toujours montré très gentil avec la fillette.)
Charles d’Orléans, neveu de Charles VI et futur époux d’Isabelle, fut retenu prisonnier à la Tour de Londres pendant vingt-cinq ans ans, au contact culturel de ces cercles poétiques, est s’est illustré lui aussi par plusieurs rondeaux thématiques autour de la Saint-Valentin, dont celui qui m’a inspiré le titre de cette conférence, composé dès le départ dans les deux langues, et dont voici le premier vers en anglais et français du XIVème siècle.
Dans le dur lit d’ennuyeuse pensée
Whan fresshe Phebus, day of seynt Valentyne,
Le beau souleil le jour saint Valentin
Le poème entier est une illustration très classique de la double thématique du renouveau et de la perte amoureuse, génératrice de rêverie mélancolique (pensée signifie rêverie en français médiéval, qui constituent l’un des topoi de la poésie amoureuse).
Le beau soleil de la Saint-Valentin
a apporté sa chandelle allumée
pour pénétrer hier de bon matin
à pas feutrés dans ma chambre fermée.
Cette lumière qu’il avait apportée
m’a réveillé du sommeil de souci
qui me tenait pour la nuit endormi
dans le dur lit d’ennuyeuse pensée.
Ce même jour partageant le butin
des biens d’Amour les oiseaux rassemblés
se sont tous mis à parler leur latin
et à piailler réclamant la livrée
que la nature leur avait réservée :
un compagnon que chacun se choisit –
moi je restai réveillé par leurs cris
dans le dur lit d’ennuyeuse pensée.
Alors en larmes j’ai mouillé mon coussin
et j’ai pleuré sur ma dure destinée
disant : « Oiseaux, vous prenez le chemin
de vos plaisirs, de la joie désirée,
chacun de vous est bien apparié,
moi mon amie, la mort me l’a ravie
et j’ai sombré dans la mélancolie
dans le dur lit d’ennuyeuse pensée.
Nous voici donc à la Renaissance, et aussi bien en France qu’en Angleterre, avec des formes un peu différentes, la Saint-Valentin est devenue, selon la formule de N. Koble, « une pratique courtoise inscrite dans la langue » puisque le mot « valentine » désigne à la fois l’objet aimé et le poème composé en son honneur.[7]
Fêtes romaines puis carnavalesques, raffinement poétique de cours, comment, de ce haut lignage sommes-nous parvenus aux explosions de cœurs et de chocolats actuels? A bas bruit tout d’abord, au rythme de la vie rurale, gouvernée par un cycle de célébrations rituelles dont la Saint-Valentin faisait partie. Plus nous nous rapprochons de notre époque, plus les objets témoins de cette présence dans la culture populaire française et anglaise s’offrent à nous, miraculeusement préservés.
Ainsi, le Metropolitan Museum de New York conserve, dans une boîte spéciale, toute une collection de cartes de la Saint-Valentin, dont les plus anciennes sont difficiles à distinguer des images pieuses.

Cette illustration française sur parchemin date du XVIIIème siècle; comme par magie, des coeurs poussent sur les arbres, et le message implicite est que la force de l’amour conjugal (suggéré par l’église) protègera le couple (le village) des vicissitudes de la vie (la tempête). On voit bien tous les éléments codés qui font l’ordinaire des représentations picturales de la Saint-Valentin.
En Angleterre, la coutume d’échanger des billets pour la Saint-Valentin perdure de son côté, et le romancier Thomas Hardy, dont les romans ruraux publiés à la fin du XIXème siècle mettent en scène le crépuscule d’un monde sur le point d’être englouti par l’urbanisation née de la Révolution Industrielle, a immortalisé les pratiques de la Saint-Valentin dans son roman Loin de la foule déchaînée. L’ethnologue française Yvonne Verdier lui a consacré des pages magnifiques, qui nous permettent également de comprendre comment la coutume de la Saint-Valentin s’est maintenue :
« En effet le valentinage se faisait aussi sous la forme d’un tirage au sort public: la veille de la fête, le 13 février, jeunes gens et jeunes filles d’un même village se rassemblaient entre eux, semble-t-il, sur une hauteur ou dans un pré à l’écart. Selon un voyageur français qui observe la coutume près de Londres, à la fin du XVIIIè siècle: «Chacun et chacune écrivent leurs vrais noms ou des noms empruntés sur des billets séparés, roulent ces billets et tirent au sort, les Filles prenant les billets des Garçons et les Garçons les billets des Filles. De sorte que chaque garçon rencontre une fille qu’il appelle sa Valentine et chaque fille rencontre un garçon qu’elle appelle son Valentin.» Ou encore, autre mode d’élection par le hasard, le jeune homme décide de prendre pour Valentine la première fille qu’il rencontre en sortant de chez lui le matin du 14 février, lui adressant ces mots : Be my Valentine. Ainsi les formes de la coutume oscillent-elles entre les deux pôles : celui d’un choix amoureux librement consenti, mais généralement tenu caché dans le billet doux, bénéficiant en quelque sorte du secret de la correspondance, et celui d’un appariement par le sort d’un vaste jeu de loterie, tenu cette fois au grand jour. »[8]
Yvonne Verdier montre ensuite comment la Saint-Valentin est inscrite par Hardy dans la trame de son roman, la coutume devenant l’un des pivots de l’intrigue amoureuse, intrigue, soit-dit en passant, qui met en scène l’une des plus remarquables héroïnes de la fiction victorienne, Bathsheba Everdene. Mais je m’avance, car Bathsheba a acheté la carte qu’elle envoie dans le roman, alors qu’au moins jusqu’aux années 1840, la plupart des cartes étaient « faites maison », comme cet exemple conservé au Victoria & Albert Museum de Londres l’atteste.

Il se peut que cette carte ait été conçue comme une demande en mariage, car d’après la tradition, si un homme donnait un gant à une femme le jour de la Saint-Valentin et qu’elle le portait jusqu’à Pâques, cela signifiait que ses sentiments étaient partagés. Le superbe poème (!) inscrit en dessous du gant corrobore cette interprétation.
Autre exemple conservé au Metropolitan Museum of Art, dont la complexité est assez époustouflante. (Le lien renvoie vers l’image animée de cette carte très particulière).
Mais tout ceci prend du temps et en cette deuxième moitié de XIXème siècle, tout s’accélère : les trains et les bateaux à vapeur, les papeteries industrielles et les rotatives permettent d’imprimer à bas coût des milliers de cartes bon marché; la mise en place de la poste et du timbre à un penny en 1840 seront déterminantes et les années 1850-1900 sont l’âge d’or de la carte de la Saint-Valentin en Grande-Bretagne tout d’abord.
Et comme l’illustration qui suit vous le montre, Chat GPT n’a rien inventé : la panne d’inspiration pouvait guetter quiconque et les Victoriens avaient trouvé la parade :

(https://www.vam.ac.uk/blog/wp-content/uploads/00002-scan_2022-01-27_10-58-32-2048×1185.jpg)
Quelle que soit votre occupation, ce recueil propose des vers de circonstance tout faits pour déclarer votre flamme. J’aime tout particulièrement la réponse suggérée pour repousser les avances d’un forgeron :
I never can, for one great cause, be by a Blacksmith won;
I must make all the noise myself, my husband must make none.
Jamais je ne pourrai d’un forgeron être la flamme
Car de nous deux suis seule à pouvoir faire du ramdam
(traduction libre par mes soins)
Simultanément, dans les jeunes États-Unis d’Amérique, la tradition des cartes de Saint-Valentin se répand, en provenance d’Angleterre, et il n’échappe pas aux papetiers locaux qu’il y a là un marché à prendre. En effet, contrairement à la mère patrie, l’Amérique fronce le sourcil sur les fêtes traditionnelles, qui ne rentrent pas dans le cadre de la théologie puritaine (on ne fêtait pas Noël) ou qui, en encourageant les débordements, risquent de mettre à mal l’éthique de travail et la profitabilité. Le développement de la société de consommation dans les dernières décennies du XIXème siècle va entraîner un brutal renversement de perspective, sous l’impulsion de publicistes et d’industriels qui avaient senti que toutes ces fêtes étaient autant d ‘occasion de consommer potentielles.
Ainsi que l’écrit l’historien Leigh Eric Schmidt :
« Les fêtes permettraient d’organiser la consommation de façon ordonnée, en accordant le cycle rituel au commerce. …Si du point de vue des industriels il y avait trop de fêtes, de celui des nouveaux commerçants, il n’y en avait jamais assez. »[9]
La Saint-Valentin n’échappe pas à cette réinvention commerciale, car elle permet d’écouler les stocks d’images invendus de la nouvelle année. Les fleuristes n’ont pas tardé à emboîter le pas, suivis par les chocolatiers et autres confiseurs. Mais ce qui caractérise la Saint-Valentin, par rapport à d’autres fêtes commercialisées, c’est que son appropriation commerciale initiale dérive directement des pratiques ancrées dans le folklore culturel.
Voici un exemple animé de la production industrielle haut de gamme des années 1860-1900.
Et une illustration 2022, caractéristique de l’humour grinçant des féministes britanniques : le texte reprend sa place, l’illustration étant délibérement surjouée. (Capture d’écran Instagram, 5 janvier 2023).

De ses origines pluriséculaires, la Saint-Valentin a gardé en partage un dynamisme qui se manifeste au travers de réinventions constantes, en faisant l’incarnation moderne de la « mouvance » médiévale, cet art de la métamorphose vivante, pour reprendre la terminologie de Paul Zumthor. Si les sirènes du marketing ne cessent de trouver de nouvelles mélodies entêtantes pour nous inciter à consommer l’amour (littéralement si l’on songe aux gâteaux créés pour l’occasion), elles ne peuvent cependant gommer certaines caractéristiques fondamentales de cette journée associant retour du beau soleil et célébration du sentiment amoureux : aujourd’hui au lycée la distribution de roses confectionnées par les élèves en est la manifestation éclatante et sympathique.
[1] L’un de mes étudiants de khâgne m’a signalé le poème de Carol Ann Duffy, Valentine, où le Je poétique offre un oignon à l’être aimé en guise de cadeau de Saint Valentin, variation très ironique sur notre thème, mais je ne crois pas que Duffy avait connaissance de cette fonction protectrice de St Valentin. Un grand merci en tous les cas à P. Bondarenko pour la référence.
[2] Jean-Claude Kaufmann, Saint Valentin, Mon Amour!, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2017, ch. 1 passim.
[3] Nathalie Koble, « La Tradition Poétique de la Saint-Valentin (XIVe-XXIe siècles) », Po&sie, 2014/2, n°148, p. 68.
[4] Tous les extraits de poèmes médiévaux sont extraits de l’article de N. Koble.
[5] Koble, loc. cit., p. 69.
[6] Koble, ibid.
[7] Cette tradition poétique de la Saint-Valentin perdure jusqu’à nos jours, et dans les deux langues, je vous renvoie à l’anthologie élaborée par Nathalie Koble pour vous en faire une idée.
[8] Yvonne Verdier, Coutume et Destin, Thomas Hardy et autres essais, Paris, 1995, p. 95.
9] Leigh Eric Schmidt, The Commercialization of the Calendar: American Holidays and the Culture of Consumption, 1870–1930, Journal of American History, Volume 78, Issue 3, December 1991, Pages 887–916, https://doi.org/10.2307/2078795, p. 889.